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Le Galet

Dernière mise à jour : 20 sept.




Étymologie :

  • GALET, subst. masc.

Étymol. et Hist. 1. Av. 1188 Touraine (?) galeit « pierre à feu » (Partonopeus de Blois, éd. J. Gildea, 5087) ; 2. ca 1195 norm. jalet « caillou arrondi (ici, servant de projectile) » (Ambroise, Guerre sainte, 3374 ds T.-L.) ; 3. 1832 « petite roue servant à faciliter la mobilité de certains objets » (Raymond). Terme surtout attesté dans l'Ouest et sur la côte picarde, dimin. en -et* de l'a. fr. gal « caillou » (ca 1200, norm.-pic. Aspremont, éd. L. Brandin, 3738) ; (ca 1195 norm., Ambroise, op. cit. 4799 ds T.-L.), de même aire d'orig. (cf. maintien du g- ), prob. issu d'un rad. préroman *gallo- « pierre » (v. Hubschmid, I, 66), FEW t. 4, p. 45a proposant un gaul. *gallos « id. » que l'on peut déduire de l'a. irl. gall « pilier de pierre, pierre », Thurneysen, p. 100, Dottin, p. 258 ; cf. DEAF col. 72-73.


Lire également la définition du nom galet afin d'amorcer la réflexion symbolique.




Symbolisme onirique :


Selon Georges Romey, auteur du Dictionnaire de la Symbolique, le vocabulaire fondamental des rêves, Tome 1 : couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux (Albin Michel, 1995),


"Une symbolique du règne minéral qui négligerait les significations particulières du galet ne remplirait pas complètement sa mission. L'exploration méthodique des rêves révèle que, dans l'inconscient, cette pierre arrondie, polie par les pulsations de la mer ou par le flot impétueux d'un torrent, se prête à la projection de valeurs spécifiques qui la distingue résolument de la pierre brute, du caillou et du rocher. Une poétique de la pierre peut alimenter une dialectique de l'immuable et de la transformation. Les psychologues verront dans le rocher un symbole de la fixité, le poète, influencé par l'infinie variété des formes, ira jusqu'à lui prêter la flexibilité du nuage.

Le galet rêvé se tient à l'écart de toutes les roches. Un minéral brut est témoin de la naissance du monde. Un galet est l'œuvre d'un monde qui a déjà vécu. Pour l'imaginaire, tellement sensible au caractéristiques formelles, tout galet est un œuf pondu par la mer. La lecture des rêves montre qu'il s'agit là d'une métaphore naturelle, d'une image qui prend racine au plus profond de la symbolique vivante. L'interprétation du galet restera la même, qu'il s'agisse de celui qu'ont formé les vagues ou de ceux qu'a roulés l'eau d'un torrent. Dans 80% des situations oniriques, le symbole est situé dans un décor marin.

Le rêve, parfois, proposera l'image d'un galet, au singulier. Dans l'écrasante majorité des cas observés, c'est, dans l'ordre croissant de résonance symbolique, le tas de galets, la plage de galets et le chemin de galets qui inspirent les compositions oniriques. le symbole, le plus souvent, prend place dans des scénarios qui se développent longuement à travers une structure dont l'agencement provoque l'admiration. Qui n'a pas entendu de tels rêves a quelque difficulté à se convaincre qu'ils sont une production spontanée de l'inconscient. Pour le praticien à l'écoute, la caractéristique majeure de ces scénarios, c'est que leur sens s'impose. Leur interprétation échappe à toute incertitude. La structure, les images et les mots convergent pour assurer la pertinence de la traduction.

Le galet, dans le rêve, est chemin. Un chemin qui mène toujours vers un lieu primordial : le ventre maternel. Une série de galets placés l'un après l'autre est une sorte de gué qui favorise ce retour, par-delà la rivière du temps écoulé. Les plus volumineux des galets ne sont, dans le rêve, qu'un grossissement des cailloux semés par le Petit Poucet pour retrouver la chaumière où sa mère espère secrètement son retour et celui de ses frères. L'imaginaire qui produit une vision de galets décline aussitôt son désir de mère à travers des commentaires explicites ou des allégories sans mystère. Du sexe de femme, du ventre maternel à la lune, en passant par la barque et la grotte, plusieurs de ces évocations sont généralement présentes à proximité du symbole. Une psychologie qui se donne à voir une plage ou un chemin de galets aspire à l'intimité paisible de la poche placentaire. Mais il ne faudrait pas en déduire qu'elle se souvient d'une intimité paisible ! la mer à laquelle renvoie le symbole est le plus souvent une mer déchaînée, une mer violente, une mer dangereuse. Ce n'est pas l'océan tranquille qui a roulé les pierres jusqu'à les polir, mais les tempêtes renouvelées. L’œuf de pierre est le produit des colères de la mer ou des crues torrentielles.

Les galets apparaissent plus fréquemment dans l'onirisme féminin que dans les rêves faits par les hommes. Si les femmes, comme les hommes, sont susceptibles de porter le souvenir de douloureuses ruptures de rythme subies pendant la gestation, pour elles, à ces tempêtes lointaines, se superpose le tumulte des hostilités engendrées par l’œdipe. Presque tous les scénarios concernés évoquent l'âge pubertaire, phase de réactivation de ce complexe.

