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Le Rocher

Dernière mise à jour : 20 sept.



Étymologie :

  • ROC, subst. masc.

Étymol. et Hist. 1. Ca 1470 « rocher » (George Chastellain, Chronique, éd. Kervyn de Lettenhove, t. 1, p. 278) ; 2. fig. 1626 « se dit d'une personne insensible » (Hardy, Triomphe d'amour, 180 ds IGLF). Forme masc. de roche*.

  • ROCHE, subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. a) Fin xe s. « bloc considérable de pierre très dure, en masse ou isolée » (Passion, éd. d'Arco Silvio Avalle, 323) ; b) 1553 « appui, refuge (terme biblique) » (Bible de l'imprimerie Gérard, Samuel, 22, 3) ; c) av. 1573 cœur de roche « dur, insensible » (Jodelle, Œuvres, I, 168 ds IGLF) ; 1587 [éd.] « chose ferme, inébranlable » (Malherbe, Les Larmes de Saint Pierre imitées du Transille, 74 ds Œuvres, éd. L. Lalanne, t. 1, p. 7 : cette roche de foi) ; d) 1690 eau de roche (Fur., s.v. eau) ; 1690 fig. clair comme de l'eau de roche (Fur.) ; 2. a) 1178 « pierre (matériau utilisé dans la construction d'un mur) » (Renart, éd. M. Roques, 3326) ; b) ca 1210 « caverne, grotte » (Guiot de Provins, Bible, 1885 ds T.-L.) ; c) ca 1245 roce « château fort bâti sur une roche, citadelle » (Philippe Mousket, Chronique, éd. Reiffenberg, 17039) ; d) 1269 roke « carrière de pierres » (doc. de Tournai ds Gdf.) ; 3. a) 1677 cristal de roche (Miege) ; b) 1683 turquoise de vieille roche (Inventaire gén. du mobilier de la Couronne sous Louis XIV, éd. J.-J. Guiffrey, t. 1, p. 198) ; 1690 « matière pierreuse contenant des pierres fines » (Fur.) ; d'où fig. 1653 Dieu de la vieille roche (Scarron, Virgile travesti, VII, 287a ds Richardson) ; c) 1690 « borax impur » (Fur.) ; d) 1691 roche de feu (Ozanam) ; 1736 roche à feu (Aubin) ; e) 1749 « substances minérales considérées en masse (terme de minér.) » (Buffon, Théorie de la terre ds Hist. nat. t. 1, p. 330) ; 1776 « granit » (Valm.) ; 1779 « pierre la plus dure d'une carrière » (Saussure, Voyages dans les Alpes, t. 1, p. 98 ds Brunot t. 6, p. 602) ; 1835 pierre de roche (Ac.). Représente un type rocca, d'orig. inc., sans doute prélat. (d'où aussi l'ital. dialectal rocca, le cat. et l'esp. roca et l'it. roccia empr. au fr.).

  • ROCHER, subst. masc.

Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1140 rochier « masse de pierre à fleur de terre » (Geffrei Gaimar, Hist. des Anglais, éd. A. Bell, 5616) ; b) av. 1558 estre un rocher de foy et de constance (Mellin de Saint-Gelais, Œuvres, éd. P. Blanchemain, t. 1, p. 211) ; 1601 ferme comme un rocher (en parlant d'un homme) (Montchrestien, Hector ds Tragédies, éd. L. Petit de Julleville, p. 15) ; c) 1560 littér. le rocher de mon cœur (J. Grevin, L'Olympe ds Théâtre complet et poés. choisies, éd. L. Pinvert, p. 290 et 304) ; 1579 cœur de rocher « personne dure, insensible » (Garnier, La Troade, 1601 ds Tragédies, éd. W. Foerster, II, p. 135) ; 1583 estre un rocher « se dit d'un homme dur, insensible » (Id., Les Juifves, 977, ibid., III, p. 132) ; 1694 parler aux rochers « s'adresser à des gens insensibles » (Ac.) ; d) 1560 « appui, refuge (terme biblique) » (Bible de l'imprimerie Rebul, Psaumes, 144, 1) ; 2. a) av. 1577 « écueil, récif » (R. Belleau, Œuvres, II, 373 ds IGLF); b) alpin. 1883 « paroi rocheuse » (Annuaire du Club alpin fr. Année 1882, p. 127 ds Quem. DDL t. 27); 1897 faire du rocher « escalader des parois de pierre (p. oppos. aux escalades qui se font dans la neige ou sur la glace) » (R. alpine, loc. cit.) ; 3. a) 1599 « décoration de table simulant une montagne » (Havard) ; b) 1690 rocher de confiture « filets d'écorce de citrons ou d'oranges confits, disposés pour imiter une rocaille » (Fur.) ; 1904 pâtiss. (Nouv. Lar. ill.) ; c) 1694 rocher d'eau « fontaine imitant un rocher d'où sort une source » (Corneille) ; d) 1721 rocher des philosophes « fourneau chimique » (Trév.) ; e) 1765 anat. (Encyclop.) ; f) 1765 « masse de mousse qui s'étend sur la bière quand elle commence à fermenter » (ibid.). Dér. de roche*.


Lire aussi les définitions de roc, roche et rocher pour amorcer la réflexion symbolique.

