Étymologie :
NOIR, NOIRE, adj. et subst.
Étymol. et Hist. I. Adj. A. Sens phys. 1. a) ca 1100 neir « se dit d'un corps qui ne réfléchit aucun rayon lumineux » (Roland, éd. J. Bédier, 982) ; ca 1160 noir (Enéas, éd. J. J. Salverda de Grave, 4012) ; b) ca 1393 « se dit de vêtements, en signe de deuil » (Ménagier de Paris, éd. Sté Bibliophiles fr., t. 2, p. 123 : robes noires) ; c) [ca 1675 fig. bête « objet d'aversion » (Retz, Mémoires ds Œuvres, éd. A. Feillet, t. 1, p. 224 : Montrésor, qui étoit sa bête)] 1750 bête noire (Fougeret de Monbron, Le Cosmopolite, p. 61) ; d) 1790 hist. les Noirs (Motion du père Gérard, Pamphlet, 27 avr., in Aulard, La Société des Jacobins, I, 64, Jouaust ds Quem. DDL t. 11) ; e) 1859 le noir « le café » (Monselet, Le Musée secret de Paris, 78-79 ds Quem. DDL t. 21) ; 1867 un petit noir (Goncourt, Man. Salomon, p. 364) ; 1874 café noir (Lar. 19e) ; f) 1904 phys. corps noir (Le Radium, nov. p. 141) ; 2. ca 1100 neir « de race noire » (Roland, 1917 : la neire gent) ; 1742 Code noir « édit de mars 1685 concernant le statut des esclaves noirs dans les colonies » (Dubos, Hist. crit. de l'établissement de la monarchie fr. dans les Gaules, t. 2, p. 380) ; 3. a) ca 1120 neir « privé de lumière, plongé dans l'obscurité » (St Brandan, éd. I. Short et B. Merrilees, 1104 : neir calin) ; b) 1re moitié xive s. [date ms.] expr. il fait noir (Adenet Le Roi, Berte, éd. A.Henry, 960 : Jusqu'a tant que noir fist) ; c) 1758 opt. chambre noire (Rousseau, Lettres à M. d'Alembert sur les spectacles, p. 82) ; c) 1835 cabinet noir (Ac., s.v. cabinet) ; 4. a) ca 1160 noir « d'une couleur très foncée » (Enéas, 2270 : char noire) ; b) 1546 pocher les yeux au beurre noir (Rabelais, Tiers Livre, chap. XX, éd. M. A. Screech, p. 149, 122 : il m'a presque poché les oeilz au beurre noir) ; c) 1690 « meurtri » (Fur. : femme [...] toute noire de coups) ; d) 1690 « sale » (ibid.: mains [...] toutes noires de crasse) ; 5. ca 1174 neir « qui est plus sombre (dans son genre) » (Étienne de Fougères, Livre des manières, éd. R. A. Lodge, 703 : pein de neire paste) ; 1343 pain noir (Varin, Arch. admin. de Reims, t. 2, p. 888) ; 1530 savon noir (Palsgr., p. 198b) ; 6. a) 2e moitié xvie s. anc. méd. bile noire (A. Paré, éd. J. Fr. Malgaigne, t. 3, p. 157a) ; b) 1604 humeur noire (Montchrestien, Reine d'Écosse, p. 75) ; 7. 1898 arg. « ivre » (arg. des typographes, s. réf. ds Esn.) ; 1901 (Bruant, p. 270 [arg. des lithographes]). B. Sens moral 1. a) 1re moitié xiie s. neir «mauvais, méchant» (Lapidaires, éd. P. Studer et J. Evans, FFV 721, p. 58) ; b) a/) 1630 magie noire (v. magie) ; b/) 1816 roman noir (J. des Débats, 8 août ds Mack. t. 1, p. 202) ; c/) 1857-67 messe noire (Baudel., Fl. du Mal, p. 283) ; d/) 1939 humour noir (v. humour) ; 2. 1160-74 noir « triste » (Wace, Rou, éd. A. J. Holden, II, 3462 : le cuer noir) ; 3. a) ca 1175 neire ire (Chronique Ducs Normandie, éd. C. Fahlin, 18081) ; 1563 cholère noire (Palissy, Recepte, p. 124) ; b) 1640 regarder noir « regarder d'un œil plein de colère » (Oudin Curiositez, p. 372) ; 4. 1678 « entaché dans sa réputation » (La Fontaine, Fables, VII, I, 64) ; 5. Mystérieux, caché, clandestin a) 1702 liste noire (v. liste) ; b) 1882 caisse noire (v. caisse) ; c) 1941 marché noir (M. Déat ds L'Œuvre, 3 févr.) ; d) 1963 travail noir (Lar. encyclop.). II. Subst. A. Sens physique 1. a) 1re moitié xiie s. neir « couleur noire » (Lapidaires, éd. citée, FFV 400, p. 43) ; b) dernier quart du xive s. noir « la couleur noire, signe de deuil » (Froissart, Chroniques, l. I, § 513, éd. S. Luce, t. 6, p. 108) ; 2. a) ca 1130 neir « partie noire de quelque chose » (Gormont et Isembart, éd. A. Bayot, 93) ; b) 1704 « centre d'une cible » (Trév.) ; c) 1817 art « partie noire d'un tableau, d'un dessin » (Stendhal, Hist. peint. Ital., t. 1, p. 219) ; 3. ca 1200 « obscurité, ténèbres » (Raimbert de Paris, Ogier le Danois, éd. J. Barrois, 9069) ; 4. Matière colorante noire a) 1260 noir de chaudière (Étienne Boileau, Métiers, éd. G.-B. Depping, Titre L, p. 119) ; b) xive s. noir « fard, maquillage » (Moamin, éd. H. Tjerneld, II, 48, 20) ; c) 1620 noir de fumée (Mayerne, Pictoria, éd. Berger, p. 210) ; d) 1825 noir animal (Annales de chim. et de phys., t. XXVIII, p. 183 ds Fonds Barbier) ; 5. 1556 « personne de race noire » (J. Temporal, trad. : J. Léon Africain, Description de l'Afrique, I, 5 ds Quem. DDL t. 21) ; 6. 1818 « maladie des plantes » (Nouv. dict. d'hist. nat. ds FEW t. 7, p. 131a). B. Sens moral 1. 1756 broyer du noir ([Grandval], Le Tempérament, 15, Au Grand Caire ds Quem. DDL t. 19) ; 2. 1875 « ce que l'on ne comprend pas » (Zola, Faute Abbé Mouret, p. 142 : je ne vois que du noir). Du lat. niger « noir ; sombre ; funèbre, funeste ; perfide ». Au sens I A 6 a, bile noire est la trad. du gr. μ ε λ α γ χ ο λ ι ́ α (v. mélancolie et atrabile).
Lire aussi la définition du nom pour amorcer la réflexion symbolique.
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Expressions populaires :
Claude Duneton, dans son best-seller La Puce à l'oreille (Éditions Balland, 2001) nous éclaire sur le sens d'expressions populaires bien connues :
Broyer du noir : Broyer du noir c'est ressasser des idées tristes, être dans un état déprimé où l'on voit tout en noir - avoir le "cafard", qui lui-même est de couleur sombre. Le problème de cette locution, qui s'est forgée au milieu du XVIIIe siècle, est d'être insuffisamment attestée à des dates anciennes. Cela oblige à s'interroger sur sa formation, car si le noir s'explique aisément, pourquoi "broyer" ? L'aspect "mécanique" de ce verbe, appliqué à des pensées, est intrigant.
Ce qui est certain, c'est que la locution s'est formée dans un registre de langue familier de la haute société. Elle véhicule une image châtiée, et non pas un dicton populaire, ce qui est cause, probablement, qu'elle n'a pas été accueillie dans le Dictionnaire comique de Philibert le Roux ; avec aussi le fait qu'elle était d'un usage très récent au moment de sa dernière édition de 1786. L'expression apparaît lexicalement pour la première fois dans le Dictionnaire de l'Académie de 1798 : « On dit figurément et familièrement, Faire du noir, broyer du noir, pour dire se livrer à des réflexions tristes. »
La couleur noire, liée à la notion de deuil, de chagrin, de tristesse, est bien établie au XVIIIe siècle. « Noir, se dit figurément en choses spirituelles et morales de ce qui est affreux, odieux, triste, sombre. Il est dans son humeur noire et mélancolique » (Trévoux, 1771). On trouve donner du noir au sens de ce qui sera plus tard "donner le cafard" ou "donner le bourdon", par exemple dans le Journal intime du jeune chevalier de Corberon, rédigé sous la forme de lettres à son frère : « Je suis descendu avec elle, elle m'a dit que cette couverture de mariage donnait du chagrin. "Cela vous donne aussi du noir, Chevalier, et je me repens de vous l'avoir dit". » (Corberon, 9 février 1775).
Par ailleurs, à cette époque, le fait de "broyer" s'appliquait concrètement à la préparation des couleurs par les peintres. Le Trévoux de nouveau donne ces indications techniques à broyer : « On le dit particulièrement des couleurs qu'on écrase longtemps sur le marbre ou le porphyre avec une pierre dure qu'on nomme "molette", en les mêlant avec de l'huile pour les en imbiber, après qu'on les a pulvérisées. On broye les couleurs à l'eau ou à l'huile selon l'usage qu'on veut en faire. On les broye sur la pierre avec la molette : on les mêle sur la palette avec le pinceau. » (1771). Et pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, le mot broyeur porte cette seule indication au même dictionnaire : « Se dit en cette phrase : c'est un broyeur d'ocre ; pour dire c'est un fort mauvais peintre. On le dit aussi de celui qui broye les couleurs dont les peintres se servent. » (Ibidem).
Je crois qu'à partir de cette pratique d'atelier, il s'est d'abord forgé une métaphore de métier sur broyer du noir, qui signifiait « peindre un tableau sombre, ou sur un sujet déplorable », à la fois au sens concret de la toile, et au sens figuré de la description littéraire. C'est ce que laisse supposer cet exemple de Charles Collé, dans lequel la locution n'a pas du tout sa valeur de tristesse : « Je n'ai point d'argent, broyons du noir, faisons un Pont-Neuf satirique contre les cochers des seigneurs qui nous éclaboussent, et contre les demoiselles des rues qui en usent toutes les bornes… Il faut traiter cela avec délicatesse. » (Journal historique de Collé, avril 1760). Cela s'entend ainsi de la part du fameux chansonnier : « Puisque je n'ai pas d'argent, je vais trousser une chansonnette (un Pont-Neuf) qui donne une image détestable de Paris (faisons un sombre portait de la ville), il n'y a que ça qui se vend.. »
Il semble bien que ce soit sur cette métaphore que s'est surimposée une seconde image, celle de la tristesse, du noir « chagrin » - dans un mouvement métaphorique au « second degré », où le verbe broyer a pris le sens dérivé de « triturer, malaxer dans l'esprit » des idées mélancoliques. Peut-être cette surenchère s'est-elle produite sous l'influence d'une théorie de la digestion, théorie alors nouvelle et un peu à la mode dans les milieux lettrés : « Selon une opinion nouvelle, les membranes de l'estomac broyent les aliments que l'on prend, comme une meule, et c'est ainsi que se fait la digestion » (Trévoux, ). Pourquoi ne pas l'appliquer à la malaxation des idées sombres ?