Ainsi les galets du rêve peuvent former le chemin d'une ré-expérimentation de vécus traumatisants remontant à cette préhistoire individuelle qu'est le temps de la gestation ou la voie d'une réhabilitation de l'image maternelle. La dynamique onirique peut évidemment se déployer simultanément sur ces deux axes d'une problématique. La nostalgie du ventre maternel est certes le sentiment le mieux partagé, mais ainsi que nous le développons dans l'article consacré à la mouette, il faut considérer le mot nostalgie dans sa structure étymologique qui associe retour et souffrance.

Comme la plupart des rêveuses qui ont produit les scénarios pris en référence, Aline vivait, à l'époque de son engagement dans la cure, une relation particulièrement conflictuelle vis-à-vis de sa mère. Son troisième rêve traduit à la fois cette situation et les impressions engrammées pendant le séjour dans le ventre maternel. On peut observer, dans les deux séquences qui suivent, les empreintes que laissent dans la psychologie d'un enfant une gestation vécue par la mère dans une disposition de rejet concrétisée par une tentative d'interrogation :

"... Je vois de l'eau qui coule, comme dans un lavoir... c'est une eau trouble, savonneuse qui s'éclaircit plus loin... elle circule, elle passe... j'ai une association avec l'idée des femmes qui font "passer" leur enfant... qui se font avorter... ça... je vois des engrenages, des courroies, des mouvements qui... comme tout ce qui se reproduit... être pris dans un engrenage : pas moyen ni d'intervenir ni d'échapper !... Coincé ! Ah ! L'image d'une moulinette qui écrase les légumes, qui "fait passer" aussi... toujours cette idée de ventre qu'on charcute... de curetage... je vois comme si le ventre était un trou béant, sans rien dedans... vide..."

Durant de longues minutes, Aline multiplie les images exprimant le m^me thème, puis :

"... A nouveau l'eau qui coule, comme un torrent en crue... puis les vagues de la mer aussi... qui s'écrasent... j'aime bien ce mouvement de vie... il y a de la vie... et de la force... la force du torrent qui emporte tout, qui entraîne... et puis, la mer, c'est pareil ! Elle peut être déchaînée, elle pet couler une embarcation... je vois une embarcation prise dans les vagues qui la submergent, qui l'engloutissent... la mer, ça use... ça... ça... oui ! Comme les vagues usent les galets... comme les galets petit à petit usés par les vagues, usés par la mer... et il n'y a rien à faire... la mer est intraitable... l'embarcation est ramenée en arrière... une nouvelle vague la projette en avant. Elle suit le mouvement de la mer... elle est battue par la mer... comme submergée... et puis... après, c'est le calme plat... y a du soleil... tout s'assèche... 'est comme si l'embarcation se refaisait une santé pour se préparer à une nouvelle tempête... Elle vit des instants qui ne vont pas durer... elle sait, l'embarcation, qu'l y aura de nouvelles tempêtes... oh ! je sais bien que c'est moi l'embarcation !..."

Du fœtus, œuf de la mère, au galet, œuf de la mer, la distance symbolique est nulle, l'allusion transparente ! Le vingt-quatrième scénario de Suzanne, dont nous reprenons des passages dans plusieurs articles, est un magnifique exemple de la situation dans laquelle les galets, explicitement, se font chemin. Un chemin qui ramène à la mère, à la douceur intime d'un ventre maternel retrouvé, où la rêveuse se prépare à renaître. Le scénario est très long, très beau, bien construit. En voici les premières phrases :

"Je vois des galets... un sol parsemé de galets, de gros galets. En dessous, je ne sais pas ce que c'est. C'est peut-être un peu de terre, je n'en sais rien ! Je pense à des pierres... peut-être à l'Île de Pâques. Je m'imagine suivant un chemin de galets... je sauterais d'un galet sur l'autre... le sol ; c'est pas du sable... de la terre, de la poussière... c'est pas sale... de la poussière, avec un chemin de galets, comme un gué, et très loin, y a comme un grand visage taillé dans la montagne... j'avance et le visage se rapproche... mon chemin de galets mène jusqu'à la bouche de ce visage. La bouche est comme une caverne évidemment... elle me paraît un peu dangereuse..."

Suzanne pénètre dans cette caverne, suit un long conduit qui mène au cœur de la montagne. Là, un scène importante la met en présence d'un vieux sage qui lui accorde le passage. La rêveuse accède alors à un désert de sable ocre où elle est accueillie par des bédouins. La nuit, elle sort de la tente et :

"Je me mets à danser pour la lune. C'est à Isis que je pense. Il me semble que je suis devenue une prêtresse d'Isis... et que je consacre ma nuit à la lune... Les rayons de la lune ne sont pas froids, ils sont doux... je prends un plaisir immense à danser d'une manière lente... et puis, quand j'ai dansé à la lune, je me couche sur le sable et je dors ; baignée dans cette lumière, j'ai l'impression que la lune est ma mère. Les rayons de lune sont les bras d'une mère tendre et je dors, blottie dans ses bras. Quel sommeil merveilleux !... Il me semble que je me roule comme si j'étais de nouveau dans le ventre de ma mère et que je dors, comme cela, d'un sommeil infini... de gestation.... comme si, au moment où j'allais me réveiller, j'allais naître à nouveau..."