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Croyances populaires :


Charles Thuriet, auteur de Traditions populaires du Doubs(Librairie historique des Provinces, Emile Lechevalier, 1891) rapporte une légende locale :


LE MOINE DE CLÉRON (Canton d'Amancey)


En descendant d’Amancey à Cléron, on aperçoit sur le flanc droit du vallon de Norvaux une énorme aiguille de rocher qui n'a pas moins de quarante mètres d'élévation et qui, plantée perpendiculairement à mi-côte, affecte à l'œil la forme grossière et gigantesque d'un moine avec une couronne de cheveux autour de la tête et une cordelière autour des reins. Les gens de la contrée disent : c'est le Moine ou la Poupée des vignes (1). Une tradition locale rapporte qu'un esprit s'était chargé de porter, d'un côté à l'autre de la vallée, l'énorme monolithe et qu'arrivé devant la corniche de rocher qui, sous le nom de curons, couronne la montagne de toute cette région, il fut impuissant à terminer son entreprise et tomba emprisonné sous sa charge.


Note : 1) On connaît encore en Franche-Comté le Moine de Mouthier, l'Homme de pierre sur la Valouse et le Géant de pierre qui vire à Poligny.

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Symbolisme :


D'après Annie Pazzogna, auteure de Totem, animaux, arbres et pierres, mes frères, Enseignement des Indiens de Plaines, (Le Mercure Dauphinois, 2008, 2012 et 2015),


"Dans son inertie, le Rocher (Inyan) représente la sagesse de celui qui ne déplore pas le passé, n'aspire pas à l'avenir mais vit le présent en plénitude.

Inyan est la primordialité, la source de tout être, et à ce titre est révéré comme le Grand-Père de tous les Grands-Pères, Tunkasila.

Dans les tout premiers instants, l'immense Roc flotta, tout doux, dans l'Univers. Wi, le jeune Soleil souffla un vent de particules qui l'arracha à son élément primitif.

Un feu intérieur anima le Rocher, qui, par des fissures et des éruptions volcaniques cracha de l'hydrogène, de l'oxyde de carbone, de l'azote et constitua, de ce fait, une nouvelle atmosphère.

Un brutal refroidissement apporta une condensation formatrice d'océan, "Inyan perdit son fluide, son énergie première. Il devint dur pour Maka la Terre."

Le rayonnement ultra-violet, les impacts des météorites "les messagères célestes" ou la foudre engendrèrent la vie. Il fallut un milliard d'années pour que des algues microscopiques s'accrochent à un littoral et libèrent par photosynthèse de l'oxygène. Puis vinrent des lichens qui l'attaquèrent par leur acidité. Le roc s'effrita peu à peu, devint sable. Sa substance allégée manifesta qu'il s'était donné en entier, bien que gardant intacte son essence.

Des millions d'années plus tard, les mousses colonisèrent les rivages ainsi que les champignons qui enrichirent le sol en séchant au soleil. La vie habitait les eaux.

Des fougères et des prêles pointèrent leur nez. Le premier arbre enfin, il y a près de quatre cent millions d'années s'enracina dans la pierre qu'il fouilla, la brisant peu à peu, transformant chimiquement ce qui était solide en plus mou. Il couvrit rapidement la Terre alors rassemblée en un continent unique.

Certaines espèces de poissons moururent, d'autres gagnèrent la terre ferme.

Un excès d'oxygène favorisa le développement d'insectes gigantesques et la végétation se diversifia. Les terres dérivèrent. Ce morcellement est en constante expansion.

Maka la terre passa par des stades de chaleur intense où son soleil interne, contenant des métaux lourds, expectora en poussées tectoniques ou volcaniques et par des périodes glaciaires et sédimentaires emprisonnantes. Les pôles basculèrent.

Les os de pierre de "Unhcegila le dinosaure", se retrouvent, entre autres, dans les Badlands du Sud Dakota, ce lieu étrange et inquiétant hérissé de pics terreux, rayés de rose, pétris par le vent, dont les formes changent avec la pluie. Les montagnes se soulevèrent, l'eau , le sable sculptèrent, forgèrent des labyrinthes de gorges, de grottes à coups de boutoirs ou au goutte à goutte.

Témoin du temps : Bien des pierres, par leur forme naturelle véhiculent des légendes où se mêlent réalité et fantastique. Certains lieux sont sacrés car l'histoire s'y inscrit en pétroglyphes naturels depuis la nuit des temps. Des hommes médecine viennent encore les lire tous les solstices d'été. Painted Rocks dans le Montana est un de ces endroits où même la bataille de la Little Big Horn en 1876 était inscrite à même la falaise.

La pierre, ce témoin, fut très tôt le support des humains et de leurs actes profane et sacré qui ne faisaient qu'un à l'aube de l'humanité. Les fresques cavernicoles rappellent que le spirituel se situait au cœur du roc et que l'animal portait la vie et son étincelle. Les lances ou flèches qui le transperçaient parfois, symbolisent les mystères de la fécondité ainsi que les ténèbres illuminées.

L'étincelle pouvait aussi jaillir lors de la friction de deux silex. La taille des pointes de flèches et des outils confortait la vie physique.

Plus tard, des hommes surent où poser des mégalithes sur les nœuds telluriques ; ils vinrent se soigner ou prier en employant des circumambulations appropriées. Par sa forme, un rocher pouvait, loi des signatures, être affecté à des thérapeutiques particulières.

Menhirs, dolmens, cromlechs, allées couvertes... tous manifestent d'un passé riche de connaissance. Les pierres gravées indiquent, par leurs spirales, le voyage du défunt ou du vivant selon l'orientation ainsi que le clair chemin du cœur qui permet la libération. Les alignements pouvaient être repère astronomique, observatoire.

Par la taille de la pierre, qui est "affinement de l'être", l'homme chercha à s'élever vers le divin. Il érigea des temples ou des demeures d'éternité.


