Étymologie :
VÉGÉTAL, -ALE, -AUX, subst. masc. et adj.
Étymol. et Hist. A. 1575 subst. masc. plur. (A. Paré, Des distillations ds Œuvres, XXVI, 12, éd. J.-Fr. Malgaigne, t. 3, p. 626). B. Adj. 1. 1611 « qui donne croissance à une plante » (Cotgr.) ; 2. 1625 « qui est composé de plantes » choses vegetales (G. Naudé, Apologie pour grands hommes, p. 284) ; 1687 sel végétal (Mme de Sévigné, Corresp., 22 sept., éd. R. Duchêne, t. 3, p. 319) ; 1749 terres végétales (Buffon, Hist. et théorie de la terre, p. 121) ; 1762 régime végétal (Abbé Barthelemy, Voyage du Jeune Anacharsis, t. 3, p. 274) ; 3. 1701 « propre aux plantes » faculté végétale (Fur.) ; 1730 règne végétal, v. règne ; 1761 espèces végétales (J.-B. Robinet, De la nature, p. 305) ; 1762 vie végétale (Ch. Bonnet, Considération sur les corps organiques, p. 231) ; 4. 1832 « qui est comparé à la vie des plantes » bonheur végétal (Balzac, Femme aband., p. 263) ; 5. 1866 « qui représente des plantes » (Taine, Voy. Ital., t. 2, p. 402). Empr. au lat. médiév. vegetalis (1361 ds Latham), dér. de vegetare (v. végéter).
Lire aussi la définition du nom pour amorcer la réflexion symbolique.
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Botanique :
Selon Stefano Mancuso et Alessandra Viola, auteurs de L'Intelligence des plantes (édition originale 2013 ; traduction française Albin Michel, 2018),
"Les cellules végétales sont certes plus complexes : elles possèdent un organite de plus, le chloroplaste, qui assure la photosynthèse, et une paroi qui les entoure entièrement et les rend beaucoup plus robustes. Mais à part cela, les végétaux et les animaux sont tout à fait similaires. Et si jamais on devait les comparer, il apparaîtrait évident aux yeux de quiconque qu'une cellule végétale est beaucoup plus sophistiquée qu'une cellule animale. Comment expliquer, alors, que lorsqu'on procède à un rapprochement entre deux organismes unicellulaires, l'un végétal et l'autre "animal", le second est jugé plus structuré, plus évolué et, en un mot meilleur ? "
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Selon Joël de Rosnay, auteur de La Symphonie du vivant, Comment l'épigénétique va changer votre vie (Éditions Les Liens qui libèrent, 2018),
Stefano Mancuso "a révélé à une communauté scientifique pour le moins sceptique que les plantes possédaient une forme de mémoire : elles seraient capables de mémoriser le stress (torsion, pression, cassure, chutes, changement climatique...) et de s'y adapter. Par exemple, la mémoire de la sensitive (Mimosa pudica) peut aller de quelques jours à plus d'un mois.
Toujours selon l'équipe de Mancuso, cette variété de plante serait également dotée de capacités d'apprentissage. Les phytobiologistes ont ainsi "appris" à des plants à rester ouverts à la suite d'un stimulus sans danger, par exemple une chute de plus d'un mètre.
[...] Les plantes seraient également sensibles à la douleur et posséderaient de multiples capteurs équivalant aux sens de la vision et de l'odorat. Elles auraient même développé des systèmes de communication utilisant des molécules qui se diffusent dans l'atmosphère, un peu sur le modèle des réseaux sociaux.