Quelles images, quelles sensations pourraient tracer plus clairement l'itinéraire qui conduit, par le chemin de galets, au ventre maternel ? Il serait vain d'espérer entendre des mots plus lumineux. Cependant, de nombreuses patientes ont produit des scénario construits sur le même type de structure, exprimant les mêmes thèmes par des images semblables.

La fonction onirique du chemin de galets est de favoriser la dissolution des aspects de la problématique qui se sont formés en rapport avec la mère. Nous avons montré que le symbole peut renvoyer aux impressions prénatales comme à la rivalité œdipienne.

Mais le rêve, en ses images, est magicien. Il se joue des sens, les entremêle et, lorsqu'il expose une face de la réalité, l'envers transparaît parfois si brillamment que le regard de l'analyste le plus assuré en est troublé. Le rêve est le seigneur de l'ambivalence. Et quelle image pourrait, mieux qu'un chemin de galets, se prêter au jeu de l'ambivalence ? Une rivière coule, comme le temps et ne revient pas. Mais un chemin rend l'avenir accessible au même titre qu'il permet le retour à l'origine. Nous avons proposé des exemples porteurs de ce dernier sens.

Pourtant, les rêves de galets, s'ils renvoient au passé, parlent aussi de l'inexorable accomplissement de la vie. Les pierres polies d'un gué s'offrent chacune pour un pas nouveau. Un pas qu'il est impossible de ne pas faire, mais qui enfonce un peu plus le rêveur dans le seul exil insupportable : celui qui l'éloigne du ventre maternel ! C'est l'autre face du symbole.

Dans presque tous les scénarios où gisent les galets apparaissent des images de rails, d'engrenages et, surtout, de roues de moulin ! Cette roue-là est toujours animée d'un mouvement irréversible : celle d'un temps qui passe et sépare davantage le rêveur de sa mère. La souffrance qui en résulte ne se réduit pas par l'âge mais par la réalisation dans le Soi. De brefs extraits de la septième séance de Nicole, soixante-dix ans, montreront que les thèmes qui précèdent n'ont pas été altérés par le temps ! "Je vois la mer... c'est la plage de D., où j'allais quand j'avais quatorze ans... je revois surtout les galets, sur cette plage... je me revois, à cet âge, marchant sur les galets et puis... je ne sais pas pourquoi, c'est à Lourdes que je pense, à la grotte, avec la Vierge... et puis, un chemin... le chemin de croix du Christ, dans l'église de mon village... je ne sais plus si je suis dedans ou dehors... là, je vois un moulin... le moulin, la roue... la roue qui tourne, l'eau qui coule, la route..."

La roue ! Symbole de l'éternel retour !

Cette roue de moulin qui tourne dans tant de scénarios, à proximité des galets, les engrenages d'Aline, le chemin de pierres de Suzanne, sont des images de même nature. Images qui vibrent toutes d'une nostalgie qui leur confère le douloureux prestige d'un chemin de croix.

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En présence d'images de galets, on tiendra pour assuré que la rêveuse ou le rêveur sont dans une disposition sincère d'élucidation des racines de leur problématique. Par égard pour une souffrance apparente ou latente, le praticien développera une approche prudente, orientée vers la relation à la mère. Il tentera de déterminer, en fonction de l'environnement du symbole, dans quelles proportions se combinent les trois axes que nous avons dessinés : ré-expérimentation des impressions engrammées pendant la gestation, recherche d'un positionnement purifié des séquelles œdipiennes, réalisation de la rupture du cordon ombilical psychologique, condition incontournable de l'accomplissement du Soi.

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Littérature :


Le Galet

Le galet n'est pas une chose facile à bien définir.

Si l'on se contente d'une simple description l'on peut dire d'abord que c'est une forme ou un état de la pierre entre le rocher et le caillou.

Mais ce propos déjà implique de la pierre une notion qui doit être justifiée. Qu'on ne me reproche pas en cette matière de remonter plus loin même que le déluge.

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Tous les rocs sont issus par scissiparité d'un même aïeul énorme. De ce corps fabuleux l'on ne peut dire qu'une chose, savoir que hors des limbes il n'a point tenu debout.

La raison ne l'atteint qu'amorphe et répandu parmi les bonds pâteux de l'agonie. Elle s'éveille pour le baptême d'un héros de la grandeur du monde, et découvre le pétrin affreux d'un lit de mort.

Que le lecteur ici ne passe pas trop vite, mais qu'il admire plutôt, au lieu d'expressions si épaisses et si funèbres, la grandeur et la gloire d'une vérité qui a pu tant soi peu se les rendre transparentes et n'en paraître pas tout à fait obscurcie.