Beauté et richesse : Les pierres, œuvre alchimique de notre Terre, contiennent la beauté de la création et son mystère. Toucher un cristal, la pierre précieuse ou celle du chemin apaise, rassure, les regarder est une joie toujours renouvelée. Toutes ont un langage et par leur tessiture, leurs couleurs guérissent tous les corps. Ce sont elles qui choisissent de nous contacter pour nous offrir leur protection.

Les qualités rares et spécifiques des minéraux furent recherchées de tous temps. L'homme dit primitif en usa selon des besoins parcimonieux. L'ère industrielle et des besoins induits balayèrent toute retenue. Dynamitée, arrachée, concassée dessus, dessous les sols, la pierre connaît tous les outrages. Aspirés sont aussi les liquides fossiles tant convoités.

Dans l'Antiquité, la fascination de l'or fut liée à sa couleur : celle du Soleil ; d'autre part, inaltérable, il est malléable. Il attira des populations occidentales loin de leur lieu d'origine et occasionna des massacres tragiques, car "qui possède l'or acquiert ce qu'il désire". Il est de nos jours "l'étalon-repère".

Lors des "ruées vers l'or", des montagnes entières comme les Black Hills, furent fouillées, défigurées ou disparurent. Comme disparaissent en permanence les immenses richesses "fabriquées" avec patience dans les flancs de notre planète. Ces richesses minières sont souvent situées dans des endroits sacrés pour les natifs. Les Anciens, méditant auprès de structures magiques modelées par les éléments, ignoraient le verbe "vendre". le mot "respect" avait alors tout son sens."

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Symbolisme celte :


David Delnoy, dans La Géographie mythique des Celtes. (Bulletin de l'Association Scientifique Liégeoise pour la Recherche Archéologique, 2015) :


De la roche : Au travers de la roche, surgit l'instant d'éternité de l'Autre-Monde. La valeur atemporelle liée à ce matériau apparaît comme un lieu commun au sein des cultures, des mégalithes à nos pierres tombales. L'ancien mythe indo-européen de la Création expose la double nature de l'homme.

à suivre




Symbolisme onirique :


Selon Georges Romey, auteur du Dictionnaire de la Symbolique, le vocabulaire fondamental des rêves, Tome 1 : couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux (Albin Michel, 1995),


"Dans son approche des images de la matière minérale, le chercheur doit sans cesse se garder des dérives qui menacent son effort. Avant d'aborder le monde de la pierre, il doit ancrer solidement son investigation au mot qu'il a choisi d'étudier. Que sa vigilance se relâche le moindrement et l'observation devient méditation, l'objectivité cède sous l'influence de la pensée imaginante.

Le caillou n'est pas le galet, le galet n'est pas le rocher, le rocher n'est pas la pierre, la pierre n'est pas le pic, le pic n'est pas la montagne, la montagne n'est pas la pyramide ! Mais chacune de ces images contient une partie de toutes les autres. La réflexion glisse insidieusement de l'une à l'autre, convaincue qu'une nature matérielle commune justifie toutes les aventures dans la déclinaison de la rêverie minérale. Le penseur s'expose au même risque que le poète : celui de déployer une imagination juste en se trompant d'image.

Penser le rocher en se représentant un pic montagneux engage aussitôt dans une dialectique de la verticalité. Une cime agressive griffant le ciel appelle un complément d'abîme. Méditer sur le rocher en se référant au mythe de Sisyphe oblige à disserter sur la pesanteur. Paul Diel y voit la conséquence d'une exaltation de la tâche.

Devant le rocher du rêve, même si de telles valeurs de l'image sont parfois perceptibles, on se sent contraint d'orienter l'interprétation sur un axe différent. Le rocher, dans l'imaginaire spontané, n'a pas l'orgueilleuse ambition du pic solitaire, dressé dans un air glacé qui ne convient qu'à l'aigle. Il n'a pas la dureté du roc qui prête une intention hostile au monde minéral. Il n'a pas la volonté écrasante de la pierre pesante, symbole nietzschéen de la chute.

Le rocher du rêve est un témoignage de la nature féminine d'un monde premier, dans lequel les règnes végétal et animal n'étaient encore qu'à l'état potentiel. Le rocher imaginé renvoie systématiquement à la mer originelle. Il invite à la plongée dans la mer. Les images reçues au fils des scénarios autorisent à dire qu'il s'offre comme un lieu symbolique de retour dans la mère. La vocation du rocher dans le rêve est de s'ouvrir. S'ouvrir pour dévorer, s'ouvrir pour accueillir, s'ouvrir pour enfanter. Avant d'être pierre, avant d'être pic, avant d'être poids, la roche est cavité, grotte, caverne, ouverture vivante.

L'analyse des corrélations est saisissante : elle dessine une composition d'aurore du monde, où seul le bruit de la vague ruisselant sur la roche rompait le silence. Un tableau d'où seraient bannis couleurs, personnages, astres, formes et sentiments ne peut être perçu par un regard logique. Il ne se dévoile qu'au cœur du plus intime des rêves : celui de la profondeur maternelle.