Les chercheurs ont aussi découvert que les racines des plantes contenaient des cellules très sensibles comparables à des neurones et capables de détecter des informations spécifiques dans leur proche environnement. Plus étonnant encore, des travaux révèlent que les végétaux peuvent modifier leur physiologie ou leur métabolisme en réaction à des événements produits par leur environnement. Par exemple, face à des agressions répétées d'herbivores dévorant leurs feuilles ou leurs branches basses, les arbres (notamment l'acacia) émettent des signaux d'alerte qui circulent entre eux. "Prévenus", les arbres vont alors déclencher une fonction qui réveillera certains de leurs gènes pour produire des toxines qui repousseront les prédateurs. En d'autres termes, les impulsions émanant de l'environnement provoquent la production de molécules qui vont réguler l'expression de certains gènes, c'est-à-dire les inhiber ou les activer. Délicieuses quelques heures plus tôt, les feuilles d'acacia vont rendre malades, voire empoisonner, les antilopes ou les girafes qui les agressent. Le message est clair : mieux vaut aller brouter ailleurs...
Le Pr Ian Baldwin, scientifique américain directeur de l'Institut d'écologie chimique Max-Planck, en Allemagne, et découvreur de l'intelligence des plantes, n'hésite pas à décrire la "sensibilité végétale" que révèlent ces capacités sensorielles et comportements comme "comparable, voire supérieure, à celle des animaux". A ce jour, les scientifiques ont identifié chez les végétaux plus de 700 capteurs sensoriels différents (lumineux, thermiques, mécaniques, chimiques...). Nous savons ainsi qu les plantes "voient". Elles peuvent détecter des longueurs d'ondes (dans l'ultraviolet et l'infrarouge de la lumière) et des intensités extrêmement faibles que nous-mêmes sommes bien incapables de percevoir. Leur sens du toucher est bien supérieur au nôtre. Elles ressentent le moindre effleurement, le moindre mouvement de l'air, des insectes, des branches ou des racines. Par ailleurs, elles "sentent" et "entendent". En effet, elles perçoivent des centaines de signaux (température, vent, lumière, soleil...) provenant de leur environnement immédiat. Enfin, elles "parlent" - du moins, comme nous l'avons vu, elles émettent et détectent des signaux chimiques, en particulier lorsqu'elles sont exposées à une agression (les terpènes notamment, des molécules odorantes, font alors office de signaux d'alerte).
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Dans Le Dieu perdu dans l'herbe : l'animisme, une philosophie africaine (Presses du Châtelet, 2015), le philosophe Gaston-Paul Effa raconte son initiation par une guérisseuse pygmée nommée Tala qui lui révèle les secrets de la nature :
"La plante a une mémoire. Elle emmagasine aussi bien le temps, les saisons, les rythmes. Les plantes gardent en elles les émotions de la nature, s'imprègnent de leur environnement. Elles sont donc capables d'apprendre, d'anticiper et, lorsqu'elles sont dans un organisme humain, de reconnaître les dysfonctionnements, de combattre les virus car elles ont besoin de continuer à vivre comme si elles étaient dans l nature. Elles déploient donc, dans les cellules où elles se diffusent, des mécanismes et des comportements de survie. La plante connaît et reconnaît le corps étranger. On en fait l'expérience lorsque par exemple on mange un aliment pour lequel on n'est pas fait ; on aura immédiatement une réaction de rejet, soit cutanée, soit digestive.
[...] Apprends donc à toucher des yeux. Tu comprendras que tu descends des végétaux et non des animaux. LA vraie civilisation est de revenir sur les traces de ta naissance."
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Symbolisme :
Dans Physionomies végétales, Portraits d'arbres et de fleurs, d'herbes et de mousses (1875 ; Éditions Héros-Limite, 2012) Jacques Lefrêne (pseudonyme d'Elie Reclus) propose quelques fragments intéressants :
Qu'est-ce que la vie végétale ? Qu'est-ce que l'âme végétale ? Qui nous en révèlera les mystères ? Qui a pu deviner ? Qui a pu sonder ?
Nous pouvons nous en faire une idée par ce que nous avons de plus grand, de plus sublime : l'amour. C'est le plus grand, c'est le plus sublime, qui est donné aux plus petits et aux plus infimes.
L'amour passe sans passer. L'amour est une sensation intime et profonde dans les organes mêmes de la vie ; c'est une volupté avec le maximum de bonheur et le minimum de conscience. On s'y perd, on s'y égare.