Ainsi, sur une planète déjà terne et froide, brille à présent le soleil. Aucun satellite de flammes à son égard ne trompe plus. Toute la gloire et toute l'existence, tout ce qui fait voir et tout ce qui fait vivre, la source de toute apparence objective s'est retirée à lui. Les héros issus de lui qui gravitaient dans son entourage se sont volontairement éclipsés. Mais pour que la vérité dont ils abdiquent la gloire — au profit de sa source même — conserve un public et des objets, morts ou sur le point de l'être, ils n'en continuent pas moins autour d'elle leur ronde, leur service de- spectateurs.

L'on conçoit qu'un pareil sacrifice, l'expulsion de la vie hors de natures autrefois si glorieuses et si ardentes, ne soit pas allé sans de dramatiques bouleversements intérieurs. Voilà l'origine du gris chaos de la Terre, notre humble et magnifique séjour.

Ainsi, après une période de torsions et de plis pareils à ceux d'un corps qui s'agite en dormant sous les couvertures, notre héros, maté (par sa conscience) comme par une monstrueuse camisole de force, n'a plus connu que des explosions intimes, de plus en plus rares, d'un effet brisant sur une enveloppe de plus en plus lourde et froide.

Lui mort et elle chaotique sont aujourd'hui confondus.

*

De ce corps une fois pour toutes ayant perdu avec la faculté de s'émouvoir celle de se refondre en une personne entière, l'histoire depuis la lente catastrophe du refroidissement ne sera plus que celle d'une perpétuelle désagrégation. Mais c'est à ce moment qu'il advient d'autres choses : la grandeur morte, la vie fait voir aussitôt qu'elle n'a rien de commun avec elle. Aussitôt, à mille ressources.

Telle est aujourd'hui l'apparence du globe. Le cadavre en tronçons de l'être de la grandeur du monde ne fait plus que servir de décor à la vie de millions d'êtres infiniment plus petits et plus éphémères que lui. Leur foule est par endroits si dense qu'elle dissimule entièrement l'ossature sacrée qui leur servit naguère d'unique support. Et ce n'est qu'une infinité de leurs cadavres qui réussissant depuis lors à imiter la consistance de la pierre, par ce qu'on appelle la terre végétale, leur permet depuis quelques jours de se reproduire sans rien devoir au roc.

Par ailleurs l'élément liquide, d'une origine peut-être aussi ancienne que celui dont je traite ici, s'étant assemblé sur de plus ou moins grandes étendues, le recouvre, s'y frotte, et par des coups répétés active son érosion.

Je décrirai donc quelques-unes des formes que la pierre actuellement éparse et humiliée par le monde montre à nos yeux.

Les plus gros fragments, dalles à peu près invisibles sous les végétations entrelacées qui s'y agrippent autant par religion que pour d'autres motifs, constituent l'ossature du globe.

Ce sont là de véritables temples : non point des constructions élevées arbitrairement au-dessus du sol mais les restes impassibles de l'antique héros qui fut naguère véritablement au monde.

Engagé à l'imagination de grandes choses parmi l'ombre et le parfum des forêts qui recouvrent parfois ces blocs mystérieux, l'homme par l'esprit seul suppose là-dessous leur continuité.

Dans les mêmes endroits, de nombreux blocs plus petits attirent son attention. Parsemées sous bois par le Temps, d'inégales boules de mie de pierre, pétries par les doigts sales de ce dieu.

Depuis l'explosion de leur énorme aïeul, et de leur trajectoire aux cieux abattus sans ressort, les rochers se sont tus.

Envahis et fracturés par la germination, comme un homme qui ne se rase plus, creusés et comblés par la terre meuble, aucun d'eux devenus incapables d'aucune réaction ne pipe plus mot.

Leurs figures, leurs corps se fendillent. Dans les rides de l'expérience la naïveté s'approche et s'installe. Les roses s'assoient sur leurs genoux gris, et elles font contre eux leur naïve diatribe. Eux les admettent. Eux, dont jadis la grêle désastreuse éclaircit les forêts, et dont la durée est éternelle dans la stupeur et la résignation.

Ils rient de voir autour d'eux suscitées et condamnées tant de générations de fleurs, d'une carnation d'ailleurs quoi qu'on dise à peine plus vivante que la leur, et d'un rose aussi pâle et aussi fané que leur gris. Ils pensent (comme des statues sans se donner la peine de le dire) que ces teintes sont empruntées aux lueurs des cieux au soleil couchant, lueurs elles-mêmes par les cieux essayées tous les soirs en mémoire d'un incendie bien plus éclatant, lors de ce fameux cataclysme à l'occasion duquel projetés violemment dans les airs, ils connurent une heure de liberté magnifique terminée par ce formidable atterrement. Non loin de là, la mer aux genoux rocheux des géants spectateurs sur ses bords des efforts écumants de leurs femmes abattues, sans cesse arrache des blocs qu'elle garde, étreint, balance, dorlote, ressasse, malaxe, flatte et polit dans ses bras contre son corps ou abandonne dans un coin de sa bouche comme une dragée, puis ressort de sa bouche, et dépose sur un bord hospitalier en pente douce parmi un troupeau déjà nombreux à sa portée, en vue de l'y reprendre bientôt pour s'en occuper plus affectueusement, passionnément encore.