C'est peut-être in mélange de ces images qui guidait Diderot - amateur d'art et familier des ateliers de peintres - lorsqu'il écrivait à Sophie Volland en 1767 : « M. le Romain […] que sa mélancolie retient dans l'obscurité de sa cahute, où il aime mieux broyer du noir dont il puisse barbouiller toute la cahute ».
La locution était dès lors sur des rails - elle est venue jusqu'à nous dans le train de la déprime. Delvau notait en 1867 : « Broyeur de noir en chambre, écrivain mélancolique ; personne qui se suicide à domicile. » A cette époque, Sigmund Freud n'avait que onze ans, heureusement !
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Symbolisme :
Dans son Traité du langage symbolique, emblématique et religieux des Fleurs (Paris, 1855), l'abbé Casimir Magnat propose une version très catholique dix-neuviémiste des équivalences symboliques, ce qu'on ne saurait évidemment lui reprocher :
COULEUR NOIRE.
EMBLÈME : Tristesse - Deuil - Mort - Désespoir.
Il n'existe peut être pas d'homme qui, dans le cours de sa vie, n'ait éprouvé de cuisants chagrins. La tristesse se montre dans toutes les classes de la société, sous le chaume et sous les lambris dorés ; et celui que Plutus favorise à ses peines et ses tourments comme le pauvre. Dans ces moments sinistres l'imagination frappée par un rapprochement effrayant, nous reporte à l'heure terrible où nous rencontrerons pour la dernière fois les ténèbres dans la froide nuit du tombeau. Cette profonde impression est la même chez tous les hommes et dans tous les temps, aussi le noir a-t-il toujours été le symbole de la mort. Le deuil porté en noir se rattache aux plus anciennes traditions religieuses ; la Genèse des Parses le Boun-Dehesch dit que le premier homme et la première femme, trompés par Ahriam, succombèrent à la tentation ; après leur chute ils se couvrirent d'habits noirs.
Le noir désignait chez les Maures la douleur, le désespoir, l'obscurité et la constance. Dans le blason, le sable ou noir signifie prudence, sagesse et constance dans la tristesse et les adversités.
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Frédéric Portal, auteur de l'ouvrage intitulé Des couleurs symboliques dans l'antiquité : le moyen-âge et les temps modernes. (Éditions Treuttel et Würtz, 1857) explore le symbolisme du noir :
Le blanc est le symbole de la vérité absolue, le noir devait être celui de l'erreur, du néant, de ce qui n'est pas Dieu seul possède l'existence en soi ; le monde est une émanation de sa pensée, le blanc réfléchit tous les rayons lumineux, le noir est la négation de la lumière ; il fut attribué à l'auteur de tout mal et de toute fausseté (1).
La Genèse et les cosmogonies mentionnent le combat de la lumière contre les ténèbres, la forme des fables varie selon chaque peuple, mais partout le fond reste le même ; l'école matérialiste voit dans ces traditions les emblèmes du retour périodique de l'été et de l'hiver, du jour et de la nuit ; en d'autres termes elle y retrouve la lutte de la chaleur contre le froid et de la lumière contre les ténèbres. Il est difficile d'y voir autre chose ; mais ce combat était-il matériel ? alors toutes les religions sont fondées sur la météorologie ; ou bien la lutte qui existe dans la na ture physique n'était-elle que le symbole du combat spirituel du bien contre le mal, et de la vérité contre l'erreur ? J'adopte ce dernier système en l'établissant sur deux témoignages : les cosmogonies elles-mêmes, qui, sous le symbole de la création du monde, offraient le tableau de la régénération, ainsi que nous avons tâché de le démontrer, et enfin l'initiation qui figurait la formation de l'univers et reproduisait dans toute sa puissance l'antagonisme de la lumière et des ténèbres.
Mourir, dit Plutarque, c'est être initié aux grands mystères. Un passage de Themistius, cité par Stobée, nous apprend de même que les mystères étaient l'image de la vie et de la mort. On acquérait le premier degré de l'initiation par le baptême, symbole de mort et de régénération. Dans la cosmogonie égyptienne, comme dans la Genèse, les eaux primitives et ténébreuses, fécondées par la lumière, donnent naissance au monde ; de même dans les mystères de l'Égypte, comme dans tous les autres, les cérémonies de l'initiation se pratiquaient pendant la nuit. Dans les lsiaques, dit Sainte Croix, le récipiendaire était d'abord conduit au bain et purifié par certaines ablutions ; après le jeûne de dix jours, revêtu d'un vêtement blanc grossier, il était introduit par le prêtre dans la partie la plus reculée du sanctuaire. Je me suis approché des confins de la mort, dit Apulée ; ayant foulé aux pieds le seuil de Proserpine, j'en suis revenu à travers tous les éléments ; au milieu de la nuit le soleil me parut briller d'une lumière éclatante.
L'initié devait se régénérer en mourant à ses passions charnelles ; les eaux baptismales signifiaient les tentations ou les combats spirituels contre les maux et les faussetés, combats qui précèdent toute régénération. Le baptême avait lieu pendant la nuit, parce qu'il représentait les eaux primitives et ténébreuses qui donnèrent naissance au monde. Ainsi la création morale du néophyte trouvait son emblème dans la création de l'univers.
En Chine, le noir est le symbole de l'hiver, du septentrion et de l'eau. Homère donne à la mer l'épithète de noire, et l'on sacrifiait des taureaux noirs à Neptune. La lutte spirituelle que subissait chaque régénéré était racontée dans laguerre des dieux et des géants ; Jupiter ne put vaincre ces enfants des ténèbres qu'avec le secours Hercule. Ce héros était l'emblème du néophyte, comme ses douze travaux figuraient la régénération complète.
La divinité invoquée par le myste était la beauté morale, d'abord drapée de la robe de deuil, mais qui bientôt allait revêtir des vêtements plus éclatants.
En Égypte, c’est Isis ténébreuse et la ténébreuse Athor, ayant comme la Vénus grecque la colombe pour emblème. En Grèce, c'est Aphrodite Melænis ou Vénus la noire.
Athor était le principe passif, le symbole du chaos et de la nuit qui avait enveloppé la nature avant la création ; Orphée ou Onomacrite, qui empruntait ses inspirations aux traditions de l'Égypte, dit : Je chanterai la nuit, la mère des dieux et des hommes, la nuit, origine de toutes les choses créées, et nous la nommerons Vénus.
L'abbé Batteux remarque que dans les langues orientales ven ou ben signifie venter. Le souffle de Dieu repose sur le chaos, et la Vénus ténébreuse enfante l'amour, principe de tous les êtres.
Vénus, symbole de l'amour divin et de la beauté morale, devint dans son expression matérialisée la déesse qui présidait à l'amour charnel et au mariage.
« Pourquoy, dit Plutarque dans la tra duction d’Amyot, est-ce que le mari n'approche pas de sa nouvelle espousée, avec la lumière, pour la première fois, mais en ténèbres ? » La réponse se trouve dans les traditions sur Vénus et sur la création du monde.
On voyait à Phigalie, chez les Arcadiens, une statue de Cérès qui avait la tête et la crinière d'un cheval, dans laquelle s'enlaçaient des serpents et d'autres monstres ; elle tenait un dauphin de la main droite et une colombe de la main gauche ; son corps était couvert d'une tunique noire.
Le cheval était consacré à Neptune. Il marque ici l'entendement de l'homme qui va se régénérer, mais qui est encore livré aux maux et aux faussetés de la vie, ce que figurait également la tunique noire, emblème des tentations et de la mort au monde ; le dauphin représentait le premier degré d'initiation, l'ablution extérieure ; et la colombe, le baptême d'amour et de vérité.
Le noir est le symbole de tout ce qui est mal et de tout ce qui est faux ; comment cette couleur était-elle consacrée aux divinités du bien et du vrai ; pourquoi, dans l'Inde, Chrichna, le plus beau des dieux, est-il noir ; pourquoi Osiris et Isis, les bienfaiteurs de l'Égypte, sont-ils noirs ?
Il n'existe qu'une seule réponse ; les divinités bienfaisantes descendent dans le royaume des ténèbres pour ramener à elles les hommes qui se régénèrent. Dans les sacrifices égyptiens, si les prêtres découvraient un seul poil noir sur la victime, elle était réputée immonde. Le lévitique ordonne aux Israélites d'offrir à l'Éternel des holocaustes sans tache. Le sacrifice matériel était un emblème du sacrifice spirituel, le régénéré devait sacrifier à la Divinité ses passions charnelles ; cette offrande devait être complète et l'âme sans souillure et sans tache ; la divinité qui présidait à cette oeuvre céleste semblait se charger des iniquités du coupable et l'absoudre en revêtissant la robe de mort.
Qu'il me soit permis de montrer la parfaite identité qui existe entre ces mythes antiques et la symbolique chrétienne.
Les enlumineurs du moyen-âge représentent Jésus-Christ drapé en noir, lorsqu'il lutte contre le génie du mal, et la Vierge Marie a souvent le visage noir sur des peintures du douzième siècle, qui appartiennent à l'art byzantin, et qu'on a faussement attribuées à l'évangéliste saint Luc. Marie est le symbole de l'église chrétienne ; j'en donnerai plusieurs preuves : sa couleur noire, comme celle d'Athor, de Cérés et d'Aphrodite, indique le degré qui précède la régénération ou le combat de l'Église contre les ténèbres.
La langue populaire des couleurs conserva au noir sa signification néfaste ; la Genèse des Parses, le Boun-Dehesch, dit que le premier homme et la première femme, trompés par Ahriman, succombèrent à la tentation ; après leur chute, ils se couvrirent d'habits noirs. Ainsi le deuil porté en noir se rattache aux plus anciennes traditions religieuses. En Égypte, d'après Horapollon, une colombe noire était le hiéroglyphe de la femme qui restait veuve jusqu'à sa mort ; chez les Grecs, le noir désignait les peines et les angoisses de l'âme ; un corbeau vient annoncer à Apollon l'infidélité de son amante ; cet oiseau était blanc : messager de deuil, lui et sa race sont métamorphosés en couleur noire. Dans les évocations à Hécate, on devait se servir d'une représentation de cette déesse, faite avec de la cire de trois couleurs, blanche, noire et rouge, et armée d'une torche ardente, d'un fouet et d'un glaive. Ces trois couleurs rapprochées signifient l'amour et l'intelligence de l'enfer, ou la haine et la vengeance.