Dans Les Plantes magiques (1901 ; réédition : Symbiose Éditions, 2020) Paul Sédir rappelle le symbolisme ésotérique des plantes :
Si l'on considère la Genèse dans son ensemble, le rabbin initié nous apprendra que, sous le point de vue cosmogonique, la figure d'Isaac représente le règne végétal. Son sacrifice presque consommé, sa filiation, le nom de ses parents et de es fils, les actes de sa vie symbolique offrent là-dessus toutes les preuves nécessaires. Pour ne pas fatiguer nos lecteurs avec un symbolisme trop ardu, nous ne nous attarderons pas à cette étude que tout étudiant consciencieux peut mener à bien.
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D'après le Dictionnaire des symboles (1ère édition, 1969 ; édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982) de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant,
Le règne végétal est le "symbole de l'unité fondamentale de la vie. D'innombrables textes et images, dans toutes les civilisations, montrent le passage du végétal à l'animal, à l'humain et au divin, et inversement. Un arbre sort du ventre d'un homme ; une femme est fécondée par une graine ; des arbres sortent des anges ; une jeune fille se transforme en églantier, etc. Un circuit incessant passe à travers les niveaux inférieurs et supérieurs de la vie. Les contes populaires ont dramatisé des permutations entre la plante, l'animal et l'homme, sur lesquelles est venue se greffer une éthique. Mais le symbole cosmo-biologique semble bien avoir précédé l'interprétation morale et psychologique.
C'est également un symbole du caractère cyclique de toute existence : naissance, maturation, mort et transformation. Les fêtes de la végétation, dont les rites se diversifient dans toutes les cultures et culminent au solstice d'été, célèbrent des forces cosmiques qui se manifestent dans les cycles annuels, images eux-mêmes de cycles plus étroits et de cycles plus vastes constituant le cadre immense où s'inscrit l'évolution du monde créé. Presque toutes les divinités féminines, en Grèce, protègent la végétation : Héra, Déméter, Aphrodite, Artémis ; de même, certains dieux, comme celui de la guerre Arès (Mars), et celui de l'amour (Dionysos).
La végétation est tout naturellement le symbole du développement, des possibilités qui s'actualiseront à partir de la graine, du germe ; à partir aussi de la matière indifférenciée que représente la terre. Ce développement s'effectue dans la sphère de l'assimilation vitale (Guénon) ; de là, le symbolisme du Jardin primordial. C'est celui du lotus épanoui à la surface des eaux ; c'est celui de l'arbre à partir du grain de sénévé de l’Évangile (Matthieu, 13, 31-32) : sur les branches de cet arbre, est-il dit, se reposent les oiseaux, symboles des états spirituels supérieurs. En Chine, la gestation se distingue mal de la germination : la fertilité de la graine est inséparable de celle de la femme. La végétation est aussi liée à la notion de déroulement cyclique : le même caractère men désigne à la fois l'année et la récolte. Elle est à l'origine de toute émergence biologique.
La végétation naît de la terre, l'homme aussi, selon la Genèse ; ce que confirme le Coran : Dieu vous a fait naître de la terre à la façon d'une plante. Et l'ésotérisme islamique identifie à la végétation la croissance de la gnose (haqîqat) : cette graine devenue un arbre nourri de la Terre et de l'Eau, dont les branches dépassent le septième Ciel (Lâhîjî).
Née de la terre, la plante comporte une racine (mûla) souterraine, plongeant dans la materia prima : c'est pourquoi la tradition hindoue lui confère une nature asurique, infra-humaine. Or il est dit des Asura qu('ils sont antérieurs aux Dêva, et Guénon remarque que, dans la Genèse, la création des végétaux est antérieure à celle des luminaires célestes (Genèse, I, 11-14). C'est que la végétation édénique représente le développement de germes provenant du cycle précédent, et aussi que la racine est antérieure à la tige. A cet aspect racine s'oppose en effet l'aspect fruit, qui est de nature solaire et céleste, ainsi que l'aspect rameau, symbole, lorsqu'il demeure vert, de résurrection et d'immortalité. La partie aérienne du végétal est l'Arbre de Vie, dont on tire la sève qui est le breuvage d'immortalité."