Cependant le vent souffle. Il fait voler le sable. Et si l'une de ces particules, forme dernière et la plus infime de l'objet qui nous occupe, arrive à s'introduire réellement dans nos yeux, c'est ainsi que la pierre, par la façon d'éblouir qui lui est particulière, punit et termine notre contemplation.

La nature nous ferme ainsi les yeux quand le moment vient d'interroger vers l'intérieur de la mémoire si les renseignements qu'une longue contemplation y a accumulés ne l'auraient pas déjà fournie de quelques principes.

A l'esprit en mal de notions qui s'est d'abord nourri de telles apparences, à propos de la pierre la nature apparaîtra enfin, sous un jour peut-être trop simple, comme mie montre dont le principe est fait de roues qui tournent à de très inégales vitesses, quoiqu'elles soient agies par un unique moteur.

Les végétaux, les animaux, les vapeurs et les liquides, à mourir et à renaître tournent d'une façon plus ou moins rapide. La grande roue de la pierre nous paraît pratiquement immobile, et, même théoriquement, nous ne pouvons concevoir qu'une partie de la phase de sa très lente désagrégation.

Si bien que contrairement à l'opinion commune qui fait d'elle aux yeux des hommes un symbole de la durée et de l'impassibilité, l'on peut dire qu'en fait la pierre ne se reformant pas dans la nature, elle est en réalité la seule chose qui y meure constamment.

En sorte que lorsque la vie, par la bouche des êtres qui en reçoivent successivement et pour une assez courte période le dépôt, laisse croire qu'elle envie la solidité indestructible du décor qu'elle habite, en réalité elle assiste à la désagrégation continue de ce décor. Et voici l'unité d'action qui lui paraît dramatique : elle pense confusément que son support peut un jour lui faillir, alors qu'elle-même se sent éternellement res-suscitable. Dans un décor qui a renoncé à s'émouvoir, et songe seulement à tomber en ruines, la vie s'inquiète et s'agite de ne savoir que ressusciter.

Il est vrai que la pierre elle-même se montre parfois agitée. C'est dans ses derniers états, alors que galets, graviers, sable, poussière, elle n'est plus capable de jouer son rôle de contenant ou de support des choses animées. Désemparée du bloc fondamental elle roule, elle vole, elle réclame une place à la surface, et toute vie alors recule loin des mornes étendues où tour à tour la disperse et la rassemble la frénésie du désespoir.

Je noterai enfin, comme un principe très important, que toutes les formes de la pierre, qui représentent toutes quelque état de son évolution, existent simultanément au monde. Ici point de générations, point de races disparue». Les Temples, les Demi-Dieux, les Merveilles, les Mammouths, les Héros, les Aïeux voisinent chaque jour avec les petits-fils. Chaque homme peut toucher en chair et en os tous les possibles de ce monde dans son jardin. Point de conception : tout existe; ou plutôt, comme au paradis, toute la conception existe.

*

Si maintenant je veux avec plus d'attention exa­miner l'un des types particuliers de la pierre, la per­fection de sa forme, le fait que je peux le saisir et le retourner dans ma main, me font choisir le galet.

Aussi bien, le galet est-il exactement la pierre à l’époque où commence pour elle l'âge de la personne, de l'individu, c'est-à-dire de la parole.

Comparé au banc rocheux d'où il dérive directement, il est la pierre déjà fragmentée et polie en un très grand nombre d'individus presque semblables. Comparé au plus petit gravier, l'on peut dire que par l’endroit où on le trouve, parce que l'homme aussi n'a pas coutume d'en faire un usage pratique, il est la pierre encore sauvage, ou du moins pas domestique.

Encore quelques jours sans signification dans aucun ordre pratique du monde, profitons de ses vertus.

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Apporté un jour par l'une des innombrables charrettes du flot, qui depuis lors, semble-t-il, ne déchargent plus que pour les oreilles leur vaine cargaison, chaque galet repose sur l'amoncellement des formes de son antique état, et des formes de son futur.

Non loin des lieux où une couche de terre végétale recouvre encore ses énormes aïeux, au bas du banc rocheux où s'opère l'acte d'amour de ses parents immé­diats, il a son siège au sol formé du grain des mêmes, où le flot terrassier le recherche et le perd.

Mais ces lieux où la mer ordinairement le relègue sont les plus impropres à toute homologation. Ses popu­lations y gisent au su de la seule étendue. Chacun s'y croit perdu parce qu'il n'a pas de nombre, et qu'il ne voit que des forces aveugles pour tenir compte de lui.

Et en effet, partout où de tels troupeaux reposent, ils couvrent pratiquement tout le sol, et leur dos forme un parterre incommode à la pose du pied comme à celle de l'esprit.

Pas d'oiseaux. Des brins d'herbe parfois sortent entre eux. Des lézards les parcourent, les contournent sang façon. Des sauterelles par bonds s'y mesurent plutôt entre elles qu'elles ne les mesurent. Des hommes par­fois jettent distraitement au loin l'un des leurs.