« Chez les Athéniens, dit Court de Gebelin, le noir était, comme chez nous, a la couleur de l'affliction ; le blanc, celle de l'innocence, de la pureté, de la joie. Aussi leur vaisseau d'expiation, qu'ils envoyaient toutes les années d'abord en Crète, puis à Délos, avait des voiles noires au départ, et des blanches au retour : symboles visibles de la noirceur et de la blancheur intellectuelles, de la douleur et de la joie qui en devaient être la suite. On sait que parce que Thésée négligea à un pareil retour d'arborer le pavillon blanc, son père Égée se précipita de désespoir dans la mer. » Les Grecs portaient le deuil en noir. Périclès se félicitait de n'avoir fait prendre d'habit noir à personne.
Les Arabes et le blason donnèrent à la couleur noire une signification qui paraît évidemment empruntée aux traditions sur l'initiation ; elle désignait chez les Maures la douleur, le désespoir, l'obscurité et la constance. Dans le blason, la couleur noire, nommée sable, signifie prudence, sagesse et constance dans la tristesse et les adversités.
Les faits que nous venons d'indiquer sommairement pourront donner l'intelligence de quelques monuments de l'antiquité. Sur une peinture égyptienne, gravée et coloriée dans la description de l'Égypte, des hommes rouges coupent la tête à des hommes noirs ; les hommes rouges regardent l'orient d'où vient la lumière, et les hommes noirs, l'occident, région des ténèbres.
Cette remarque nous conduit à une interprétation curieuse des vases étrusques ; sur la plupart on ne voit que deux couleurs, le rouge et le noir, le blanc ne sert qu'à détacher quelques ornements ; cependant l'emploi des autres couleurs était connu, puisqu'elles paraissent sur quelques vases. Je crois découvrir le motif de l'affectation constante de ces deux couleurs dans le dualisme des deux principes bon et mauvais : dans ce système, que je ne donne que comme une conjecture, les figures rouges sur un fond noir se rapporteraient aux divinités bienfaisantes. Les rites de l'initiation aux mystères de Bacchus ou des autres dieux, sont en effet représentés par des figures rouges sur un fond noir.
Par opposition les figures noires sur un fond rougę dénonceraient une pensée de mort, de ténèbres.
Sur un vase décrit par Passeri, les dioscures se détachent sur un fond jaune d'or ; l'étrangeté de cette couleur appelle l'attention ; le jaune était le symbole du soleil et de la lumière, et le mythe des dioscures représentait le soleil mourant et ressuscitant tous les six mois.
Castor et Pollux sont de couleur noire, Pollux monte un cheval rouge et Castor un cheval noir ; Pollux seul était immortel, il partagea ce don céleste avec son frère et se condamna à la mort pour lui donner la vie. Les dioscures renaissent tour à tour pour mourir de nouveau ; le cheval rouge n'est-il pas ici le représentant de la vie, et le cheval noir, celui de la mort.
Sur un autre vase je vois Achille expirant, au dessus Mercure s'apprête à peser sur une balance l'âme du héros ; une vache morte, une libation expiatoire et d'autres symboles de mort s'accordent avec la couleur noire des figures qui se détachent sur un fond rouge.
Camillus, le Mercure étrusque, était le gardien des sépulcres et le conducteur des mânes : sur un vase antique, il est représenté de couleur rouge ; ses ailes, ses bottines et sa tunique sont noires, à ses pieds rampe un serpent noir, symbole de la transmigration des âmes.
La couleur noire des vêtements du jeune Camille, ministre des dieux, nous rappelle l'aile noire de Mercure qui ouvrait les portes de l'enfer. Ce sujet allégorique devait se rapporter à une urne funéraire, et d'après Passeri, ce vase était rempli de cendres.
Enfin cette conjecture prend un haut degré de certitude, en comparant la cérémonie de l'embaumement étrusque avec celle de l'embaumement égyptien, dont je donnerai les planches d'après l'ouvrage de Passeri et la description de l'Égypte.
L'opposition des deux couleurs rouge et noire paraît encore conservée dans nos jeux de cartes ; Court de Gebelin prétend que le jeu des tarots remonte jusqu'aux Égyptiens, et nos cartes sont une imitation des tarots.
Note : 1) La symbolique des couleurs reconnait deux noirs, l'un opposé au blanc, c'est-à-dire à la vérité divine, et l'autre opposé au rouge ou à l'amour divin ; la peinture représente ce dernier par la couleur tannée ou rouge sombre.
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D'après le Dictionnaire des symboles (1ère édition, 1969 ; Édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982) de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant,
"Contre-couleur du Blanc, le Noir est son égal en valeur absolue. Comme le blanc il peut se situer aux deux extrémités de la gamme chromatique, en tant que limite des couleurs chaudes comme des couleurs froides ; selon sa matité ou sa brillance, il devient alors l'absence ou la somme des couleurs, leur négation ou leur synthèse.
Symboliquement, il est le plus souvent entendu sous son aspect froid, négatif. Contre-couleur de toute couleur, il est associé aux ténèbres primordiales, à l'indifférencié originel. En ce sens il rappelle la signification du blanc neutre, du blanc vide, et sert de support à des représentations symboliques analogues, telles que les chevaux de la mort, tantôt blancs, tantôt noirs. Mais le blanc neutre et chtonien est associé, dans les images du monde, à l'Axe Est-Ouest, qui est celui des départs et des mutations, tandis que le noir se place, lui, sur l'Axe Nord-Sud, qui est celui de la transcendance absolue et des pôles. Selon que les peuples placent leur enfer et le dessous du monde vers le Nord ou vers le Sud, l'une ou l'autre de ces directions est considérée comme noire. Ainsi le Nord est-il noir pour les Aztèques, les Algonkin, les Chinois, le Sud pour les Maya, et le Nadir, c'est-à-dire la base de l'axe du monde pour les Indiens Pueblo.
Installé ainsi au-dessous du monde, le noir exprime la passivité absolue, l'état de mort accomplie et invariante, entre ces deux nuits blanches où s'opèrent, sur ses flancs, les passages de la nuit au jour et du jour à la nuit. Le noir est donc couleur de deuil, non point comme le blanc, mais d'une façon plus accablante. Le deuil blanc a quelque chose de messianique. Il indique une absence destinée à être comblée, une vacance provisoire. C'est le deuil des Rois et des Dieux qui vont obligatoirement renaître : le Roi est mort, vive le Roi ! correspond bien à cette cour de France où le deuil se portait en blanc. Le deuil noir, lui, est, pourrait-on dire, le deuil sans espoir. Comme un rien sans possibilités, comme un rien mort après la mort du soleil, comme un silence éternel, sans avenir, résonne intérieurement le noir, écrit Kandinski. Le deuil noir, c'est la perte définitive, la chute sans retour dans le Néant : l'Adam et l’Ève du Zoroastrisme, abusés par Ahriman, s'habillent de noir lorsqu'ils sont chassés du Paradis. Couleur de la condamnation, le noir devient aussi la couleur du renoncement à la vanité de ce monde, d'où les manteaux noirs qui constituent une proclamation de foi dans le Christianisme et l'Islam : le manteau noir des Mawlavi - les Derviches tourneurs - représente la pierre tombale. Lorsque l'initié le quitte pour entreprendre sa danse giratoire, il apparaît vêtu d'une robe blanche qui symbolise sa renaissance au divin, c'est-à-dire la Réalité Véritable : entre-temps les trompettes du jugement ont sonné. En Égypte, d'après Horapollon, une colombe noire était le hiéroglyphe de la femme qui reste veuve jusqu'à sa mort. Cette colombe noire peut-être considérée comme l'éros frustré, la vie niée. On sait la fatalité manifestée par le navire aux voiles noires, depuis l'épopée grecque jusqu'à celle de Tristan.
Mais le monde chtonien, le dessous de la réalité apparente, est aussi le ventre de la terre où s'opère la régénération du monde diurne. Couleur du deuil en Occident, le noir est à l'origine le symbole de la fécondité, comme dans l'Égypte ancienne ou en Afrique du Nord : la couleur de la terre fertile et des nuages gonflés de pluie. S'il est noir comme les eaux profondes, c'est aussi parce qu'il contient le capital de vie latente, parce qu'il est le grand réservoir de toutes choses : Homère voit l'Océan noir. Les Grandes Déesses de la Fertilité, ces vieilles déesses-mères, sont souvent noires en vertu de leur origine chtonienne : les Vierges Noires reconduisent ainsi les Isis, les Athon, les Déméter et les Cybèle, les Aphrodite noires. Orphée dit, selon Portal : Je chanterai la nuit, mère des dieux et des hommes, la nuit origine de toutes choses créées, et nous la nommerons Vénus. Ce noir revêt le ventre du monde, où, dans la grande obscurité gestatrice, opère le rouge du feu et du sang, symbole de la force vitale. D'où l'opposition fréquente du rouge et du noir sur l'Axe Nord-Sud, ou, ce qui revient au même, le fait que rouge et noir peuvent apparaître comme deux substituts, ainsi que le fait remarquer J. Soustelle à propos de l'image du monde des Aztèques. D'où aussi la représentation des Dioscures montés sur deux chevaux, l'un noir et l'autre rouge, sur un vase grec décrit par Portal, et aussi, sur un autre vase, également décrit par cet auteur, le costume de Camillus, le grand psychopompe des Étrusques, qui a le corps rouge, mais des ailes, des bottines et une tunique noires.
Les couleurs de la Mort, Arcane 13 du Tarot, sont significatives. Cette mort initiatique, prélude d'une véritable naissance, fauche le paysage de la réalité apparente - paysage des illusions périssables - d'une faux rouge, tandis que ce paysage est lui-même peint en noir. L'instrument du trépas représente la force vitale et sa victime le néant : fauchant la vie illusoire, l'Arcane 13 prépare l'accès à la vie réelle. Le symbolisme du nombre confirme ici celui de la couleur ; 13, qui succède à 12, chiffre du cycle accompli, introduit à un nouveau départ, amorce un renouvellement.