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Selon Isabelle Leblic, auteure de l'article intitulé « Ignames, interdits et ancêtres en Nouvelle-Calédonie » (paru dans le Journal de la Société des Océanistes [En ligne], 114-115 | Année 2002) :
Les sociétés kanak peuvent être considérées comme un bon exemple de ce que Pierre Gourou (1948, 1965-1966) a appelé la « civilisation du végétal » (1) et de ce que André-Georges Haudricourt nomme avec plus de précisions la « civilisation de l’igname » (2) . L’étude de la manière dont « les types de comportement associés à des modes d’utilisation du milieu naturel ont affecté ou affectent d’autres aspects de la culture » est l’un des objectifs des recherches ethnobotaniques et ethnozoologiques (Barrau, 1975 : 41). Dans cet écosystème domestique généralisé, l’homme exerce sur l’environnement végétal une action indirecte négative (Haudricourt, 1962 : 41-42) ; autrement dit, « la relation d’homme à plante est individuelle et quasi amicale ; on traite cette dernière avec respect ; on ne bouscule pas la nature ; dans l’hortus, petit monde clos et modèle réduit de l’écosystème naturel environnant, on choisit avec soin la niche propice à chacun des végétaux cultivés ; on repique, on bouture, on tuteure, bref on seconde la nature et on protège des plantes dont on récoltera individuellement les produits » (Barrau, 1975 : 29).
Notes : 1) : Sous le titre « Une civilisation du végétal », on trouve cette phrase qui peut servir de définition : « Quelles qu’elles soient, les populations indochinoises [...] utilisent à peu près exclusivement, pour leur alimentation et pour leur outillage, pour leur habillement et pour leurs habitations, des matières d’origine végétale. Ce parti pris, qui est un trait de civilisation et non le résultat des conditions naturelles, a des conséquences fort importantes pour l’utilisation du sol » (Gourou, 1940 : p. 192, cité par Condominas, 1980 : 184). Et, comme le précise Jacques Barrau (1983 : 52-53) : « [L’] alimentation est le lieu privilégié, l’instance première des relations réciproques entre les hommes et la nature. [...] En la matière point de modèle unique et c’est là que prend toute sa signification la diversité des solutions trouvées de par le monde par les sociétés humaines quant à leurs modes d’insertion dans le milieu naturel et d’utilisation de ses ressources. Certaines de ces sociétés ont opté pour une ‘civilisation du végétal’, pour reprendre l’expression du géographe Pierre Gourou ; elles ont ainsi privilégié le statut de l’homme comme ‘consommateur primaire’ »
2) : . « La Nouvelle-Calédonie, où pendant deux à trois millénaires il n’y eut pas d’animaux domestiques et où, faute de mammifères, la chasse tenait une place minime, peut être prise comme exemple de ce que j’appellerai : la civilisation de l’igname » (Haudricourt, 1964 : 93).
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Mythes et Légendes
Selon Françoise Frontisi-Ducroux auteure de Arbres filles et garçons fleurs, Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs (Editions du Seuil, février 2017),
"La métamorphose est pour les Anciens un outil d'exploration des catégories qui permettent d'ordonner le monde. Elle intervient quand il y a contact entre les deux races, celle des mortels et celle des immortels : dieux désireux de s'unir aux femmes des hommes, ou mortels outrepassant les limites de la condition humaine, par présomption ou par imprudence. Cette transgression entraîne, par réaction en chaîne, de nouveaux désordres et le franchissement brutal des barrières qui séparent les espèces : l'homme bascule dans l'animalité, se voit précipité dans le monde végétal ou minéral. La métamorphose est le révélateur d'une perméabilité des frontières et de la fluidité du monde. Ovide place son grand poème sous le patronage de Pythagore. "Tout se transforme, rien ne se perd... il n'est tien dans l'univers qui soit stable. Tout fluctue, toute image qui se forme est changeante." (Ovide, Métamorphoses, XV, 165, 179 s.).