Gaston Bachelard, toujours à l'affût des valeurs philosophiques dissimulées dans la rêverie poétique, rassemble aisément, dans son étude sur l'imagination minérale, des images littéraires de rochers lourds, de rochers agressifs, de rochers orgueilleux. Mais l'auteur revient sans cesse aux images de la roche vivante, animée, livrée à la vision transformante, toujours disponible pour encourager les fantasmes de dévoration. G. Bachelard admet péremptoirement les valeurs maternelles qui inspirent la rêverie rocheuse. Sous on œil exercé, le Sphinx lui-même sacrifie l'énigme millénaire de son sourire fermé, pour ouvrir une bouche géante qui s'offre à la pénétration. Le Sphinx et la pyramide s'opposent au sable. La roche taillée de main d'homme, l'édifice érigé au prix d'une énergie démesurée, trahissent l'immense rêve de pérennité, de permanence, de fixité, qui hante l'esprit humain depuis son origine. Le sable, c'est l'évolution, la disponibilité pour les métamorphoses, l'acceptation de l'éphémère. Placée dans cette perspective, la pierre taillée peut être interprétée comme un symbole de l'immuable, de la stabilité.

La lecture des rêves dans lesquels apparaît le rocher ne dispose pas à donner à ce symbole un sens identique. Au regard de l'expérience clinique, cette extension, que nous avons affirmée, après d'autres analystes, paraît abusive. Plus on accumule les informations oniriques concernant les différentes états de la pierre : galets, roches, pics ou montagnes, plus on est amené à reconnaître à ceux-là une aptitude commune à nourrir les métaphores de la mère, terrestre ou cosmique. De même que les galets composent un chemin conduisant le rêveur ou la rêveuse à leur mère, le rocher creux répond au désir du retour à cette préhistoire individuelle qu'est le temps de la gestation. Nul havre ne justifie plus que le ventre maternel le nom de port d'attache. Si longue soit-elle, l'amarre qu relie chaque personne à sa mère semble ne jamais devoir se rompre. Qui dira en toute certitude le sens de l'attraction maternelle ? Tel rêve exprime le besoin d'une retour au stade fœtal pour se donner à renaître. Tel autre se laisse traduire par la recherche d'un lieu protégé, d'un lieu d'apaisement. Souvent, l'analyste est conduit à soupçonner le désir de dissolution des engrammes traumatiques datant de la gestation. revenir dans la mère peut représenter un élan dirigé vers le rétablissement d'une relation positive à l'image maternelle. La grotte, lieu d'un retour à la terre-mère, peut encore entrer en résonance avec ce que Freud désignait comme l'instinct de mort.

C'est en observant l'ensemble des éléments d'un scénario que le praticien déterminera la version qui lui paraît correspondre le mieux au stade actuel de la cure. Plutôt que de le suivre dans sa délicate enquête, nous souhaitons montrer que le rocher du rêve, loin d'être un minéral blessant, peut revêtir la douceur d'une muqueuse, que la roche onirique révèle une surprenante aptitude à l'animation, qu'elle sait engloutir, protéger, enfanter...

Denise : "... C'est une énorme gueule d'hippopotame... je suis debout, entre les dents... je pense à un puits très profond, dans lequel je plonge... et je nage dans la mer ! Je nage à la surface de l'eau... un crocodile nage à côté de moi... c'est maintenant une grotte, sous la mer... c'est sans issue... je monte sur le rocher le long des parois... je cherche une issue... je n'ai plus peur... d'ailleurs, ce n'est plus de la roche... c'est doux, c'est agréable, c'est comme du velours..."

Une séquence du septième rêve de Brigitte, reprise dans l'article consacré au loup, laisse transparaître la symbolique de renaissance : "... Ce sont des rochers noirs, incurvés... ça ressemble à la gueule d'un loup... oh ! oui... je descends dans la gueule du loup... je vais jusqu'au cœur, ce n'est plus dur du tout, les parois sont molles... mais c'est devenu très étroit... si étroit que je ne peux plus descendre plus bas... mais il faut que je sorte ! Je me bats avec les parois pour les élargir... je pousse pour les élargir... j'arrive dans un espace rempli d'eau... c'est un lac souterrain mais c'est sans issue de nouveau, alors je casse la paroi pour sortir et je me retrouve dans la mer... et je me retrouve dans une caverne... il y a un taureau dans cette caverne..."

Le crocodile de Denise, le taureau de Brigitte ne sont pas des images accidentelles. La grotte-ventre est presque toujours un lieu habité, par un animal le plus souvent : crocodile, taureau, crabe, murène, congre, requin, hérisson, minotaure, mais aussi quelquefois par un petit vieillard gesticulant. Dans les articles consacrés à la grotte et au crocodile nous tentons d'élucider ces manifestations.

Patrice produit des images singulières de la roche animée : "... je vois un phare, posé sur le rocher, sur un promontoire, tout est blanc... le phare sort du promontoire, le rocher sort de l'eau... c'est comme si le rocher était la bouche d'un poisson et qu'il crache ce phare !... C'est une gerbe d'eau, une énorme fontaine en pleine mer..."

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Nous avons suffisamment établi le rocher dans son essence féminine, dans son rôle maternel premier, pour reconnaître que, dans l'univers onirique, se dressent aussi quelques rochers durs, sur lesquels la mer vient se briser. Ceux-là se prêtent à toutes les métaphores de la mer en colère, de la mer agitée. Ils ne font d'ailleurs l'objet que d'assez brèves évocations. Ils participent à la dynamique du rêve mais ils ne l'inspirent pas.

Dans un pourcentage très élevé de scénarios, le rocher imaginé est un rocher marin, noir, fréquenté par ces hôtes redoutables dont nous avons donné ci-dessus l'énumération. C'est encore le point d'attache de l'algue et le lieu de séjour des sirènes.