Dans le langage du blason, la couleur noire se nomme sable, ce qui exprime ses affinités avec la terre stérile, habituellement représentée par un jaune ocre, qui est parfois aussi le substitut du noir : c'est ce même jaune de terre ou de sable qui représente le nord, froid et hivernal, pour certains peuples amérindiens, ainsi que pour les Tibétains et les Kalmouk. Le sable signifie prudence, sagesse et constance dans la tristesse et les adversités. Du même symbolisme relèverait le fameux vers du Cantique des Cantiques, Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem, qui selon les exégètes de l'Ancien Testament, est le symbole d'une grande épreuve. Il n'est peut-être pas que cela, car le noir brillant et chaud, issu du rouge, représente, lui, la somme des couleurs. Il devient la lumière divine par excellence dans la pensée des mystiques musulmans. Mevlana Djalâlud-Dîn Rûmi, le fondateur de l'ordre des Mawlavi ou Derviches Tourneurs, compare les étapes de progression intérieure du Soufi vers la béatitude à une échelle chromatique. Celle-ci part du blanc, qui représente le Livre de la Loi coranique, valeur de départ, passive, parce qu'elle précède l'engagement du Derviche sur la voie du perfectionnement. Elle aboutit au Noir par le rouge : ce Noir, selon la pensée de Mevlana, est la couleur absolue, l'aboutissement de toutes les autres couleurs, gravies comme autant de marches, pour atteindre au stade suprême de l'extase, où la Divinité apparaît au mystique et l'éblouit. Là aussi le Noir brillant est donc très exactement identique au Blanc brillant. Sans doute peut-on interpréter de la même manière la pierre de La Mecque, elle aussi d'un noir brillant. on le retrouve en Afrique avec cette profonde patine aux reflets rougeâtres, qui recouvre les statuettes du Gabon gardiennes des sanctuaires où sont conservés les crânes d'ancêtres.
Au profane, ce même noir brillant et rougeâtre est le noir moreau des coursiers de la tradition populaire russe, symbolisant l'ardeur et la puissance de la jeunesse.
Le mariage du noir et du blanc est une hiérogamie : il engendre le gris moyen, qui, dans la sphère chromatique, est la valeur du centre, c'est-à-dire de l'homme.
En Extrême-Orient, la dualité du noir et du blanc est, d'une façon générale celle de l'ombre et de la lumière, du jour et de la nuit, de la connaissance et de l'ignorance, du yin et du yang, de la Terre et du Ciel. En mode hindou, c'est celle des tendances tamas (descendante ou dispersive) et sattva (ascendante ou cohésive), ou encore celle de la caste des shudra et de la caste des Brahmanes (d'une façon générale, le blanc est la couleur du sacerdoce). Toutefois, Shiva (tamas) est blanc et Vishnou (sattva) est noir, ce que les textes expliquent par l'interdépendance des opposés, mais surtout par le fait que la manifestation extérieure du principe blanc apparaît noire et inversement, de même qu'elle est inversée par la réflexion sur le miroir des Eaux.
Le noir est, de façon générale, la couleur de la Substance universelle (Prakriti), de la materia prima, de l'indifférenciation primordiale, du chaos originel, des eaux inférieures, du nord, de la mort ; ainsi de la nigredo hermétique aux symbolismes hindou, chinois, japonais (ce en quoi il ne s'oppose d'ailleurs pas toujours au blanc mais, par exemple en Chine, au jaune ou au rouge). Le noir possède incontestablement en ce sens un aspect d'obscurité et d'impureté. Mais inversement, il est le symbole supérieur de la non-manifestation et de la virginité primordiale : à ce sens se rattache le symbolisme des Vierges Noires médiévales, celui aussi de Kâlï, noire parce
qu'elle réintègre dans l'informel la dispersion des formes et des couleurs. Dans la Bhagavad Gîta, c'est semblablement Krishna, l'immortel, qui est le sombre, tandis qu'Arjuna, le mortel, est le blanc, images perspectives du Soi universel et du moi individuel. Nous rejoignons d'ailleurs ici le symbolisme de Vishnou et de Shiva. L'initié hindou s'assied sur une peau à poils noirs et blancs, signifiant encore le non-manifesté et la manifestation. Dans la même perspective, Guénon a noté l'importance symbolique des visages noirs éthiopiens et des têtes noires chaldéennes et aussi chinoises (kien-cheou), ainsi que de la Kemi, ou terre noire égyptienne, toutes ces expressions ayant certainement un sens central et primordial, la manifestation qui rayonne du centre apparaissant blanche comme la lumière.
Car en fait, le hei chinois évoque à la fois la couleur noire et la perversion et le repentir ; le noircissement rituel du visage est un signe d'humilité, il vise à solliciter le pardon des fautes. De même, Malkût est le second Hé du Tétragramme. Exilée et dolente, cette lettre, de taille normale, se rétrécit jusqu'à n'être qu'un petit point noir, qui évoque la forme de la lettre Yod, la plus petite de l'alphabet hébreu.
L'œuvre au noir hermétique, qui est une mort et un retour au chaos indifférencié, aboutit à l''œuvre au blanc, finalement à l''œuvre au rouge de la libération spirituelle. Et l'embryologie symbolique du Taoïsme fait monter le principe humide des noirceurs de l'abîme (k'an) pour l'unir au principe igné, en vue de l'éclosion de la Fleur d'or : la couleur de l'or est le blanc.
Du point de vue de l'analyse psychologique, dans les rêves diurnes ou nocturnes, comme dans les perceptions sensibles à l'état de veille, le noir est considéré comme l'absence de toute couleur, de toute lumière. Le noir absorbe la lumière et ne la rend pas. Il évoque, avant tout, le chaos, le néant, le ciel nocturne, les ténèbres terrestres de la nuit, le mal, l'angoisse, la tristesse, l'inconscience et la Mort.
Mais le noir est aussi la terre fertile, réceptacle du si le grain ne meurt de l'Évangile, cette terre qui contient les tombeaux, devenant ainsi le séjour des morts et préparant leur renaissance. C'est pourquoi les cérémonies du culte de Pluton, dieu des Enfers, comprenaient des sacrifices d'animaux noirs, ornés de bandelettes de même couleur. Ces sacrifices ne pouvaient avoir lieu que dans les ténèbres et la tête de la victime devait être tournée vers la terre.
Le noir rappelle aussi les profondeurs abyssales, les gouffres océaniques (Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune) ; ce qui amenait les Anciens à sacrifier des taureaux noirs à Neptune.
En tant qu'évocateur du néant et du chaos, c'est-à-dire de la confusion et du désordre, il est l'obscurité des origines ; il précède la création dans toutes les religions. Pour la Bible, avant que la lumière soit, la terre était informe et vide, les ténèbres recouvraient la face de l'Abîme. Pour la mythologie gréco-latine, l'état primordial du monde était le Chaos. Le Chaos engendra la Nuit qui épousa son frère l'Érèbe ; ils eurent un fils l'Éther. Ainsi, à travers Nuit et Chaos, commence à percer la lumière de la création : l'Éther. Mais entre-temps, la Nuit avait engendré, outre le Sommeil et la Mort, toutes les misères du monde comme la pauvreté, la maladie, la vieillesse, etc. Cependant, malgré l'angoisse provoquée par les ténèbres, les Grecs qualifiaient la Nuit d'Euphronè, c'est-à-dire La Mère de bon conseil. Nous-mêmes disons : la Nuit porte conseil.
C'est qu'en effet, c'est principalement la nuit que nous pouvons progresser en faisant notre profit des avertissements donnés par les rêves, ainsi qu'il est conseillé dans la Bible (Job, 33, 14) et dans le Coran (Sourate 42).
Si le noir s'attache à l'idée du Mal, c'est-à-dire à tout ce qui contrarie ou retarde le plan d'évolution voulu par le Divin, c'est que ce noir évoque ce que les Hindous appellent l'ignorance, l'ombre de Jung, le diabolique Serpent-Dragon des Mythologies, qu'il faut vaincre en soi pour assurer sa propre métamorphose, mais qui nous trahit à chaque instant.
Ainsi, sur quelque très rares images du Moyen-Âge, Judas le traître apparaît nimbé de noir.
Ce noir, associé au Mal et à l'Inconscience se retrouve dans des expressions telles que : tramer de noirs desseins, la noirceur de son âme, un roman noir. Quant à être noir, c'est précisément se trouver dans l'inconscience de l'ivresse. Et si nos turpitudes ou nos jalousies sont projetées sur quelqu'un, il devient notre bête noire. Le noir, comme couleur marquant la mélancolie, le pessimisme, l'affliction ou le malheur, se rencontre à toute minute dans notre quotidien : nous broyons du noir, nous avons des idées noires, nous sommes d'une humeur noire, nous nous trouvons dans une purée noire. Les écoliers anglais appellent Black Monday le lundi de la rentrée des classes et les Romains marquaient d'une pierre noire les jours néfastes.
Lorsque le Noir évoque la mort, c'est bien dans les toilettes de deuil et dans les vêtements sacerdotaux des messes des morts ou du Vendredi Saint que nous le retrouvons.
Enfin le noir se joint aux couleurs diaboliques pour évoquer, avec le rouge, la matière en ignition. Satan est appelé le Prince des Ténèbres et Jésus est lui-même parfois représenté en Noir, lorsqu'il est tenté par le Diable, comme recouvert du voile noir de la tentation.
Dans son influence sur le psychisme, le Noir donne une impression d'opacité, d'épaississement, de lourdeur. C'est ainsi qu'un fardeau peint en noir paraîtra plus lourd qu'un fardeau peint en blanc. Cependant un tableau aussi sombre des évocations de la couleur noire n'empêche pas celle-ci de prendre un aspect positif. En tant qu'image de la mort, de la terre, de la sépulture, de la traversée nocturne des mystiques, le noir est aussi attaché à la promesse d'une vie renouvelée, comme la nuit contient la promesse de l'aurore et l'hiver la promesse du printemps. Nous savons en outre que, dans la plupart des Mystères antiques, le Myste devait passer par certaines épreuves de nuit ou subir des rites dans un obscur souterrain. De même, de nos jours, les religieux et religieuses meurent au monde dans un cloître.
Le Noir correspond au Yin féminin chinois, terrestre instinctif et maternel. On l'a noté, plusieurs déesses Mères, plusieurs Vierges, sont noires ; la Diane d’Éphèse, la Kali hindoue ou Isis sont représentées en noir : une pierre noire symbolisait la Magna Mater sur le mont Palatin : la Kaa'ba de La Mecque, en tant qu'Anima Mundi, est constituée par un cube de pierre noire et d'innombrables pèlerins vénèrent des Vierges noires dans toute l'Europe.
Dans le même ordre d'idées, le Cavalier de l'Apocalypse qui monte le cheval noir tient une balance à la main et doit mesurer le froment, l'orge, l'huile et le vin, répartissant ainsi, en une période de famine, les produits récoltés sur le sol terrestre fécond de la Grande Mère Monde.
Dans les rêves, l'apparition d'animaux noirs, de nègres ou d'autres personnages foncés, montre que nous prenons contact avec notre propre Univers Instinctif primitif qu'il s'agit d'éclairer, de domestiquer et dont nous devons canaliser les forces vers des objectifs plus élevés."
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Selon Reynald Georges Boschiero, auteur du Nouveau Dictionnaire des Pierres utilisées en lithothérapie, Pour tout savoir sur les Pierres et les Énergies subtiles (Éditions Vivez Soleil 1994 et 2000 ; Éditions Ambre 2001),
"Contre-couleur du blanc, le noir est absence et négation des couleurs. Dans toutes les religions et même dans les théories scientifiques les plus sérieuses, il précède soit la Création, soit le Big-Bang. Dans ses ténèbres profondes et lointaines se trouve ce qui n'est pas différencié, une sorte de magma originel. Le noir absorbe la lumière mais la garde en son sein. Elle est profonde, épaisse, mais ses ténèbres recèlent un trésor : la Vérité. Ainsi en est-il de l'obsidienne, noire brillante, gorgée de lumière divine dans ses entrailles, éblouissante, génératrice d'extases.