Mais ces objets du dernier peu, perdus sans ordre au milieu d'une solitude violée par les herbes sèches, les varechs, les vieux bouchons et toutes sortes de débris des provisions humaines, - imperturbables parmi les remous les plus forts de l'atmosphère, - assistent muets au spectacle de ces forces qui courent en aveugles à leur essoufflement par la chasse de tout hors de toute raison.

Pourtant attachés nulle part, ils restent à leur place quelconque sur l'étendue. Le vent le plus fort pour déraciner un arbre ou démolir un édifice, ne peut dépla­cer un galet. Mais comme il fait voler la poussière alen­tour, c'est ainsi que parfois les furets de l'ouragan déterrent quelqu'une de ces bornes du hasard à leurs places quelconques depuis des siècles sous la couche opaque et temporelle du sable.

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Mais au contraire l'eau, qui rend glissant et commu­nique sa qualité de fluide à tout ce qu'elle peut entiè­rement enrober, arrive parfois à séduire ces formes et à les entraîner. Car le galet se souvient qu'il naquit par l'effort de ce monstre informe sur le monstre égale­ment informe de la pierre. Et comme sa personne encore ne peut être achevée qu'à plusieurs reprises par l'ap­plication du liquide, elle lui reste à jamais par défini­tion docile.

Terne au sol, comme le jour est terne par rapport à la nuit, à l'instant même où l’onde le reprend elle lui donne à luire. Et quoiqu'elle n'agisse pas en profon­deur, et ne pénètre qu'à peine le très fin et très serré agglomérat, la très mince quoique très active adhé­rence du liquide provoque à sa surface une modifica­tion sensible. Il semble qu'elle la repolisse, et panse ainsi elle-même les blessures faites par leurs précédentes amours. Alors, pour un moment, l'extérieur du galet ressemble à son intérieur : il a sur tout le corps l’œil de la jeunesse.

Cependant sa forme à la perfection supporte les deux milieux. Elle reste imperturbable dans le désordre des mers. Il en sort seulement plus petit, mais entier, et, si l'on veut aussi grand, puisque ses proportions ne dépendent aucunement de son volume.

Sorti du liquide il sèche aussitôt. C'est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface: il la dissipe sans aucun effort.

Enfin, de jour en jour plus petit mais toujours sûr de sa forme, aveugle, solide et sec dans sa profondeur, son caractère est donc de ne pas se laisser confondre mais plutôt réduire par les eaux. Aussi, lorsque vaincu il est enfin du sable, l'eau n'y pénètre pas exactement comme à la poussière. Gardant alors toutes les traces, sauf justement celles du liquide, qui se borne à pou­voir effacer sur lui celles qu'y font les autres, il laisse à travers lui passer toute la mer, qui se perd en sa profondeur sans pouvoir en aucune façon faire avec lui de la boue.

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Je n'en dirai pas plus, car cette idée d'une dispari­tion de signes me donne à réfléchir sur les défauts d'un style qui appuie trop sur les mots.

Trop heureux seulement d'avoir pour ces débuts su choisir le galet: car un homme d'esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché, quand mes critiques diront: « Ayant entrepris d'écrire une des­cription de la pierre, il s'empêtra.. »

Francis Ponge, "Le Galet" in Le Parti-pris des choses, Gallimard, 1942.

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INTRODUCTION AU GALET


Comme après tout si je consens à l’existence c’est à condition de l’accepter pleinement, en tant qu’elle remet tout en question ; quels d’ailleurs et si faibles que soient mes moyens comme ils sont évidemment plutôt d’ordre littéraire et rhétorique ; je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas, arbitrairement, par montrer qu’à propos des choses les plus simples il est possible de faire des discours infinis entièrement composés de déclarations inédites, enfin qu’à propos de n’importe quoi non seulement tout n’est pas dit, mais à peu près tout reste à dire.

Il est tout de même à plusieurs points de vue insupportable de penser dans quel infime manège depuis des siècles tournent les paroles, l’esprit, enfin la réalité de l’homme. Il suffit pour s’en rendre compte de fixer son attention sur le premier objet venu : on s’apercevra aussitôt que personne ne l’a jamais observé, et qu’à son propos les choses les plus élémentaires restent à dire. Et j’entends bien que sans doute pour l’homme il ne s’agit pas essentiellement d’observer et de décrire des objets, mais enfin cela est un signe, et des plus nets. À quoi donc s’occupe-t-on ? Certes à tout, sauf à changer d’atmosphère intellectuelle, à sortir des poussiéreux salons où s’ennuie à mourir tout ce qu’il y a de vivant dans l’esprit, à progresser – enfin ! – non seulement par les pensées, mais par les facultés, les sentiments, les sensations, et somme toute à accroître la quantité de ses qualités. Car des millions de sentiments, par exemple, aussi différents du petit catalogue de ceux qu’éprouvent actuellement les hommes les plus sensibles, sont à connaître, sont à éprouver. Mais non ! L’homme se contentera longtemps encore d’être « fier » ou « humble », « sincère » ou « hypocrite », « gai » ou « triste », « malade » ou « bien portant », « bon » ou « méchant », « propre » ou « sale », « durable » ou « éphémère », etc., avec toutes les combinaisons possibles de ces pitoyables qualités.