La rêverie poétique fait ainsi contrepoint aux constructions philosophiques et scientifiques qui s'attachent à penser le monde sur un mode rationnel. La classification d'Aristote établit une gradation sans retour, de la plante à l'animal et à l'homme. Au-dessus sont les dieux.
Très exceptionnellement la métamorphose fait accéder les mortels à la condition divine : les apothéoses, telle celle d'Héraclès, et les catastérismes, c'est-à-dire les transformations en astres ; ces constellations peuplent toujours nos ciels nocturnes, Orion, Andromède, et Persée la Grande Ourse, etc.
Les métamorphoses végétales sont donc spécifiques aux mortels. Ils les subissent à la suite d'une rencontre avec les dieux et le plus souvent à cause du désir que les dieux ressentent pour eux."
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Littérature :
Faune et flore
La faune bouge, tandis que la flore se déplie à l'œil.
Toute une sorte d'êtres animés est directement assumée par le sol.
Ils ont au monde leur place assurée, ainsi qu'à l'ancienneté leur décoration.
Différents en ceci de leurs frères vagabonds, ils ne sont pas surajoutés au monde, importuns au sol. Ils n'errent pas à la recherche d'un endroit pour leur mort, si la terre comme des autres absorbe soigneusement leurs restes.
Chez eux, pas de soucis alimentaires ou domiciliaires, pas d'entre-dévoration : pas de terreurs, de courses folles, de cruautés, de plaintes, de cris, de paroles. Ils ne sont pas les corps seconds de l'agitation, de la fièvre et du meurtre.
Dès leur apparition au jour, ils ont pignon sur rue, ou sur route. Sans aucun souci de leurs voisins, ils ne rentrent pas les uns dans les autres par voie d'absorption. Ils ne sortent pas les uns des autres par gestation.
Ils meurent par dessication et chute au sol, ou plutôt affaissement sur place, rarement par corruption. Aucun endroit de leur corps particulièrement sensible, au point que percé il cause la mort de toute la personne. Mais une sensibilité relativement plus chatouilleuse au climat, aux conditions d'existence.
Ils ne sont pas... Ils ne sont pas...
Leur enfer est d'une autre sorte.
Ils n'ont pas de voix. Ils sont à peu de chose près paralytiques. Ils ne peuvent attirer l'attention que par leurs poses. Ils n'ont pas l'air de connaître les douleurs de la non-justification. Mais ils ne pourraient en aucune façon échapper par la fuite à cette hantise, ou croire y échapper, dans la griserie de la vitesse. Il n'y a pas d'autre mouvement en eux que l'extension. Aucun geste, aucune pensée, peut-être aucun désir, aucune intention, qui n'aboutisse à un monstrueux accroissement de leur corps, à une irrémédiable excroissance.
Ou plutôt, et c'est bien pire, rien de monstrueux par malheur : malgré tous leurs efforts pour « s'exprimer », ils ne parviennent jamais qu'à répéter un million de fois la même expression, la même feuille. Au printemps, lorsque, las de se contraindre et n'y tenant plus, ils laissent échapper un flot, un vomissement de vert, et croient entonner un cantique varié, sortir d'eux-mêmes, s'étendre à toute la nature, l'embrasse, ils ne réussissent encore que, à des milliers d'exemplaires, la même note, le même mot, la même feuille.
L'on ne peut sortir de l'arbre par des moyens d'arbre.
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« Ils ne s'expriment que par leurs poses. »
Pas de gestes, ils multiplient seulement leurs bras, leurs mains, leurs doigts, — à la façon des bouddhas. C'est ainsi qu'oisifs, ils vont jusqu'au bout de leurs pensées. Ils ne sont qu'une volonté d'expression. Ils n'ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction.