C'est encore la couleur de la conscience et de l'affirmation de la foi : les chrétiens et les musulmans croyants portent des manteaux noirs pour proclamer leur foi.
Elle est protectrice et rassurante. Ainsi, les oiseaux diurnes sont-ils protégés de leurs prédateurs dans le silence ténébreux de la nuit.
Le noir est solennel, sérieux. Dépourvu de fantaisie, il n'incite pas au délire. Il garde les pieds sur terre.
Les pierres noires : schorl (tourmaline noire) ; obsidienne ; onyx ; jais."
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Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont, 1995 et 2019), Éloïse Mozzani nous propose la notice suivante :
Le noir caractérise les ténèbres, la mort, la tristesse, le néant : « Comme un rien sans possibilités, comme un rien mort après la mort du soleil, comme un silence éternel, sans avenir, résonne intérieurement le noir », écrit Kandinski. Par opposition au blanc, couleur de la lumière et du principe bienfaisant, de la vérité absolue, de la connaissance, le noir représente le principe malfaisant, l'ignorance, l'erreur ; en résumé, il est « le symbole de tout ce qui est mal et tout ce qui est faux ».
Chez les Grecs,
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Selon Didier Colin, auteur du Dictionnaire des symboles, des mythes et des légendes (Éditions Larousse Livre, 2000) :
Comme vous le savez sans doute, à l'instar du blanc le noir n'est pas une couleur. Mais, bien sûr, il est souvent opposé au blanc, comme le mal au bien, les ténèbres à la lumière, la mort à la vie. Le noir a donc une fâcheuse réputation. Est-ce vraiment justifié ? A-t-elle vraiment un sens ? Pour nous qui aimons tant que le bien soit le bien, et le mal, le mal, cela nous paraît normal. Toutefois, le blanc évoque souvent la mort, aussi bien que le noir. C'est ainsi que le noir fut parfois considéré comme un blanc vide, le vide de l'abîme étant aussi bien représenté par le blanc ou le noir, tandis que le magma chaotique originel, d'où toute vie a surgi, est plutôt révélé par le noir. De même, en Égypte antique, le noir était pris sous l'angle de la fertilité et e la fécondité de la terre et de la vie, sans doute par référence à la tourbe noire, mais aussi aux nuages noirs gorgés de pluie fécondante, tandis que, comme nous le savons, en Occident, le noir est perçu sous l'angle du deuil, de la mort, de la stérilité, de la tristesse.
Dès lors, si le noir évoque souvent les idées noires, les angoisses, la tristesse, la mélancolie, le deuil comme nous venons de le dire, la méchanceté, les mauvaises pensées et intentions, l'oiseau ou l'animal de mauvais augure (le corbeau et le merle sont noirs, par exemple) et voir un chat noir a toujours été considéré comme un signe portant malheur), s'il nous renvoie à tout ce qui est sombre, obscur, inquiétant, on ne peut nier non plus qu'il contient une valeur symbolique ambiguë. En d'autres termes, le noir n'est jamais tout noir, d'autant que nous savons bien que c'est dans la plus profonde obscurité, dans le noir absolu que jaillit la lumière. Tenez toujours compte de ce fait quand le noir hante l'un de vos rêves."
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Symbolisme onirique :
Selon Georges Romey, auteur du Dictionnaire de la Symbolique, le vocabulaire fondamental des rêves, Tome 1 : couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux (Éditions Albin Michel, 1995),
"Aucune image, aucun autre symbole, dans les scénarios de rêve éveillé, n'atteint la fréquence d'apparition du noir. Présent dans 51% des rêves, le noir distance même très légèrement le blanc. Au moment d'entreprendre l'étude d'un symbole si souvent rencontré au fil des séances, comment aurions-nous pu nous dégager de tout a priori ? Certes, dans beaucoup de scénarios le noir fait l'objet d'une simple évocation, porteuse d'une signification incidente et qui ne requiert pas l'effort de traduction. Il reste cependant plus de 30% des rêves dans lesquels cette couleur - ou non-couleur - s'impose de façon déterminante.
Le noir est-il un signe du mal ? De la mort ? Du deuil ? De la névrose ? Faut-il, ainsi que le firent les alchimistes, le considérer comme une materia prima, la substance originelle dont jaillira la vie exprimée par les couleurs ?
S'il nous avait fallu prendre position avant la lecture comparative d'un grand nombre de scénarios, nous aurions distingué deux natures du noir onirique. Bien des observations nous avaient montré que le noir imprègne des visions inspirées par une problématique lourde et qu'il peut donc être reçu comme l'un des indices révélateurs de la névrose. Mais dans une part importante des rêves composant notre champ d'expérience, le noir apparaît aussi comme annonciateur d'un épisode particulièrement salvateur de la dynamique d'évolution. Combien de fois le rêveur et plus fréquemment encore la rêveuse commencent leur rêve par une phrase telle que "du noir... aujourd'hui, je ne vois que du noir !... Un noir profond" pour, ensuite, produire l'une des plus belles pages de leur cure, l'une des plus efficaces aussi !
Ainsi le noir pouvait-il être retenu comme la représentation du système névrotique, un symptôme, ou regardé comme une matrice à partir de laquelle quinze ans, nous avons traduit des centaines de productions oniriques dans lesquelles la couleur noire avait une importance ostensible, sans que nous ayons pu acquérir la conviction qu'il fût possible de définir une règle. Une règle qui permettrait de prendre le noir, dans tels types de situations, comme indice névrotique et dans tels autres cas, comme une origine prometteuse ! Pour tenir compte de la fréquence élevée d'apparitions du symbole dans le rêve éveillé, nous avons réalisé son étude à travers un nombre de rêves nettement plus grand que pour les autres images. Ce n'est qu'au terme de l'exploration des scénarios, choisis à l'aide d'une table de nombres au hasard, que la vérité nous est apparue, simple et forte, comme toutes les évidences, dès lors qu'on les a remarquées !
Le noir onirique, lorsqu'il s'impose avec force dans un rêve, est à la fois le révélateur de l'état névrotique et la première manifestation de la dynamique de rétablissement de l'harmonie psychique.
Pour qu'apparaisse cette réalité simple, il fallait que fût dressé le tableau récapitulatif, établi pour chaque symbole, et par lequel nous répartissons, pour tous les patients, les corrélations observées dans leur rêve. En ce qui concerne le noir, le tableau révèle deux phénomènes tout à fait inhabituels. D'une part, 70% des scénarios examinés ont été produits par des rêveurs qui avaient entrepris leur thérapie en raison de problématiques particulièrement lourdes. D'autre part, 65% de ces rêves ont été faits avant la cinquième séance, 30% étant même le premier scénario de la cure. Ainsi, l'observation empirique qui nous avait permis de déterminer que le noir apparaît souvent au commencement du rêve se trouve considérablement renforcée par le fait qu'il s'agit aussi, fréquemment, du début de la cure.
Le noir s'oppose à la lumière, c'est-à-dire à la conscience lucide. Il est ténèbres, inconscience, manteau d'obscurité jeté sur les racines de la souffrance. Entrer dans la démarche thérapeutique, c'est affirmer la disposition à rompre avec le silence des images, le néant de l'aveuglement, de la ténèbre névrotique. C'est accepter que le jour se lève, que la lumière soit, qu'un soleil vienne éclairer la conscience. Et c'est alors que s'impose la pensée que le noir, que la ténèbre rêvée, ne peut pas être autre chose qu'un signal de début de cycle. Sa place au commencement de la dynamique de l'imaginaire est une fatalité, parce qu'elle est son positionnement naturel. La remarque renvoie aux premières paroles du premier livre de la culture judéo-chrétienne. La Bible s'ouvre de la même façon que ces rêves :
"Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide. Il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour et les ténèbres nuit..."
Beaucoup de séquences de rêve éveillé témoignent de l'agilité déployée par l'imaginaire pour réunir les mots noir, ténèbre et nuit. Ceux-là seront donc reçus comme la double expression de l'aveuglement névrotique et de l'annonce de sa dissipation. Lorsque le symbole intervient plus tardivement dans le rêve ou dans la cure, à l'exception signalée dans la conclusion du présent article, il marque un rebondissement de la dynamique thérapeutique.
Tant d'exemples s'offrent pour illustrer le rôle onirique du noir qu'il nous faut réduire à l'essentiel les développements préalables. Dans la mesure du possible, les rêves pris en référence ont été choisis parmi ceux dans lesquels le symbole apparaît sans être accompagné par ne ou plusieurs autres couleurs. Les partenaires les plus assidus auprès du noir sont le blanc, bien entendu, puisque celui-là figure la lumière et, dans une moindre mesure, le rouge. Le jaune ne s'associe au noir que dans un petit nombre de cas.
[...]
L'une des associations les plus constantes avec la couleur noire est constituée par un groupe d'images circulaires : le cercle, les cercles concentriques, la sphère et le mouvement rotatif. Dans les articles correspondant à ces figures nous montrons que celles-là sont inséparables de l'animation, du mouvement circulaire et qu'elles expriment un élargissement du champ de conscience. Leur corrélation avec le noir confirme donc la vocation de cette couleur à représenter la fin d'un blocage, l'amorce d'une reprise de l'évolution psychique.
Le fait que le soleil distance toutes les autres associations observées autour du noir établit solidement la concordance entre la vision biblique et les images du rêve. cette constatation expose le jeu des ténèbres et de la lumière, de la nuit et du jour, de l’inconscience et de la conscience. certes, le soleil apparaissant dans plus de 35% des scénarios de rêve éveillé, la probabilité que les deux symboles soient présentes dans la même séance est élevée. Mais, outre le fait qu'ils voisinent dans 75% des rêves examinés, le soleil assume toujours dans ceux-là un rôle fort. Qui plus est - et l'argument est sans réplique - dans 40% de ces cas, il s'agit de l'image insolite du soleil noir. Cette dernière observation sera d'une utilité décisive quand il s'agira de pénétrer au cœur de la signification du noir onirique.
Un exemple illustrera la plupart des développements qui précèdent. Il s'agit du premier scénario de la cure de Renée. Depuis de longs mois, des angoisses paralysantes interdisaient à cette femme de quarante ans l'exercice de son activité professionnelle. Ce premier rêve de sa cure commence par ces mots : "Je vois un couloir noir et ... une grosse porte, une porte lourde, sombre, une porte en fer forgé, pleine de ferrures... y a des gros clous... elle s'est entrouverte... c'est noir... y a une femme âgée, avec un visage anguleux, oui ! c'est la sorcière des contes d'enfants... elle est habillé de noir... elle disparaît, avec sa cape noire, dans le noir... j'ai à nouveau l'image de la porte... elle est fermée maintenant, mais c'est toujours la même (ici le discours est interrompu par une crise de larmes)... y a une grosse poignée, des grosses ferrures, des gros clous... maintenant... y a un soleil stylisé posé dessus.... un soleil noir, avec des rayons courbes, qui se déforment... le centre est noir... il fait froid maintenant..."
