Étymologie :
MANDRAGORE, subst. fém.
Étymol. et Hist. 1. 1121-34 mandragora (Ph. de Thaon, Bestiaire, 1569 ds T.-L.) ; ca 1270 mandragore (Brunet Latin, Trésor, éd. F. J. Carmody, I, 199, 5, p. 170) ; 2. a) fin xiie s. mandegloire (Flore et Blancheflor, éd. J. L. Leclanche, 244) ; ca 1436 maindegloire (Gloss. de Salins ds Gdf.) ; b) 1752 main de gloire « main desséchée d'un pendu dont se servaient les voleurs pour paralyser leurs victimes » (Trév.). 1 empr. au lat. mandragoras tiré du gr. μ α ν δ ρ α γ ο ́ ρ α ς ; 2 issu du lat. avec maintien de l'accentuation gr. et altération par étymol. populaire.
Lire aussi la définition pour amorcer la réflexion symbolique.
Autres noms : Mandragora officinarum - Herbe à l'espic - Herbe du matagon - Herbe du pic - Maglore - Main de gloire - Mandagoire - Mandegloire - Mandore - Mont de gloire - Mandrage - Mandrigorgne - Petit homme de potence - Plante de Circé -
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Botanique :
Dans sa "Flore magique" de La Magie des plantes (Éditions Hachette, 1979) Jacques Brosse termine son article sur la mandragore (voir ci-dessous rubrique Symbolisme) par la description botanique de la plante :
Venons-en maintenant, pour finir, à la plante elle-même, telle qu'on la trouve dans la nature. Première surprise : il existe non pas une seule mandragore, mais bien deux, et, ce qui est plus étrange, les auteurs paraissent les confondre entre elles et les prendre l'une pour l'autre. La mandragore officinale, autrement dit à usage médical (Mandragora officinalis), appelée aussi par abus, puisque les deux espèces sont également hermaphrodites, mandragore femelle, habite l'Europe méridionale et abonde surtout en Calabre et en Sicile. Ses fleurs violacées paraissent à l'automne, tandis que celle de l'autre espèce sont printanières et d'un blanc verdâtre. la mandragore printanière (Mandragora vernalis) est, elle, considérée comme mâle et femelle, la mandragore mâle diffère aussi par sa racine plus épaisse, blanchâtre au-dehors comme au-dedans, par l'odeur beaucoup plus prononcée, vireuse, entêtante et somme toute inquiétante que répandent ses feuilles et ses fleurs ; son fruit enfin est beaucoup plus gros, ayant l'apparence d'une petite pomme jaune et dégageant un parfum doux et suave. Ce sont les fruits de cette espèce que les anciens Égyptiens tenaient pour aphrodisiaques, tradition reprise par les Arabes qui les appelaient "pommes du diable" en raison des rêves excitants qu'ils provoquaient, mais aussi "œufs des Génies".
Bien que les botanistes nous assurent qu les propriétés de ces deux plantes sont semblables, on peut néanmoins en douter, car enfin les magiciens faisaient bien la différence entre la mandragore mâle et ma mandragore femelle et utilisaient de préférence la première, tandis que c'est la mandragore dite femelle qu'employait l'ancienne médecine. On peut donc se demander si une étude comparée des deux espèces ne nous révélerait pas des secrets que, par prudence et par crainte, nous avons perdus.
Dans Petit Grimoire : Plantes sorcières, Les Sortilèges (Éditions « Au bord des continents... », mars 2019, sélection de textes extraits de Secrets des plantes sorcières) Richard Ely présente ainsi la Mandragore :
La plus réputée des plantes sorcières apparaît sous la forme d'une touffe feuillue, en rosette étalée, d'une trentaine de centimètres poussant dans le bassin méditerranéen, dans les sols frais et riches. Une floraison à cinq pétales soudés, blanchâtres ou violacés. Des baies charnues, allant du jaune au rouge, jusqu'à cinq centimètres de diamètre.
La partie qui intéresse le plus les sorcières, c'est la grosse racine pivotante pouvant atteindre jusqu'à un mètre et peser plusieurs kilos. cette racine est divisée, ses parties dessinant plus ou moins les jambes ou le corps d'un humain. Particularité physique qui l'a associée à l'homme depuis des temps immémoriaux. Les alcaloïdes que cette Solanacée contient, ses composés psychotropes ont achevé de lui conférer une aura magique et elle a servi très vite à la composition des sorts et médecines depuis l'ancienne Égypte jusqu'aux périodes les plus obscures du Moyen Âge. On trouve aussi la Mandragora autumnalis plus au sud, du Portugal à la Grèce, et la Mandragora Caulescens, dans la région de l'Himalaya, toujours présente dans la médecine traditionnelle chinoise.