Oisifs, ils passent leur temps à compliquer leur propre forme, à parfaire dans le sens de la plus grande complication d'analyse leur propre corps. Où qu'ils naissent, si cachés qu'ils soient, ils ne s'occupent qu'à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s'ornent, ils attendent qu'on vienne les lire.
Ils n'ont à leur disposition pour attirer l'attention sur eux que leurs poses, que des lignes, et parfois un signal exceptionnel, un extraordinaire appel aux yeux et à l'odorat sous forme d'ampoules ou de bombes lumineuses et parfumées, qu'on appelle leurs fleurs, et qui sont sans doute des plaies.
Cette modification de la sempiternelle feuille signifie certainement quelque chose.
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Le temps des végétaux : ils semblent toujours figés, immobiles. On tourne le dos pendant quelques jours, une semaine, leur pose s'est encore précisée, leurs membres multipliés. Leur identité ne fait pas de doute, mais leur forme s'est de mieux en mieux réalisée.
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La beauté des fleurs qui fanent : les pétales se tordent comme sous l'action du feu : c'est bien cela d'ailleurs : une déshydratation. Se tordent pour laisser apercevoir les graines à qui ils décident de donner leur chance, le champ libre.
C'est alors que la nature se présente face à la fleur, la force à s'ouvrir, à s'écarter : elle se crispe, se tord, elle recule, et laisse triompher la graine qui sort d'elle qui l'avait préparée.
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Le temps des végétaux se résout à leur espace, à l'espace qu'ils occupent peu à peu, remplissant un canevas sans doute à jamais déterminé. Lorsque c'est fini, alors la lassitude les prend, et c'est le drame d'une certaine saison.
Comme le développement de cristaux : une volonté de formation, et une impossibilité de se former autrement que d'une manière.
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Parmi les êtres animés on peut distinguer ceux dans lesquels, outre le mouvement qui les fait grandir, agit une force par laquelle ils peuvent remuer tout ou partie de leur corps, et se déplacer à leur manière par le monde, — et ceux dans lesquels il n'y a pas d'autre mouvement que l'extension.
Une fois libérés de l'obligation de grandir, les premiers s'expriment de plusieurs façons, à propos de mille soucis de logement, de nourriture, de défense, de certains jeux enfin lorsqu'un certain repos leur est accordé.
Les seconds, qui ne connaissent pas ces besoins pressants, l'on ne peut affirmer qu'ils n'aient pas d'autres intentions ou volonté que de s'accroître mais en tout cas toute volonté d'expression de leur part est impuissante, sinon à développer leur corps, comme si chacun de nos désirs nous coûtait l'obligation désormais de nourrir et de supporter un membre supplémentaire. Infernale multiplication de substance à l'occasion de chaque idée ! Chaque désir de fuite m'alourdit d'un nouveau chaînon!
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Le végétal est une analyse en acte, une dialectique originale dans l'espace. Progression par division de l'acte précédent. L'expression des animaux est orale, ou mimée par gestes qui s'effacent les uns les autres. L'expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d'y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger, il faut ajouter. Corriger un texte écrit, et paru, par des appendices, et ainsi de suite. Mais, il faut ajouter qu'ils ne se divisent pas à l'infini. Il existe à chacun une borne.
Chacun de leurs gestes laisse non pas seulement une trace comme il en est de l'homme et de ses écrits, il laisse une présence, une naissance irrémédiable, et non détachée d'eux.
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Leurs poses, ou « tableaux-vivants » :
muettes instances, supplications, calme fort, triomphes.
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L'on dit que les infirmes, les amputés voient leurs facultés se développer prodigieusement : ainsi des végétaux : leur immobilité fait leur perfection, leur fouillé, leurs belles décorations, leurs riches fruits.
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Aucun geste de leur action n'a d'effet en dehors d'eux-mêmes.
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La variété infinie des sentiments que fait naître le désir dans l'immobilité a donné lieu à l'infinie diversité de leurs formes.