Le soleil noir réapparaîtra à plusieurs reprises au cours de la séance. Renée, après son quatrième rêve, émettra ce commentaire : "C'est étonnant, voyez-vous : tous ces rêves sont apporteurs mais aucun ne me laisse une impression aussi forte que le premier, dont les images sont encore présentes, comme si je venais de les produire !"
Comment mieux dire la puissance d'un noir qui démasque brutalement la situation névrotique et qui brise le carcan dans lequel le psychisme s'était figé ? Dans le cas de Renée, nous pouvons attester que le noir, massivement présent dans ce premier rêve, exprimait simultanément les pesanteurs accablantes de la névrose et des angoisses coupables et la fin d'une longue nuit de l'âme. Dans la suite du scénario, Renée revoit un lieu dans lequel, enfant de parents séparés, elle rejoignait souvent son père.
La chaîne des associations qui se constituent autour de la couleur noire et dont les maillons les plus robustes sont le soleil et les représentations circulaires intègre bien d'autres symboles. Sept de ceux-là ont la même valeur statistique : le père, le rouge, le gris, l’œil ou les yeux, les étoiles, la mort et la vie.
La comparaison entre les chaînes d'association qui se forment respectivement autour du blanc et du noir conduit à découvrir une étrange inversion du rapport à l’œil. Comme nous le montrons dans l'article consacré au blanc, celui-là provoque les images de l’œil mort, des orbites vides, du regard blanc d'aveugle, des yeux aveuglés. Le noir attire celles de l’œil ouvert, des yeux qui regardent, qui s'ouvrent à la lumière. Le blanc, sommation de toutes les données de la conscience totale, est une simultanéité aveuglante. Le noir, siège de l'indifférencié initial, de l'inconscience absolue, dit la disponibilité pour toutes les progressions dans la lucidité. Pour l'imaginaire, les étoiles sont des yeux qui brillent dans la nuit,. Une poétique du regard est indissociable des étoiles. Quelques autres maillons forment un petit groupe particulier : la lune, l'araignée et l'éclipse.
Le noir semble s'installer avec une légère prédilection dans l'onirisme féminin. Qu'il apparaisse dans un scénario produit par un rêveur ou par une rêveuse, il y joue son rôle avec la même puissance, il y pèse du même poids. A quelles impasses du psychisme renvoie-t-il ? Lorsqu'on a reconnu que cette couleur affiche une situation névrotique et qu'elle annonce la dissolution de celle-là, le symbole est élucidé dans sa dynamique, mais cela n'indique pas la nature de la problématique à laquelle il se rapporte. Le noir, comme le blanc, les deux couleurs étant souvent liés dans une vision circulaire, se conjugue toujours avec le mystère de la vie et de la mort et son cortège d'interrogations métaphysiques.
Cependant, par-delà ces données très générales, le noir, dans le rêve, signale presque toujours une grave altération de la relation aux images parentales, une détresse œdipienne protée à son paroxysme. Le soleil noir, l'éclipse ne sont pas seulement expressifs de l'extinction de la lucidité, ils disent aussi le drame de l'impossible rétablissement d'une relation positive à l'image paternelle. Un rêve de Gwenaël montre, en quelques mots, la formidable pression des contenus de l'inconscient relatifs au soleil-père et à la lune-mère : "Là, je vois une toile ... je vois très bien la toile... l'araignée, je ne la vois pas très loin... ah ! si ! cette araignée, elle est toute noire.... c'est une veuve noire donc mortelle... là, je vois un truc qui tourne en rond, dessine un cercle et... je vois un soleil... mais un soleil ! Un soleil vraiment radieux... et, maintenant, devant ce soleil, il y a un croissant de lune, qui tourne aussi sur lui-même, devant ce soleil, comme s'il n'arrivait pas à atteindre son but, qui est de cacher le soleil... maintenant, il est tout noir, comme une éclipse... non ! Il n'y arrive pas ! ... Là, je vois un savant qui regarde la lune avec un télescope... c'est dangereux... il pourrait se brûler les yeux !..."
Il serait difficile d'exprimer plus clairement le désarroi devant le piège de la complicité œdipienne d'une mère qui s'interpose pour empêcher la reconnaissance de l'image paternelle positive. Tous ces rêves pris en référence pour l'étude du noir et particulièrement les scénarios féminins, attestent une détérioration sévère du rapport au père. Dans l'article consacré au charbon, nous décrivons ce qu'est le processus psychologique de la carbonisation, noir produit des culpabilités résultat de Œdipe.
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Lorsqu'il est témoin d'une séance de rêve éveillé dans laquelle le noir imprègne le scénario, le praticien doit ajuster son appréciation en fonction de la chronologie d'apparition des images. Si le noir s'installe avec insistance dans une première séance et/ou dans les premières séquences d'un scénario, il devra développer la compassion et la confiance. La compassion parce que les images expriment ne souffrance névrotique insupportable, la confiance parce que le noir, en cette circonstance, affirme la disposition nouvelle du rêveur ou de la rêveuse à dire sa souffrance. Aussi impressionnantes qu'elles puissent être, les images noires peuvent être reçues alors comme une immense brèche ouverte dans le système de défense qui maintenait le Moi réel emprisonné et interdisait la vision lucide. Lorsque le noir paraît en cours de cure ou de scénario, on est autorisé à voir dans cette manifestation, une impulsion nouvelle de la dynamique d'évolution.
Dans la situation, heureusement très rare, où le patient ne parvient pas à se dégager, à la fin de son rêve, du noir dans lequel il est enlisé, le praticien devra prendre conscience qu'il est en présence d'un signal d'alerte et s'assurer, éventuellement, que le patient bénéficie d'une assistance médicale.
Ces considérations dynamiques n'autorisent pas à négliger la nature de la problématique qui engendre de telles images. Dans neuf cas sur dix, c'est en portant son investigation dans la direction de la relation aux images parentales que l'interprète du rêve découvrira facilement les données d'une configuration particulièrement traumatique de l'Œdipe.
Le noir et le blanc
Le noir et le blanc, accouplés dans le rêve, forment-ils la plus banale ou la plus fondamentale représentation des opposés ?
En première approche, l'interrogation paraît légitime, dans la mesure où l'exploration des produits de l'imaginaire conduit à la rencontre d'images bien différentes. Un eu de dominos ou d'échecs, un carrelage, un petit chat noir et blanc, la pie, le pierrot s'inscrivent parmi les symbolisations les plus communes. Le rêve a par ailleurs recours, dans bien des cas, à des composition fort originales, telles que la vision de ce patient qui, sur les bords de la mer Noire, prend du sable noir qu'il projette sur les façades blanches des maisons. Plus difficile à situer sur une échelle d'originalité, l'image du prêtre en soutane noire et surplis blanc, précédant le corbillard lors des enterrements d'autrefois, constitue cependant un indice majeur pour orienter l'interprétation du symbole.
Depuis longtemps, nous avons considéré que le noir et le blanc, associés dans le rêve, composent une sorte de prototype de tous les symboles exprimant la dualité, l'opposition, les contraires. Cela revient à désigner ce double symbole comme le germe de la conscience, puisque le développement de cette dernière dépend de la séparation de contraires contenus dans l'unité imperceptible. Au terme de l'exploration des rêves soumis à l'étude, nous ne sommes pas enclin à renier cette conception. Le noir et le blanc, associés dans l'imaginaire, sont sans aucun doute une matrice symbolique capable d'engendrer toutes les formes de contraires accessibles à la pensée.
Par contre, la présente recherche nous a révélé une dimension du symbole qui ne peut être exprimée que par le mot tragique. Derrière le noir et le blanc du rêve, il peut y avoir des corrélations concernant n'importe quels couples de contraires, mais ce qui s'impose pratiquement toujours, ce sont les opposés fondamentaux que l'on nomme la mort et la vie, le mal et le bien, le défendu et le permis, l'inconscience et la conscience. Ceux-là s'imbriquent dans des proportions variables, composant des problématiques très diverses mais souvent tumultueuses. Il faut le dire tout de suite : le noir et le blanc associés dans le rêve expriment le plus souvent des angoisses existentielles liées au choc de la mort d'un ou de plusieurs proches : mère, père, grand-père ou grand-mère, collatéral...
Le noir et le blanc, lorsqu'ils apparaissent isolément l'un de l'autre, peuvent être porteurs de significations différentes de celles qu'ils ont en association. Le noir, dans le rêve, peut signifier la nullité des images du monde manifesté, le néant pris dans le sens du rien. Souvent aussi, notamment s'il s'agit de la première image du rêve, il est expressif de la notion d'origine, de substance initiale, d'où sortiront toutes les formes de la vie. C'est alors la materia prima des alchimistes, point de départ de Œuvre. Le noir, au commencement d'un rêve, annonce généralement une séance particulièrement bénéfique.
Les chevaux de la mort, dans les mythes, mais aussi dans le rêve, sont parfois noirs, parois blancs. Sous la plupart des latitudes, ces deux pôles de la gamme chromatique qui, chacun à sa manière, absorbent les couleurs, peuvent prendre la signification de deuil. Lorsqu'ils apparaissent ensemble, le noir et le blanc, dans l'imaginaire, sont les acteurs et les témoins d'une violente incertitude métaphysique. C'est l'immense affrontement du non-sens et du sens de la vie, du mal et du bien, de l'inconscience et de la conscience, en bref, de la négation ou de l'espérance.
Les rêves comportant des séquences longuement structurées autour du noir et du blanc emportent le patient loin des affres résultant d'une appréciation étroite du mal et du bien. La relation à la mort et à la vie se relativise et la valse noir et blanc à laquelle Joëlle conviera le lecteur est une danse d'une ampleur telle que seul l'espace infini peut lui servir de piste.
Même lorsque l'association du noir et du blanc n'est exprimée, dans le scénario, qu'à travers une image furtive comme, par exemple, celle d'une pie sautillant sur la neige, on peut être assuré qu'elle est l'indice de l'angoisse métaphysique. Deux rêves, celui de Francine et celui de Joëlle montreront la dimension tragique des contenus psychiques placés sous le signe du noir et du blanc réunis. Nous souhaitons, au préalable, reprendre ici quelques phrases du quinzième rêve de Nicolas, dont une longue séquence est utilisée dans l'article consacré au volcan.