Eh bien ! Je tiens à dire quant à moi que je suis bien autre chose, et par exemple qu’en dehors de toutes les qualités que je possède en commun avec le rat, le lion et le filet, je prétends à celles du diamant, et je me solidarise d’ailleurs entièrement aussi bien avec la mer qu’avec la falaise qu’elle attaque et avec le galet qui s’en trouve par la suite créé, et dont l’on trouvera à titre d’exemple ci-dessous la description essayée, sans préjuger de toutes les qualités dont je compte bien que la contemplation et la nomination d’objets extrêmement différents me feront prendre conscience et jouissance effective par la suite.

 

À tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. Inutile de partir  : se transférer aux choses, qui vous comblent d’impressions nouvelles, vous proposent un million de qualités inédites.

Personnellement ce sont les distractions qui me gênent, c’est en prison ou en cellule, seul à la campagne que je m’ennuierais le moins. Partout ailleurs, et quoi que je fasse, j’ai l’impression de perdre mon temps. Même, la richesse de propositions contenues dans le moindre objet est si grande, que je ne conçois pas encore la possibilité de rendre compte d’aucune autre chose que des plus simples  : une pierre, une herbe, le feu, un morceau de bois, un morceau de viande.

Les spectacles qui paraîtraient à d’autres les moins compliqués, comme par exemple simplement le visage d’un homme sur le point de parler, ou d’un homme qui dort, ou n’importe quelle manifestation d’activité chez un être vivant, me semblent encore de beaucoup trop difficiles et chargés de significations inédites (à découvrir, puis à relier dialectiquement) pour que je puisse songer à m’y atteler de longtemps. Dès lors, comment pourrais-je décrire une scène, faire la critique d’un spectacle ou d’une œuvre d’art ? Je n’ai là-dessus aucune opinion, n’en pouvant même conquérir la moindre impression un peu juste, ou complète.

 

Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses. Pour éviter que cela tourne au mysticisme, il faut  : 1° se rendre compte, précisément, c’est-à-dire expressément, de chacune des choses dont on a fait l’objet de sa contemplation ; 2° changer assez souvent d’objet de contemplation, et en somme garder une certaine mesure. Mais le plus important pour la santé du contemplateur est la nomination, au fur et à mesure, de toutes les qualités qu’il découvre ; il ne faut pas que ces qualités, qui le TRANSPORTENT, le transportent plus loin que leur expression mesurée et exacte.

 

Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !

 

La contemplation d’objets précis est aussi un repos, mais c’est un repos privilégié, comme ce repos perpétuel des plantes adultes, qui porte des fruits. Fruits spéciaux, empruntés autant à l’air ou au milieu ambiant, au moins pour la forme à laquelle ils sont limités et les couleurs que par opposition ils en prennent, qu’à la personne qui en fournit la substance ; et c’est ainsi qu’ils se différencient des fruits d’un autre repos, le sommeil, qui sont nommés les rêves, uniquement formés par la personne, et, par conséquence, indéfinis, informes, et sans utilité : c’est pourquoi ils ne sont pas véritablement des fruits.

Ainsi donc, si ridiculement prétentieux qu’il puisse paraître, voici quel est à peu près mon dessein  : je voudrais écrire une sorte de De natura rerum. On voit bien la différence avec les poètes contemporains  : ce ne sont pas des poèmes que je veux composer, mais une seule cosmogonie.

Mais comment rendre ce dessein possible ? Je considère l’état actuel des sciences  : des bibliothèques entières sur chaque partie de chacune d’elles… Faudrait-il donc que je commence par les lire, et les apprendre ? Plusieurs vies n’y suffiraient pas. Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début.

 

Exemple du peu d’épaisseur des choses dans l’esprit des hommes jusqu’à moi : du galet, ou de la pierre, voici ce que j’ai trouvé qu’on pense, ou qu’on a pensé de plus original :

Un cœur de pierre (Diderot) ;

Uniforme et plat galet (Diderot) ;

Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle (Saint-Just) ;

Si j’ai du goût ce n’est guère

Que pour la terre et les pierres (Rimbaud).


Eh bien ! Pierre, galet, poussière, occasion de sentiments si communs quoique si contradictoires, je ne te juge pas si rapidement, car je désire te juger à ta valeur : et tu me serviras, et tu serviras dès lors aux hommes à bien d’autres expressions, tu leur fourniras pour leurs discussions entre eux ou avec eux-mêmes bien d’autres arguments ; même, si j’ai assez de talent, tu les armeras de quelques nouveaux proverbes ou lieux communs : voilà toute mon ambition.

1933.