Le praticien qui accueille des images de rocher se souviendra qu'il observe un symbole présent dans plus de 15% des scénarios et qui peut, de ce fait, apparaître comme un simple complément de décor, à la signification secondaire. Si le rêve confie au rocher un rôle actif, l'investigation se dirigera vers l'état de la relation à l'image maternelle.

A partir de cette orientation très générale, l'interprète devra se disposer à décliner les très nombreuses variations dont elle peut avoir chargé la problématique, depuis les conséquences les plus directes liées aux culpabilités œdipiennes, jusqu'aux résultantes du second degré comme les inhibitions entravant l'expression de l'anima.

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Mythologie :


Le Glossaire théosophique (1ère édition G.R.S. MEAD, Londres, 1892) d'Helena Petrovna Blavatsky propose une entrée relative au rocher :


DAMBULLA (sans.). Nom d'un énorme rocher de Ceylan. Il se trouve à 130 mètres environ au-dessus du niveau de la mer. Sa partie supérieure est creusée, et plusieurs grands temples-cavernes, ou Vihâras, y sont taillés à même le roc, tous étant antérieurs à l'ère chrétienne. On les considère comme les antiquités les mieux conservées de cette île. Le côté nord du rocher est vertical et tout à fait inaccessible ; mais du côté sud, à quelque 50 mètres du sommet, cette énorme masse de granit en surplomb a été taillée en une plate forme avec une rangée de grandes cavernes faisant fonction de temples, creusées dans les murs environnants – ce qui évidemment entraîna un immense sacrifice en main-d'œuvre et en argent. Parmi les nombreuses Vihâras existantes on peut en mentionner deux : la Mahâ Râja Vihâra, longue de 60 m et large de 25 dans laquelle il y a dressées plus de cinquante images de Bouddha dont la plupart sont plus grandes que nature et toutes taillées dans le roc massif. On a creusé un puits auprès de la Dâgoba centrale, et d'une fissure dans le roc dégoutte en permanence une belle eau limpide qui est gardée pour des fins sacrées. Dans l'autre, la Mahâ Deviyo Vihâra, on peut voir une image gigantesque de Gautama Bouddha mort, longue de 16 m, étendu sur une couche et un coussin, le tout taillé dans le roc vif comme précédemment. "Ce temple long, étroit et sombre, la position et l'aspect placide de Bouddha, ceci joint au calme du lieu, tendent à imprimer sur le visiteur l'idée qu'il se trouve dans la chambre de la mort. Le prêtre affirme... que tel était Bouddha, et que tels étaient ceux qui l'assistèrent dans les derniers moments de son humanité" (Eastern Monachism de Hardy).

La vue qu'on a de Dambulla est magnifique. Sur la vaste plate forme de rocher qui semble maintenant être plus visitée par de très intelligents singes blancs apprivoisés que par des moines, se dresse un immense Arbre-Bo, une des multiples boutures venant de l'Arbre-Bo original sous lequel le Seigneur Siddârtha atteignit Nirvâna. "A peu près à 12 mètres du sommet se trouve une mare qui, à ce qu'en disent les prêtres, n'est jamais à sec". (The Ceylon Almanac, 1834).

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Paul Berret, dans Sous le signe des Dauphins, Contes et légendes du Dauphiné (Éditions des Régionalismes, 2008/2010) fait un parallèle entre la mythologie grecque, en particulier le mythe de Niobé et celle du Dauphiné :


"Brusquement, là-haut, les Trois-Pucelles surgirent. Une traînée de brouillard attardé s'accrochait à leur cime et pendit un instant, pareille à quelque voile léger glissant d'un hennin.

Les trois-Pucelles étaient là, debout, devant moi, dans la gaine de leurs longues robes de pierre, immobiles et muettes, et sous le ciel maintenant plus clair, je voyais les gouttelettes de la brume glisser et ruisseler comme des larmes le long de leur visage embué.

Invinciblement je songeais à Niobé pleurant, elle aussi, sous le ciel de Grèce, au sommet du mont Sipyle :


Comme un grand corps, taillé par un main habile,

La pierre te saisit d'une étreinte immobile.

Des pleurs marmoréens ruissellent de tes yeux...

Non, jamais corps divins, dorés par le soleil,

Dans les cités d'Hellas jamais blanches statues,

De grâce et de jeunesse et d'amour revêtues

N'ont valu...

Ces bras majestueux par la douleur brisés

Ces corps où la beauté, cette flamme éternelle,

Triomphe de la mort et resplendit en elle.


Quelle est, me disais-je, l'origine de ces mythes ? A quelle suite de pensées l'imagination des Grecs et des Dauphinois a-t-elle mystérieusement obéi en transformant ainsi la divine Niobé et les Trois Pucelles en un roc insensible ? Est-ce que la douleur et les pleurs leur ont paru retirer peu à peu la vie d'un cœur blessé, le glacer et le pétrifier à jamais dans une éternelle impassibilité ? Ou bien ont-ils voulu déifier la souffrance, car la pierre est devenue presque partout, aux yeux des primitifs, déesse ou dieu. Ses formes rigides, qui contrastent avec la vie mobile et la vaine agitation de l'homme, son imperturbable immobilité, son apparence de fantôme mystérieux apparu sur les sommets solitaires ont de tout temps sollicité l'imagination superstitieuse des peuples. Il émane de la fixité et de la gravité muette de la pierre, pour peu que sa forme soit vaguement humaine, une sorte de fascination étrange, comme si vraiment une âme occulte dormait secrètement en elle.

Qui pourraient compter le nombre des démons, des Christs et des Vierges, que, dans nos rochers alpestres, les pâtres et les montagnards ont reconnus et vénérés ?