Après avoir navigué sur un bateau aux voiles blanches, jusqu'aux rivages de a mer Noire, après avoir longé des plages de caviar, "noires au lieu d'être blanches", lancé des poignées de sable noir sur les maisons blanches d'une île grecque, Nicolas aborde les pentes d'un volcan autour duquel s'affairent des moines en chasubles noires, officiants d'une sorte de messe noire : "... On a l'impression que ces moines veulent le mal, qu'ils sont là pour attiser le volcan et non pour le faire taire ! Ils se justifient en disant qu'ils font sortir le mal pour le remplacer par le bien. Le mal sort sous forme de lave brûlante et de flammes..." Poursuivant son avancée, Nicolas descend au cœur du volcan. Là, il rencontre un Vieux Sage hilare qui s'amuse parce que c'est lui qui manipule les moines. Ces derniers ignorent que leurs efforts ne font que reproduire la volonté du Vieux Sage qui, seul, détient le secret du bien et du mal !
Il serait difficile de dénoncer plus clairement le drame humain de la confrontation avec un mal et un bien qui ne peuvent être appréciés dans l'absolu puisque cette appréciation exigerait la connaissance du sens de la vie auquel nul ne peut prétendre avoir accès. Les pauvres moines expriment la tragique condition de l'homme, condamné à se construire des systèmes philosophiques à l'intérieur desquels il peut trouver d'apaisantes mais artificielles références au mal et au bien.
Francine est une femme d'une cinquantaine d'années. Elle aborde la cure avec l'espoir de se délivrer de lourdes angoisses qui la harcèlent depuis la mort de son mari, survenue cinq ans plus tôt. Francine se comporte comme un reliquaire vivant destinée à entretenir en permanence le souvenir du disparu. A travers les quatre premières séances, une évolution spectaculaire a brisé le masque tragique derrière lequel Francine emprisonnait son désir de vivre. Le cinquième scénario, très long, favorise un accomplissement du deuil, la disparition n'étant plus subie comme une atteinte personnelle mais placée dans une dimension universelle où le mauvais et le bon se rejoignent en se dissolvant. Francine voit un pèlerin, vieillard qui chemine, s'aidant d'un bâton, sur des dunes de sable. Nous extrayons de ce long texte les passages les plus significatifs :
"... Il marche... je vois surtout son bras maintenant, qui montre la ligne d'horizon... à l'horizon, il y a la rencontre du ciel et de la terre... c'est un ... c'est la rencontre du sable blanc et du ciel, sombre un peu... je dirais : la rencontre du blanc et du noir... comme si on jouait sur l'ombre et la lumière... ça se transforme... en image de noir et de blanc... c'est pas désagréable, d'ailleurs ! cette image se met à tourner, gardant toujours d'un côté sa zone blanche et de l'autre côté sa zone noire... ça tourne... comme... je ne sais pas moi, comme une roue en blanc et en noir... je ne sais pas ce qui va se passer dans ce blanc et dans ce noir... Pour le moment, c'est un mélange... pas vraiment un mélange, parce que le blanc est vraiment d'un côté et le noir... un peu comme un domino en fait... y a un côté blanc et un côté noir... ça se transforme encore... il n'y a plus une ligne entre les deux... il y a plutôt un blanc et un noir qui s'imbriquent l'un dans l'autre... Comment vous dire ? ... Ah ! C'est stupide ! Il me vient à l'idée le chiffre 69, comme si le 6 était d'un côté et le 9 de l'autre ! Mais le tout dans un cercle... ça fait maintenant comme des visages... qu'est-ce que ça veut dire ? C'est l'ombre et la lumière, nécessairement... ils sont tellement l'un dans l'autre que, manifestement, ils sont complémentaires... c'est comme... il est évident qu'il ne peut pas y avoir de blanc s'il n'y avait pas le noir... qu'il n'y aurait pas de vie, s'il n'y avait pas la mort... L'endroit et l'envers quoi ! Comme si l'univers fonctionnait avec un endroit et un envers... la partie qui est blanche sourit, les yeux ouverts, la partie qui est noire a les yeux fermés... [...] Mes deux personnages se sont soudés : il n'y en a plus qu'un seul ! C'est le personnage blanc qui a pris le dessus... le personnage noir reste comme la doublance... C'est ça ! Maintenant, le visage blanc est le plus lumineux. Il sourit. Il a de très grands yeux... le visage noir est certainement dessous. Je ne le vois plus, je ne vois que son ombre... Ah ! Ces yeux ! Ce qu'ils sont beaux ! Ils sont transparents comme des étoiles... c'est un ciel étoilé... ce visage occupe tout le ciel et l'une des étoiles devient comme un énorme diamant... un très grand diamant qui se met à occuper tout l'univers, mais un diamant dynamique ! C'est une image d'infini, qui s'accompagne d'ailleurs d'une musique... une musique d'espace, pure, transparente, pas particulièrement berceuse mais plutôt une musique d'infini... J'ai l'impression d'atteindre une ligne d'infini... même si c'est logiquement idiot... mais c'est ça l'impression... ça va dans un espace énorme, un espace qui me dépasse d'ailleurs !... [...] Je revois mon pèlerin je marche auprès de lui... il est devenu un explorateur... un explorateur de l'univers ! Et il me guide toujours vers l'horizon, où il y a le blanc et le noir... je ne sais pas où il veut aller... je sais très bien maintenant que tout n'est pas blanc et que tout n'est pas noir... que toute chose a son positif et son négatif aussi ! C'est comme s'il me disait de me laisser conduire... l'unité ! Il y a quelque chose là ! L'unité ! Elle est en moi ? Et... elle est blanc et noir... le noire et le blanc, le blanc et le noir... ils sont étroitement mêlés... et l'ensemble, c'est moi !..."
Lorsqu'elle entre dans on rêve, Francine est une patiente qui se cherche, qui se débat dans la souffrance et, de plus, une femme qui n'a aucune connaissance culturelle concernant les lois d'involution et d'évolution des énergies vitales ni les transferts du yin au yang et du yang au yin. Quelle illustration saisissante pourtant que cette séquence dans laquelle l'imagination de Francine recrée la représentation chinoise du yin et du yang par ce 6 blanc et ce 9 noir imbriqués dans un cercle qui tourne ! Rien ne manque à cette démonstration de la connaissance inconsciente, même pas la musique des sphères qui symbolise les vibrations des énergies émanées de la Source.
Des faits tangibles, survenus dans l'existence de Francine au cours des semaines pendant lesquelles ont été faits ces quelques rêves, nous autorisent à témoigner de la réalité et de la profondeur de l'évolution psychologique dont ils ont été les vecteurs.
Dans le cas de Joëlle, la dimension tragique du noir et du blanc est portée à son comble. La vie de cette femme a été profondément marquée par la mort accidentelle d'un frère aîné d'abord, puis d'un second frère, né un an après elle. Cinq ans avant le début de la cure, Joëlle a perdu le compagnon avec qui elle avait partagé des années d'existence. Nous n'avons probablement jamais contemplé de visage à la fois plus lumineux et plus sombre que celui de Joëlle. Elle était la lumière et l'ombre, le blanc et le noir. Bien des actrices eussent envié le masque de beauté tragique qu'elle présentait et qui résultait d'une authentique participation à l'âme universelle et du poids de ces destins brisés qui encadraient sa vie. Une sorte d'intuition de la fatalité habitait Joëlle mais aussi un sentiment complexe de culpabilité. Les séances précédentes ont offert un chemin de délivrance. De nombreux rêves ont participé, chacun pour sa part, à la dynamique salvatrice. La séquence que nous rapportons ici est extraite du dernier scénario dont Joëlle ait entendu l'interprétation. Ces mots signent la dissolution des souffrances qui l'ont accompagnée de longues années durant. Des témoignages irréfutables nous ont été apportés, qui attentent de l'état d'allégresse, de légèreté psychique qui en est résulté. Caprice tragique d'une destinée où se sont affrontées ombres noires et lumière pure, un accident de circulation devait interrompre - ou fixer à jamais - ce triomphe de la lumière.
Le rêve a commencé par la vision d'un "liquide noir qui ondule". Quelques instants plus tard, une femme en kimono noir va cueillir des fleurs blanches qu'elle assemble en gerbe. Puis ces fleurs apparaissent peintes sur les murs d'une pièce aux quatre angles de laquelle un ange est dessiné. Et le rêve approche de sa fin lorsque Joëlle produit la séquence qui suit :
"... Là, je vois un cercle tourner... un cercle clair qui tourne autour d'un cylindre noir... ça se transforme en un couple qui valse. L'homme en noir et la femme en blanc... ils tournent très vite. Ça ressemble à des valses de Strauss. Il y a plein d'autres couples qui dansent... ça donne une impression que les gens sont très contents de danser, une impression de mouvement et de joie et plus ils tournent vite et plus ils sont heureux, joyeux plutôt... Je vois le visage de la femme qui rit franchement par moments et lui la serre dans ses bras. A la fin de la valse, tout en riant, ils changent de sens et ils recommencent... je vois surtout ce couple-là... finalement ils vont dans le jardin et s'affalent sur une balançoire à deux places... on dirait le tableau de Renoir... avec une femme dans une belle robe blanche..."
Ces images vibrent comme un reflet de celles de Francine. Cette valse en noir et blanc inscrit tous les opposés dans le cercle de la Totalité. Musique et mouvement de délivrance ! Le lecteur remarquera au passage la manifestation des réseaux neuroniques qui soulignent avec subtilité le double symbole en évoquant une robe blanche dans un tableau de Renoir ! L'ensemble du rêve nous permet d'affirmer que la valse de ce couple exprime par ailleurs une modification majeure du rapport animus / anima. L'approfondissement de ce thème exigerait des développements trop importants. Nous ajouterons simplement que ces images ont été produites alors que Joëlle renonçait à la revendication inconsciente du pénis, c'est-à-dire qu'elle évoluait dans le sens d'une pleine réhabilitation de sa féminité. C'est la raison pour laquelle, dans le couple, c'est surtout le visage de la femme qui exprime la joie.
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Ainsi le noir et le blanc, accouplés dans l'imaginaire, sont à traduire comme représentation des contraires les plus conflictuels de la psyché du patient. Mort et vie, inconscience et conscience, animus et anima, négation et espérance, yin et yang et tant d'autres expressions de la dualité.
Le noir et le blanc signalent un instant où le système de défense est las de maintenir, à grande dépense d'énergie, les valeurs codifiées sous les signes de mal et du bien. Ce couple symbolique, s'il relie souvent - nous l'avons montré - à la dimension tragique de al vie et de la mort est aussi un passeport qui donne accès à l'espace illimité de la psyché totale, c'est un agent puissant de la liberté d'être.
Le noir et le jaune
De la salamandre débusquée dans la cave humide, aux carrés noirs et jaunes des taxis américains, en passant par la mouche posée sur un chrysanthème jaune et par le corbeau qui devient canard, l'imaginaire fait usage d'images très variées pour réunir le noir et le jaune dans une même séquence, voire dans la même phrase.