Francis Ponge, "Introduction au galet" in Le Parti-pris des choses, suivi de Proêmes, Gallimard, 1942

*

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GALET

Le moins Le peu Le bref L’exigu Prennent corps En ce galet Dépourvu de veines Et de détours Son opacité S’oppose Aux transparences De l’océan Sa cohésion Défie La sinueuse écume

Andrée Chedid

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Dans le roman policier intitulé Dans les Bois éternels (Éditions Viviane Hamy, 2006), Fred Vargas fait revenir le commissaire Adamsberg à Paris après un intermède pyrénéen destiné à le remettre de ses aventures québécoises :

"Quand, après ses cinq semaines de repos forcé ordonnées par le divisionnaire, il était descendu de ses sommets pyrénéens pour rejoindre la Brigade de Paris, il avait rapporté une trentaine de galets gris polis par la rivière, qu'il avait déposés sur chacune des tables de ses adjoints, en guise de presse-papiers ou de tout autre usage, à volonté. Offrande rustique que nul n'osa refuser, pas même ceux qui n'avaient aucune envie d'avoir un caillou sur leur table. Offrande qui n'aidait pas à comprendre pourquoi le commissaire avait également rapporté une alliance en or qui brillait à son doigt, allumant de porte en porte les étincelles de la curiosité. Si Adamsberg s’était marié, pourquoi n'avait-il pas prévenu son équipe ? Et surtout, marié à qui et pourquoi ? Résolument avec la mère de son fils ? Anormalement avec son frère ? Mythiquement avec un cygne ? Attendu qu'il s'agissait d'Adamsberg, toutes les solutions étaient envisagées en un murmure qui filait de bureau en bureau, de galet en presse-papiers.

[...]

- Les trains, comme les hommes, n'aiment pas tourner en rond. Au bout d'un temps, cela les énerve. Après qu'on eut enterré mon père, j'ai passé mon temps à ramasser des cailloux dans l'eau. C'est une chose que je sais faire. Rendez-vous compte de l'infinie patience de l'eau qui passe sur ces galets. Et eux qui se laissent faire, alors que la rivière est en train de manger toutes leurs aspérités, l'air de rien. A la fin, c'est l'eau qui gagne.

- Tant qu'à combattre, je préfère les pierres à l'eau.

[...]

Thomas fixa tranquillement son père, attentif et indifférent.

- L'usage des galets de rivière dans l'édification des murets, combinatoire d'une organisation adaptatrice aux ressources locales, est une pratique répandue sans être constante. Cela te plaît, Tom ? L'introduction de l'opus piscatum dans nombre de ces murets répond à une double nécessité compensatoire, générée par la petitesse du matériau et la faiblesse du mortier pulvérulent.

Adamsberg reposa le livre, croisant le regard de son fils. [...]

- C'est bon, dit Danglard en reculant. L'opus piscatum est une manière de monter des pierres plates, des tuiles ou des galets oblongs en oblique alternée, formant dans la maçonnerie un dessin en arête de poisson, d'où son nom. Les Romains en usaient déjà.

- Ah bien. Et ensuite ?

- Ensuite rien. Vous me posez la question, je réponds.

[...]

Danglard émit un grondement de doute, ou de lassitude.

- Comme tout ce qui est rare et énigmatique, cela peut avoir de la valeur. Il existe bien des hommes qui ramassent des galets dans les rivières. Ou qui coupent les bois sur les têtes des cerfs. Nous ne sommes jamais très loin de l'obscurantisme. C'est notre grandeur et notre catastrophe.

- Ce galet ne vous plaît pas, capitaine ?

- Ce qui me soucie, c'est que vous l'ayez choisi avec une strie noire au milieu.

- A cause de la ride de tracas qui vous barre le front.

- Vous serez rentré pour le colloque ?

- Vous voyez comme vous vous tracassez. Bien sûr que je serai rentré.

Adamsberg remonta les escaliers de pierre, mans dans les poches. Danglard n'avait pas tort. Qu'avait-il voulu faire, au juste, en ramassant ces galets ? Et quelle valeur leur attribuait-il, lui, le libre-penseur qu'aucune superstition n'avait jamais effleuré ? Les seuls instants où il pensait à un dieu étaient quand il se sentait dieu lui-même.

[...]

- Dis-lui que c'est d'accord, trancha Angelbert. Quand vient-il ?

- Samedi.

Robert revint au téléphone, concentré, pour transmettre la réponse de l'ancêtre.

- Il dit qu'il a ramassé des galets de sa rivière et qu'il viendra nous les porter aussi, si on n'a rien contre.

- Ben qu'est-ce qu'il veut qu'on en foute ?

- j'ai l'impression que c'est un peu comme les bois du Grand Roussin. Des honneurs, quoi, donnant donnant.

Les visages indécis se tournèrent vers Angelbert.

- Si on refuse, dit Angelbert, il y aurait de l'offense.

- Évidemment, ponctua Achille.

- Dis-lui que c'est d'accord."

 

Fred Vargas, auteure de L'Armée furieuse (Éditions Viviane Hamy, 2011), insiste sur cette capacité de la pierre à protéger les hommes :


- Ici, dit Adamsberg en suivant une ligne du doigt, ce doit être le chemin.

- Et là, tu as la chapelle de saint Antoine d'Alance. ici, à l'opposé au sud, un calvaire. Ce sont des lieux que tu peux visiter. Prends une croix sur toi pour te protéger.

- J'ai un galet de rivière dans ma poche.

- Cela suffit largement.

*

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