Ici plus qu'ailleurs, pensais-je, l'assimilation s'imposait. Ces énormes pans de rocs taillés verticalement et de contour pur, séparés jusqu'à leur base par des fissures où joue la lumière, évoquent, sans qu'on puisse s'y soustraire, la vision de trois châtelaines du moyen-âge, telles qu'on les voit dans les vitraux d'église ou sur les sépulcres de marbre.

De Grenoble on les aperçoit érigeant sur l'horizon le cône de leurs têtes où se ruent les bourrasques du vent, les rafales des neiges hivernales ou la grêle des orages, sans que jamais elles se départissent de leur attitude de spectres pensifs."

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Selon Louis Deroy, auteur de "Jeux de mots, causes de légendes" (paru in Revista Letras. 11. 10.5380/rel.v11i0.19907, nov. 2010), certains mythes seraient issus de jeux de mots, volontaires ou non :


Comme il est normal, confusions et jeux de mots se sont surtout produits quand les mots étaient isolés, quand ils ne faisaient pas clairement partie de groupes lexicaux familiers. C'est pourquoi les emprunts passés isolément du préhellénique au grec ont souvent fourni l'occasion d'étymologies populaires et, par là, de mythes. J'en vois une belle illustration dans la légende des Cyclopes.

Il existait, dans la langue préhellénique, un mot *kala "pierre". Nous avons le droit de le supposer parce qu'il en subsiste, grec ancien, diverses attestations telles que [graphie grecque] "petite pierre, caillou, gravier" et [idem] et [id.] "caillou utilise pour tirer au sort, lot; aussi parce que cette 'base' *kala, répandue dans la Méditerranée occidentale par la colonisation égéenne, a survécu dans les mots latins calculus 'caillou' et glarea gravier', italiens calestro ou galestro 'terre pierreuse', français chail "pierre", chaillot "terrain pierreux", caillou, galet, clapier*') irlandais gall "pierre, rocher" galgai "sorte de tumulus" (mot passé dans la terminologie archéologique), ainsi que dans beaucoup de toponymes.

Or, le grec a conservé aussi le souvenir d'une forme préhellénique redoublée *kakala signifiant "grosse pierre": cette forme survit telle quelle dans [id.] , synonyme de [id.] "Les murailles, les remparts", et munie d'un suffixe diminutif dans [id.] "moellon, gros caillou", puis simplement "caillou, galet, gravier''. Le nom des Cyclopes, [id.] , procède, à mon avis, d'un dérivé préhellénique de *kakala. Dans la tradition grecque, en effet, les Cyclopes apparaissent comme des hommes primitifs, non civilisés, d'une grande force physique, capables, comme Polyphème dans l'Odyssée (X, 243, 481, 537), de mouvoir et même de lancer très loin d'énormes blocs de rocher. En particulier, ils sont tenus pour les constructeurs des murailles en gros blocs juxtaposés que l'on voyait en divers endroits de la Grèce, notamment à Mycènes et à Tirynthe, murailles que l'on qualifiait, justement Pour cela, de "cyclopéennes". Or, pour désigner les enceintes des villes fortifiées, les Grecs ne disaient pas seulement [id.] et [id.] , mais ils se servaient aussi de deux mots dont le sens propre est "cercle, rond", [id.] et [id.]. Dans une glose où il signale ces emplois métaphoriques, le lexicographe Hésychius rappelle une expression qui se trouvait dans l'Héraclès, pièce aujourd'hui perdue, de Sophocle, et qui est suggestive pour notre propos : [id.] "enceinte cyclopéenne". Cette expression montre, en effet, comment, à une époque archaïque et sans doute pré-littéraire, une étymologie populaire a rapproché [id.] de [id.] , et a fait glisser vers [id.], une forme qui aurait du être et qui a peut-être été d'abord *[id.] "les gens aux grosses Pierres". A partir de là, l'étymologie populaire s'est développée. Etant donné qu'en grec, [id.] peut être considéré comme un composé de [id.] et de qui exprime la notion, de voir", on en vint finalement à imaginer les Cyclopes non pas — cela aurait été peu original — comme des "êtres aux yeux ronds", mais comme de véritables monstres munis d'un œil circulaire au milieu du front. Cette conception était déjà si familière avant Homère que celui-ci a pu, sans préalable, broder sur le thème dans l'épisode fameux de l'Odyssée : l'aveuglement de Polyphème.

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Littérature :


Un rocher


De jour en jour la somme de ce que je n'ai pas encore dit grossit, fait boule de neige, porte ombrage à la signification pour autrui de la moindre parole que j'essaye alors de dire. Car, pour exprimer aucune nouvelle impression, fût-ce à moi-même, je me réfère, sans pouvoir faire autrement, bien que j'aie conscience de cette manie, à tout ce que je n'ai encore si peu que ce soit exprimé.

Malgré sa richesse et sa confusion, je me retrouve encore assez facilement dans le monde secret de ma contemplation et de mon imagination, et, quoique je me morfonde de m'y sentir, chaque fois que j'y pénètre de nouveau, comme dans une forêt étouffante où je ne puis à chaque instant admirer toutes choses à la fois et dans tous leurs détails, toutefois je jouis vivement de nombre de beautés, et parfois de leur confusion et de leur chevauchement même.

Mais si j'essaye de prendre la plume pour en décrire seulement un petit buisson ou, de vive voix, d'en parler tant soi peu à quelque camarade, — malgré le travail épuisant que je fournis alors et la peine que je prends pour m'exprimer le plus simplement possible, — le papier de mon bloc-notes ou l'esprit de mon ami reçoivent ces révélations comme un météore dans leur jardin, comme un étrange et quasi impossible caillou, d'une « qualité obscure » mais à propos duquel ils ne peuvent même pas conquérir la moindre impression ».