Utilisée comme antalgique et anesthésique durant l'Antiquité, sa rareté et la forme de sa racine allaient lui ouvrir bien d'autres usages au fil des siècles.
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Croyances populaires :
Dans Le Folk-Lore de la France, tome troisième, la Faune et la Flore (E. Guilmoto Éditeur, 1906) Paul Sébillot recense nombre de légendes populaires :
On rencontre au XVe siècle une plante qui procure la richesse : Qui porroit finer d'un vrai mandegloire et le couchast en blans draps, et lui presentast à mengier et à boire deux fois le jour, combien qu'il ne mangea ne boire, cellui qui ce ferait deviendroit en pou d'espace moult riche, et ne sauroit comment.
Selon Charles Joisten, auteur de "Quelques attestations de récits légendaires antérieures au XVIIIe siècle en Savoie et en Dauphiné." (In : Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°1/1974. pp. 119-130) :
Les esprits qui enrichissent leurs propriétaires
A Genève, aux XVIe et XVIIe siècles, le Consistoire eut l'occasion à plusieurs reprises de faire comparaître devant lui des gens qui se procuraient en cachette des mandragores et les conservaient chez eux comme « diables familiers ». En 1682, deux habitants de Magland (Haute-Savoie) sont accusés d'avoir voulu acheter à un orfèvre genevois des bêtes qu'ils nomment « esprits rares », et qui, par l'entremise du diable, devaient faire fructifier l'argent placé auprès d'elles.
La croyance à des esprits zoomorphes, d'origine diabolique, qui procuerent de l'argent à leurs propriétaires, est encore très répandue dans certaines régions du Dauphiné (Hautes-Alpes, Drôme) où elle se confond avec la croyance aux esprits domestiques. On leur donne les noms de mandragoule (qui n'est autre que mandragore) ete de matagot (mot formé par attraction paronymique entre magot et mandragore), et l'on cite encore des familles qui se sont enrichies grâce à eux.
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Selon Micheline Lebarbier, auteure d'un article intitulé "Des plantes adjuvants du Destin, entre amour et rivalité, dans deux villages du Nord de la Roumanie" (Huitième séminaire annuel d'ethnobotanique du domaine européen du Musée départemental ethnologique de Haute-Provence, Jeudi 22 et vendredi 23 octobre 2009) :
De plus, les pratiques magiques qui utilisent la mandragore doivent encore perdurer. Lors d’une enquête effectuée à Breb en 2002 auprès de Marika, précieuse pour sa connaissance des plantes, nous cherchions une mandragore afin que je puisse observer le rituel de déterrement.
Lorsque nous arrivions là où elle savait en trouver une, à plusieurs reprises la plante avait fraîchement (et secrètement) été déterrée…
La mandragore, pour l’amour forcé ou la séparation : Car si celui qu’elle espérait tardait à se faire connaître, la jeune fille avait recours à la mandragore, plante reine des magies amoureuses, tant pour attirer l’amour que pour éliminer une rivale, du moins dans les villages de l’enquête. La mandragore se ramasse aux environs de Pâques, et l’incantation dans l’espoir d’un mariage, venait spontanément à la plupart des interlocutrices dès que cette plante était évoquée. Plante ambivalente, on peut demander à la mandragore de provoquer l’amour comme la séparation.
Invocations à la mandragore / Pour l’amour
Pour obtenir l’amour et un mari, par une magie d’assimilation, on lui parle avec tendresse, on la caresse et on danse auprès d’elle. Les jeunes filles, vont la nuit déraciner en grand secret la Mandragore en s’embrassant et se caressant, et lui adressent une incantation où chacune supplie la plante de la marier.
Mætrægunæ, Doamnæ Bunæ Mandragore, Bonne Dame
Mæritæ-mæ peste o lunæ Marie-moi le mois prochain
De nu-i astæ Si ce n’est ce mois-ci
In cee laltæ Le mois suivant
Mæritæ-mæ Marie-moi
Dupæ o laltæ De toutes façons
De même qu’avec l’inule, à la place de la plante, elles déposent de la nourriture en offrande. De retour au village, il est très important que personne ne se doute de l’action qui vient d’être effectuée, sinon la magie perdrait son efficacité et la praticienne subirait les effets inverses de ceux espérés.