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Un ensemble de lois compliquées à l'extrême, c'est-à-dire le plus parfait hasard, préside à la naissance, et au placement des végétaux sur la surface du globe.
La loi des indéterminés déterminants.
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Les végétaux la nuit.
L'exhalaison de l'acide carbonique par la fonction chlorophyllienne, comme un soupir de satisfaction qui durerait des heures, comme lorsque la plus basse corde des instruments à cordes, le plus relâchée possible, vibre à la limite de la musique, du son pur, et du silence.
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BIEN QUE L’ÊTRE VÉGÉTAL VEUILLE ÊTRE DÉFINI PLUTÔT PAR SES CONTOURS ET PAR SES FORMES, j'HONORERAI D'ABORD EN LUI UNE VERTU DE SA SUBSTANCE : CELLE DE POUVOIR ACCOMPLIR SA SYNTHÈSE AUX DÉPENS SEULS DU MILIEU INORGANIQUE QUI L'ENVIRONNE. TOUT LE MONDE AUTOUR DE LUI N'EST QU'UNE MINE OÙ LE PRÉCIEUX FILON VERT PUISE DE QUOI ÉLABORER CONTINÛMENT SON PROTOPLASME, DANS L'AIR PAR LA FONCTION CHLOROPHYLLIENNE DE SES FEUILLES, DANS LE SOL PAR LA FACULTÉ ABSORBANTE DE SES RACINES QUI ASSIMILENT LES SELS MINÉRAUX. D’OÙ LA QUALITÉ ESSENTIELLE DE CET ÊTRE, LIBÉRÉ A LA FOIS DE TOUS SOUCIS DOMICILIAIRES ET ALIMENTAIRES PAR LA PRÉSENCE Á SON ENTOUR D'UNE RESSOURCE INFINIE D'ALIMENTS : l'immobilité.
Francis Ponge, "Faune et flore" in Le Parti pris des choses, Gallimard, 1942.
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Végétation
La pluie ne forme pas les seuls traits d'union entre le sol et les cieux : il en existe d'une autre sorte, moins intermittents et beaucoup mieux tramés, dont le vent si fort qu'il l'agite n'emporte pas le tissu. S'il réussit parfois dans une certaine saison à en détacher peu de choses, qu'il s'efforce alors de réduire dans son tourbillon, l'on s'aperçoit à la fin du compte qu'il n'a rien dissipé du tout.
A y regarder de plus près, l'on se trouve alors à l'une des mille portes d'un immense laboratoire, hérissé d'appareils hydrauliques multiformes, tous beaucoup plus compliqués que les simples colonnes de la pluie et doués d'une originale perfection : tous à la fois cornues, filtres, siphons, alambics.
Ce sont ces appareils que la pluie rencontre justement d'abord, avant d'atteindre le sol. Ils la reçoivent dans une quantité de petits bols, disposés en foule à tous les niveaux d'une plus ou moins grande profondeur, et qui se déversent les uns dans les autres jusqu'à ceux du degré le plus bas, par qui la terre enfin est directement ramollie.
Ainsi ralentissent-ils l'ondée à leur façon, et en gardent-ils longtemps l'humeur et le bénéfice au sol après la disparition du météore. A eux seuls appartient le pouvoir de faire briller au soleil les formes de la pluie, autrement dit d'exposer sous le point de vue de la joie les raisons aussi religieusement admises, qu'elles furent par la tristesse précipitamment formulées. Curieuse occupation, énigmatiques caractères.
Ils grandissent en stature à mesure que la pluie tombe ; mais avec plus de régularité, plus de discrétion : et, par une sorte de force acquise, même alors qu'elle ne tombe plus. Enfin, l'on retrouve encore de l'eau dans certaines ampoules qu'ils forment et qu'ils portent avec une rougissante affectation, que l'on appelle leurs fruits.