Et cependant, comme je le montrerai peut-être un jour, le danger n'est pas dans cette forêt aussi grave encore que dans celle de mes réflexions d'ordre purement logique, où d'ailleurs personne à aucun moment n'a encore été introduit par moi (ni à vrai dire moi-même de sang-froid ou à l'état de veille)...

Hélas ! aujourd'hui encore je recule épouvanté par l'énormité du rocher qu'il me faudrait déplacer pour déboucher ma porte...


Francis Ponge, "Un rocher" dans Le Parti pris des choses suivi de Proèmes, 1942.

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Dans Lettrines II (Édition José Corti, 1974) Julien Gracq évoque la solidité du rocher :


Ce qui frappe d'abord dans le paysage de Suède et de Norvège : le roc, la cuirasse géologique de la presqu'île, le bouclier scandinave (on ne saurait mieux dire) partout présent. Non pas le rocher : le roc ; tout ce qui pouvait s'arracher, s'extraire, s'araser, la glace l'a arraché, extrait, arasé du squelette gratté, brossé, récuré jusqu'à l'os. Il ne reste que le noyau profond mis au jour, la roche-mère intacte, inaltérée. La forêt - claire, sans belle venue - pousse sur des coupoles et des plaques de blindage qui partout apparaissent à nu ; dans les îles de Stockholm, où un léger filigrane de neige soulignait encore en avril les jointures cyclopéennes des quartiers de roc, les maisons semblent surplomber le lac du haut d'un bordé de dreadnought. Épaulements rabotés, dos de baleine, écailles de tortue, ce sont les formes que le granit ici répète à satiété : pas de sol, pas même une pellicule de terre de bruyère : on dirait que toute la Scandinavie, ses ballasts expurgés par la fonte des glaciers énormes, émerge de la mer comme l'échine d'un sous-marin étanche et boulonné. Nulle trace de remblai, nul colmatage ; le long de la rive basse du golfe de Bothnie, le dallage bossu plonge sous la mer comme le pavé d'un gué : même les petits lacs se ceignent d'un anneau de granit nu ou de porphyre, comme la flaque d'un bénitier.

 

Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) évoque un rocher en forme d'ours :

19 janvier

(Saint-Martin-de-Peille)


Un ours blanc de très loin m'a fait signe entre les cistes, les buis et les bruyères. C'est un rocher plantigrade. A l'horizon, le Mercantour enneigé devient ours à son tour, par raison d'homothétie.

Je pose mon derrière sur une pierre de la garrigue : mon simulacre géant s'assoit sur la montagne froide.

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Dans Debout les morts (Éditions Viviane Hamy, 1995 ; Éditions J'ai lu, 2000), roman policier atypique dans lequel Fred Vargas met en scène pour la première fois les "évangélistes", Saint Mathieu est décrit comme un solide rocher :


"On pouvait aussi compter sur Mathias, non pas tant comme décrypteur, mais comme capteur. Vandoosler pensait à Saint Mathieu comme à une sorte de dolmen, une roche massive, statique, sacrée, mais s'imprégnant à son insu de toutes sortes d'événements sensibles, orientant des particules de mica dans le sens des vents. Compliqué à décrire en tous les cas."

 

Dans son roman policier Sous les Vents de Neptune (Éditions Viviane Hamy, 2004), Fred Vargas met le commissaire Adamsberg en fâcheuse posture, ce qui l'incite à chercher un refuge :


« Il s'excusa auprès d'Enid et sortit dans les rues, marchant au hasard, hésitant. Une pensée rapide lui rappela son grand-oncle qui, malade, allait se caler en boule dans un creux de rocher pyrénéen, jusqu'à ce que cela se passe. Puis l'ancêtre se dépliait et revenait à la vie, fièvre tombée, avalée par le roc. Adamsberg sourit. Il ne trouverait nulle tanière dans cette vaste ville pour s'y lover comme un ours, nulle anfractuosité pour absorber sa fièvre et gober tout cru son clandestin. Qui peut-être, était à cette heure passé sur les épaules d'un voisin de table irlandais. »

*

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Sylvain Tesson entreprend grâce à Vincent Munier une véritable quête initiatique qu'il relate dans un récit de voyage qu'il a intitulé La Panthère des neiges (Éditions Gallimard, 2019). C'est également l'occasion de réfléchir à la spécificité des grottes :


Combien en avais-je passé des nuits de bivouac au fond des grottes ? En Provence, dans les Alpes-Maritimes, les forêts d'Île-de-France, en Inde, en Russie, au Tibet, j'avais dormi dans les « baumes » aux odeurs de figuier, les avancées de granit, les failles volcaniques, les niches de grès. En entrant, je vivais un instant sacré : la reconnaissance des lieux. Il fallait ne déranger personne. Parfois, j'avais affolé des chiroptères ou des scolopendres. Les rituels étaient immuables : aplanir le sol, disposer ses hardes dans un recoin protégé du vent. La grotte dans laquelle je venais de rentrer avec Léo avait été occupée. Le sol était propre, le plafond noirci de suie, un cercle de pierres trahissait un foyer. Les grottes avaient constitué la géographie matricielle de l'humanité dans ses lamentables débuts. Chacune avait abrité des hôtes jusqu'à ce que l'élan néolithique sonne la sortie d'abri. L'homme s'était alors dispersé, avait fertilisé les limons, domestiqué les troupeaux, inventé un Dieu unique et commencé la coupe réglée de la Terre pour parvenir, dix mille ans plus tard, à l'accomplissement de la civilisation : l'embouteillage et l'obésité. On pourrait modifier la pensée B139 de Pascal - « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » - et trouver que le malheur du monde débuta quand le premier homme sortit de la première grotte. Dans les grottes, je percevais l'écho magique d'un veux rayonnement. Même question en entrant sous la nef d'une église : que s'était-il passé ici , Comment s'aimait-on sous un plafond voûté ? Peut-être de vieilles conversations avaient-elles imprégné les rochers, comme les psaumes des vêpres s'incorporent au calcaire cistercien ? […] J'aimais les grottes parce qu'elles relevaient d'une architecture immémoriale où les efforts de l'eau et de la dessication chimique avaient fini par percer un orifice dans une paroi pour que les nuits d'un passant soient un peu moins douloureuses.