Ce couple de couleurs n'apparaît que dans 1,5% des séances. Il semble cependant exprimer un symbolisme bien spécifique. Les corrélations, un peu trop nombreuses, guident l'investigation dans une direction qui se trouve validée par la lecture des textes. Les deux corrélations les plus fortes concernent l'oiseau noir et le corbeau, on serait tenté de relier l'interprétation à celle de ces symboles, c'est-à-dire, essentiellement, à leur rapport au processus alchimique. Ce serait dire que le noir et le jaune réunis sont la manifestation apparente d'une dynamique de transformation au mécanisme insaisissable. Cette position ne serait pas totalement injustifiée mais, par son caractère trop entier, présenterait l'inconvénient d'éluder un approfondissement qui ne manque pas d'intérêt. Il reste que les développements réalisés au présent article s'ajouteront utilement à ceux qui figurent dans l'article consacré au corbeau, en raison des nombreux cas où l'oiseau noir est associé à la couleur jaune.
Du noir au jaune, de la tourbe à l'or, de la ténèbre souterraine à la lumière solaire, c'est toujours du même itinéraire qu'il s'agit : celui qui mène de l'ombre à la clarté, du refoulé à l'élucidé, de la racine à la cime, de l'enfer névrotique a bien-être psychologique.
Un grand nombre de ceux qui ont exprimé ces symboles sont des personnes dont la relation à l'image du père gênait l'évolution de façon décisive. Dans une proportion significative, il s'agit de personnes ayant perdu leur père très tôt dans l'enfance ou peu de temps avant leur cure. Dans plusieurs cas, cet événement avait été le révélateur de la problématique qui avait conduit ces patients vers le rêve éveillé.
Ces constatations rejoignent celles que l'on peut faire à propos d'un autre symbole, aussi rare que caractéristique : le soleil noir ! Le soleil noir n'est pas, comme ont pu l'écrire certains auteurs, un signe maléfique présageant le malheur ou la mort. Dans les situations observées, il est, non l'annonce, mais la conséquence du malheur ou de la mort ! C'est une sorte de deuil posé sur l'âme. Irrésistiblement cette image nous entraîne à l'évocation d'un crêpe noir placé sur le soleil. Une tache noire posée sur un soleil-père qui a perdu son éclat solaire. Une telle observation ne peut pas être neutre en ce qui concerne la traduction du noir et du jaune.
L'image du soleil coiffé de noir est une synthèse saisissante des deux couleurs, une dramatique superposition qui n'est pas une fusion, une intégration de deux couleurs comme le bleu et le jaune produisant du vert, mais bien un voile noir jeté sur ce qui aurait pu être jaune. Cette symbolisation se trouve particulièrement bien exprimée dans quelques phrases de la trente-cinquième séance de Rose : "... Je vos soudain un énorme corbeau noir qui ne se pose pas du tout. Il est tellement énorme qu'il cache presque le soleil quand il passe !... Je vois un œuf aussi... qui se casse... il en sort un oisillon.. est-ce un petit du corbeau ou un oiseau mythique qui deviendra rouge ?... C'est un peu comme s'il hésitait... Comme s'il était jaune pour ne pas être noir..."
Pour les femmes comme pour les hommes, le noir et le jaune du rêve indiquent une composition névrotique en rapport avec l'image du père. Rose bute tout au long de sa cure sur des visions de cercueil qui la renvoient à la mort de sa mère survenue lorsque la rêveuse avait six ans. Cet événement tragique a vraisemblablement favorisé le développement de l'attachement œdipien au père et des culpabilités qui en découlent. Mais le père de Rose, alcoolique, soumis à des internements psychiatriques répétés, ne correspond pas à la figure paternelle positive que Rose attendait. Il s'ensuit un conflit de pulsions ou l'attirance et la répulsion pour le père s'opposent avec violence.
Derrière le noir et le jaune, il y a toujours une effervescence névrotique au cœur de laquelle les sentiments œdipiens, les culpabilités engendrées par ces derniers, l'ambivalence exacerbée des élans concernant le père, la désorientation par rapport à la vie instinctive et aux réflexes de sublimation et un mécanisme auto-castrateur qui entrave les initiatives et les réalisations sexuelles.
Les cheveux rasés, le crâne chauve, les plumes plantées sur la tête sont des indices de cette dernière tendance et de la tentative d'échappée dans la sublimation. Patrice exprime des images représentatives de ce type de rêve : "... Je me vois maintenant comme un Indien... j'ai des plumes sur la tête... je commence une danse, c'est une danse de la pluie... il tombe un véritable déluge... c'est important : on a besoin d'eau, ici !... et puis, un nouvel univers apparaît : je me retrouve sous la forme d'un insecte, genre guêpe, noir et jaune... il a l'air inquiétant mais il est inoffensif... je ne peux pas voler très facilement... il faut pourtant que je m'échappe. Alors je m'envole haut dans le ciel, près du soleil. Là, je me mets à tourner autour du soleil... e gravite autour du soleil... longtemps après... je suis épuisé... il faut que je redescende... je tombe... sur le crâne d'une femme qui hurle... elle avait une perruque... elle a le crâne chauve et tout blanc..."
Le crâne, c'est aussi l'un des emblèmes de la mort, cet objet que Hamlet tient dans la main au bord de la tombe... La plume est un symbole de l'âme, de l'immatériel, de ce qui, de l'être, est capable de s'envoler... Toute la dynamique sous-jacente à l'évocation du noir et du jaune ramène à la relation entre ces deux plans : haut et bas, ciel et terre, spirituel et temporel. Les symboles exprimant cette relation et corrélés avec le noir et le jaune sont nombreux : l'ange, bien entendu, intermédiaire attiré entre le divin et le terrestre, l'âne toujours expressif d'une incertitude de positionnement vis-à-vis de ces plans, le corbeau et l'aigle, l'ombre et la lumière, le charbon et l'or, la mouche et l'abeille, etc. D'autres images, symbolisant le mouvement vertical, ascendant ou descendant, accompagnent cette énumération très incomplète : l'ascenseur, la cheminée, l'entonnoir, le parachute, s'enfoncer dans la terre, etc.
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Au stade actuel de la recherche, il nous est impossible d'être plus précis sur la traduction du noir et du jaune associés. Nous sommes convaincu que ce couple de couleurs relie à la fois au mystérieux processus alchimique et à l'image paternelle.
Le soleil, ans indication de couleur, apparaît dans 40% des séances. Lorsqu'une couleur est mentionnée, c'est le soleil jaune et le soleil noir n'apparaissent, respectivement, que dans 0,6 et 0,5% des scénarios. Il semble qu'il y ait là matière à interrogation sur le soleil jaune, trop proche de son reflet noir pour que l'association de ces deux couleurs ne soient pas indicatrice des mêmes altérations psychologiques. Dans l'article consacré à la couleur noire, ce qui précède fait l'objet de développements importants."
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Littérature :
Dans un étrange roman policier intitulé M. Malbrough est mort (1ère édition, 1937 ; Éditions Librairie des Champs-Élysées, 1991), Pierre Véry joue sur le contraste entre le noir et le blanc :
Les regards de la jeune fille semblaient ne se poser sur les objets noirs étalés sur le papier que pour se recharger de stupeur et de répugnance.
Le soleil dardait à plein ; l'air vibrait ; une stridulation montait de la campagne somnolente.
Deux papillons voletèrent autour de nous : l'un était sombre, l'autre éclatant de blancheur, je vis filer un lézard, brun sur la pierre claire ; je découvrais, par l'entrebâillement d'une porte, au-delà d'un vestibule, le tiers, à peu près, d'une vaste pièce carrelée : le carrelage était noir et blanc. Sur une chaise, près d'un rosier chargé d'opulentes roses soufre, un échiquier : mêlées sur les carrés noirs et blancs, les pièces noires semblaient le reflet des blanches.
Et ainsi de tout ! Cette opposition perpétuelle..
Un puceron noir sur un pétale de marguerite. Une mouche sur un caillou blanc. Un lys et son ombre. Sur le carré blanc d'un cadran solaire, - non point une ombre, car il allait être midi, - mais, tel un couteau, un triangle de fer bruni par la rouille.
- Noir... Blanc... Noir... Blanc...
Face à moi, s'ouvrait une longue allée. Obscure dans sa première partie, que des marronniers ombrageaient, il se dégageait de la seconde une vive réverbération.
Enfin, auprès de la table de jardin recouverte des objets noirs, la jeune fille, toute blanche.
Et la même voix intérieure m'assurait que là, dans cette obstinée opposition du noir et du blanc, se tenait, embusquée, la cause de la tragédie à venir - et son explication.
[...]
Elle se leva et, toute noire sous l'ombrelle blanche, elle s'enfonça dans l'allée blanche et noire.
[...]
De nouveau, les dominos, les échecs, le combat silencieux du noir et du blanc. (Au fait, j'ai noté que le paquet gris ne se trouve plus sur le guéridon du vestibule. Qu'est-il devenu ?)
[...]
Je continue à être poursuivi par la hantise du noir et du blanc. J'en viens à imaginer une maladie mystérieuse, inconnue des savants ; un mal noir, à considérer l'ombre d'un doigt sur une nappe, d'un visage sur une muraille, comme les manifestations de quelque affection étrange...
Atmosphère de plus en plus tendue... Atmosphère d'assassinat, devrais-je dire !
[...]
LE NOIR : voilà l'explication !
Pour comprendre le geste d'Odet, je dois revenir en arrière, remonter, très loin dans le temps, jusqu'à mon enfance ; jusqu'au temps des peurs dans le noir, quand, brusquement réveillé, dans ma petite chambre, dressé sur mon séant, dans les ténèbres que je peuplais de présences hostiles et grimaçantes, l'absence totale de bruit, l'immobilité totale, autour de moi, me causaient un tel effroi irraisonné que je criais - et mon cri dissipait ma terreur !
De même, Odet !...
Dans la nuit, mère des phantasmes, des dragons, des épouvantails patibulaires, cette présence obstinée qu'il ne parvenait pas à s'expliquer ; cette immobilité obstinée d'un être vivant, inconnu, à deux pas de la maison ; ce silence obstiné : cela a été plus qu'il n'a pu supporter ! Panique ! Les nerfs ont craqué ! Il a TIRÉ parce que Miguel, DANS LA NUIT NE BOUGEAIT PAS, NE PARLAIT PAS, N'AGISSAIT PAS ! Ce lâche a fait feu, exactement comme un enfant terrifié se met à crier dans le noir !
La preuve : il lui a été plus facile de presser sur la détente de la carabine que d'appuyer sur le bouton de sa lampe électrique !
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Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) évoque le jeu du noir et du blanc :
25 février
(Fontaine-la-Verte)
Le nuage blanc sur le bois noir. La pie noir et blanc sur le bouleau blanc et noir. La fumée noir et blanc des vanneaux huppés...
La colline est un échiquier. J'ai les pieds dans une case blanche. Trait aux noirs.
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