Telle est, semble-t-il, la fonction physique de cette espèce de tapisserie à trois dimensions à laquelle on a donné le nom de végétation pour d'autres caractères qu'elle présente et en particulier pour la sorte de vie qui l'anime... Mais j'ai voulu d'abord insister sur ce point : bien que la faculté de réaliser leur propre synthèse et de se produire sans qu'on les en prie (voire entre les pavés de la Sorbonne), apparente les appareils végétatifs aux animaux, c'est-à-dire à toutes sortes de vagabonds, néanmoins en beaucoup d'endroits à demeure ils forment un tissu, et ce tissu appartient au monde comme l'une de ses assises.
Francis Ponge, "Végétation" in Le Parti pris des choses, Gallimard, 1942.
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Dans une de ses dernières nouvelles intitulée "Gigi" (1944), Colette s'interroge sur la spécificité du végétal :
Je n’étais, je ne fus toujours que trop portée à nommer ruse et sentiment ce qui n’est peut-être – que réflexe mécanique, devant les pâmoisons et les résurrections du végétal, ses voltes rapides vers la lumière, son âpreté à ne point mourir, aussi bien qu’à tuer. Les amplifications animées sur l’écran – gros miracle, indiscrétion majeure de la photographie - m’ont, contrairement à ce que j’en espérai d’abord, un peu refroidie, comme si le rôle de l’exactitude photographique était parfois, en la démesurant, de violer la vérité et d’abuser l’œil humain, de l’enivrer au moyen de l’accéléré et du ralenti. Ce qui ment au rythme ment, presque, à l’essence de la créature. L’angoisse et le plaisir de sentir vivre le végétal, ce n’est pas au cinéma que je les ai le mieux éprouvés, c’est par mes sens faibles, mais complets, étayés l’un par l’autre, non en comblant, en renforçant follement ma vue.
Comme beaucoup de ceux qui ont vécu au contact de la douce foule végétale, je connais sa bienveillance et je regimbe devant un rythme artificiel qui transforme la germination et la lente croissance en ruées, les éclosions en bâillements de fauves, le gloxinia en trappe, le lis en crocodile et les haricots en hydres. Si l’on me veut faire accepter la gigantisation du cinéma, qu’on m’y donne, synchroniquement et à mensonge égal, le vacarme de la plante, mille fois grossi lui aussi, le tonnerre des floraisons, la canonnade des cosses éclatées et la balistique des semences. Le végétal n’est pas un règne muet, encore que le son de son activité ne nous parvienne que par chance et exception, comme une récompense subtile accordée soit à notre vigilance, soit à une de ces caresses qui vient, par leur fruit, autant que l’observation.
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Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) évoque ainsi les Végétaux :
1er décembre
(La Bastide)
Nuages noirs du grand pin ; pâle fumée des oliviers ; et ce sentier inutile qui naît et meurt dans la broussaille...
Derrière moi, la trace immatérielle de mes jours, que les végétaux absorbent en même temps que les photons de Frère le Soleil. Ne resteront de mon passage que quelques molécules de sucres à trois carbones. Plus utiles qu'une inscription sur un plaque de marbre.
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Sylvain Tesson entreprend grâce à Vincent Munier une véritable quête initiatique qu'il relate dans un récit de voyage qu'il a intitulé La Panthère des neiges (Éditions Gallimard, 2019). C'est l'occasion de s'interroger sur les valeurs de notre société :
En Occident, la pensée régnante de ce début de siècle 21 instituait en vertu le mouvement des hommes, la circulation des marchandises, la fluctuation des capitaux, la fluidité des idées. « Du balai ! » commandaient les instances du rond-point planétaire. Jusque-là, les civilisations avaient mûri selon le principe végétal. Il s'était agi de s'enraciner dans les siècles, de pomper les nutriments du territoire, de bâtir des piliers et de favoriser l'expansion de soi sous un soleil invariable en se protégeant de la plante voisine par des épines adéquates. Les modalités avaient changé : il fallait désormais bouger vite et sans cesse dans les savanes globales. « En marche, hommes de la terre ! Circulez ! Il n'y a plus grand-chose à voir ! »
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