*

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Dans son roman intitulé L'Île des âmes (Rizzoli de Mondalori Libri S.p.A., 2019 ; Éditions Gallmeister, 2021), Piergiorgio Pulixi construit l'intrigue en se fondant sur les croyances millénaires :


Plus il avançait, plus il lui semblait remonter le temps ; même le paysage se faisait plus âpre et archaïque, plus éprouvant.

Ce matin-là, avec une agilité caprine, Bastianu grimpa sur les gradins de roche naturels pour rejoindre un des points les plus élevés de la Barbagia supérieure. On l'appelait Sa Punta Manna, un nœud granitique qui culminait à plus de onze cents mètres d'altitude et depuis lequel, les jours où le ciel était clair et l'humidité raisonnable, le regard plongeait vers l'horizon par-delà la nature sauvage constellée de roches majestueuses, jusqu'à rencontrer la vallée du Tirso, puis le Montferru, et à embrasser le bleu cobalt de la mer Tyrrhénienne d'une part et l'azur intense de la mer de Sardaigne de l'autre : comme si l'observateur se trouvait à cheval sur les deux mers et que l'île était un immense radeau flottant et lui son unique passager. Là-haut les pensées se raréfiaient. Le raisonnement se muait en contemplation. [...]

Juché au sommet, Bastianu avait presque la sensation de soutenir le ciel, de lui serrer la main et de l'encourager à enfanter un jour nouveau, un soleil nouveau. Et il le faisait sans souffler mot, sans bouger le moindre muscle, comme si la beauté de la nature méritait un respect physique, une révérence quasi animiste. C'était à la fois un rituel de mort et de renaissance. Par instants, en plus de répandre un flot de parfums balsamiques, le vent sifflait dans les lézardes des roches, créant une symphonie de pierres musicales, et Bastianu était capable de reconnaître les yeux fermés le type de brise qui soufflait, simplement au son que produisait les roches, car chaque courant d'air vibrait selon un accord différent. Ce matin-là, cependant, l'air était mystérieusement immobile. La terre entière semblait palpiter, comme si elle était vivante : elle émettait un grondement sourd, pareil à celui d'une bête affamée.

La nuit précédente, avant que Bastianu se retire chez lui, le grand-père lui avait fait remettre un message par l'intermédiaire d'une des ses tantes les plus âgées. Le vieux avait été catégorique :

- L'utérus de la terre ne peut plus donner de fruits s'il n'est pas inséminé. La prospérité est file du sacrifice. [...]

- Un sacrifice exige de la douleur, il doit faire saigner le cœur. La terre se nourrit de souffrance.

Des paroles cinglantes comme des coups de fouet, granitiques et tranchantes comme les montagnes, sans appel.

- Mais...

- Il ne peut en aller qu'ainsi. La terre a faim et soif... Fais ce que tu as à faire, Bastianu.

Ces phrases ne cessaient de résonner dans sa tête.

Bastianu observa les vallées immaculées qui s'étendaient à perte de vue et s'éveillaient sous les caresses de la lumière albescente. Mais cette paix était illusoire. Les Ladu appelaient ce site "la vallée des âmes" parce qu'elle avait servi de lieu de sépulture depuis l'ère préhistorique. Selon certains, les premières traces de vie et d'habitat humains sur ces hauteurs remontaient au Néolithique moyen, quand d'autres parlaient carrément du Paléolithique. Quelle que fût la datation réelle, Bastianu était certain que ces monts étaient constellés de grottes et de crevasses où ses ancêtres avaient vécu et enterré leurs proches, convaincus que la mort n'était pas une chose définitive, mais simplement un passage indispensable pour accéder à une autre vie spirituelle. Sa certitude provenait de son expérience directe : il avait exploré ces cavernes toute son enfance, touchant de ses mains les sinnos, les signes de cette antique civilisation.

Parfois, Bastianu imaginait un de ses aïeux assis comme lui, mais six ou sept mille ans plus tôt, sur cette saillie pour écouter le chant des rochers. Après l'âge de la pierre, ces montagnes avaient recueilli sous leur aile les populations nuragiques issues de la plaine du Campidano qui fuyaient les Carthaginois, et après eux les Romains, les Byzantins et ainsi de suite, une succession quasi infinie de conquérants. Aucun envahisseur n'avait réussi à pénétrer jusqu'à ces hauteurs et à imposer son règne à la Barbagia et à ses habitants. Aucun. comme si ces zones reculées, ancestrales, inaccessibles, étaient protégées par une divinité des forêts. Une nature divine qui se moquait de leurs ennemis, mais qui, en échange, exigeait des sacrifices et une fidélité absolue.

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