Pour l’amour, Marika lui adresse l’incantation suivante :
Doamnæ, Dame,
Dæ-mi Doamnæ ce gîndesti, Donne-moi, Dame, ce à quoi tu penses,
Sæ-mi trimesti Doamnæ dorin†a, Envoie-moi, Dame, ce que je désire,
Tu-î susæ Tu es si grande
cæ în tine mæ cred, que c’est à toi que je crois,
Si la tine mæ predau Et à toi que je me livre,
Cæ tu esti dragoste si adevær, Car tu es l’amour et la vérité,
Si tu-mi rezolvi problemele, Et tu résoudras mes problèmes,
Si în tine mæ încred Et j’ai confiance en toi
Si pe tine, draga mea te iubesc, Et c’est toi, ma chérie, que j’aime,
Mætrægunæ, Mætrægunæ dragæ, Mandragore, chère Mandragore,
Scumpæ, iubitoare, Très chère, aimée,
Bunætatea mea, Ma bonté,
in la tine Je tiens à toi
i-oi cinsti, si †i-oi servi Je t’honorerai et je te servirai
Puis à son retour, la jeune fille pose la plante sur la table, et effectue un autre rituel afin de l’honorer comme elle le lui a promis (†i-oi cinsti). Elle l’asperge d’un peu d’eau-de-vie, lui offre à nouveau de la nourriture et lui fait allégeance en l’exhortant de lui apporter des bienfaits :
Na, mænîncæ si tu, si bea Allez, mange toi aussi et bois !
Scumpa mea, Òi draga mea Ma très chère, ma chérie
Cæ tu-mi por†i dragoste si noroc Car tu me portes l’amour et la chance
Tu-mi por†i viitoru Tu me portes mon futur
Tu esti ale mele Tu es à moi
Tu esti totu pentru mine Tu es tout pour moi
Puis la mandragore devra être replantée dans le jardin et chaque matin l’officiante ira lui rappeler sa demande. Autant qu’une incantation, c’est une prière qui est adressée à la plante. L’emphase de l’invocation laisserait plutôt entendre qu’elle s’adresse à une divinité toute puissante. Elle exprime à cette divinité végétale une dévotion infinie. Souvent l’action magique donne une autre portée à l’acte accompli (cf. note 5), mais la demande doit être explicitement formulée et les personnes concernées expressément nommées. Notons que la demande dans cette incantation-ci n’est pas clairement formulée : « Donne-moi, ce à quoi tu penses, Envoie-moi, ce que je désire », ce peut être l’amour ou l’élimination d’une rivale, la plante est censée savoir quel est le souhait de la praticienne. De plus, cette puissance végétale serait-elle si redoutée que l’on ne peut, une fois celle-ci ramenée dans le foyer, verbaliser un désir par trop interdit ? Par ailleurs, cela signifierait-il que l’on ne peut avoir recours qu’à une plante pour oser exprimer les suppliques que l’on ne peut pas adresser à Dieu ? Alors l’allégeance à celle à qui l’on peut tout demander, même ce qui est inavouable, est sans borne. Et on lui dit les mots d’amour que l’on espère entendre, enfin, grâce à son intervention.
En revanche l’incantation recueillie à BudeÒti, est aussi explicite qu’impérieuse. La jeune fille effectue le même rituel, se met nue devant la plante, et lui offre aussi de la nourriture et de l’eau-de-vie. Elle danse en lui chantant l’incantation suivante :
Næ doamna bunæ Allez bonne dame
Mæritæ-mi înt’ asta lunæ Marie-moi le mois prochain
De nu înt’ asta în ceielaltæ Sinon le mois suivant
Numai sæ fiu mæritatæ Seulement que je sois mariée
Cæ de nu-mi mærita Si tu ne me maries pas
Hîdæ goangæ te a mînca Qu’un affreux insecte te mange
Dans l’incantation de Marika, la mandragore est censée deviner le désir de la jeune fille, dans celle-ci c’est la plante qui doit lui apporter un mari : « Si tu ne me maries pas ». Et contrairement à l’incantation de Marika, la plante est menacée de mort si elle n’exauce pas la prière de la jeune fille. Quant à la menace de mort, si elle est impensable dans les prières adressées à Dieu ou à ses saints, elle se retrouve souvent dans le dire magique. L’adjuvant invoqué est flatté, supplié mais menacé s’il n’accède pas à la demande (comme nous l’avons vu pour les amoureux, les arbres fruitiers et comme nous le verrons plus loin pour le sureau).
Pour la haine… Toute représentation symbolique « possède un double aspect » (Chevalier, 1982 : p. XXV). La mandragore, plus que d’autre, comporte cette composante ambivalente. Dans les incantations recueillies, la mandragore est appelée « Bonne Dame » et elle est vénérée comme une divinité bénéfique. Mais lorsque se mêlent aux rituels des éléments chrétiens et païens, voire démoniaques, elle peut aussi être appelée «Lumière du Diable » (Evseev, 1998, p. 266). Si l’on obtient d’elle l’amour et le mari espéré, tout est simple si l’homme est libre. S’il ne l’est pas, la magie empruntera d’autres voies, qu’elles soient suggérées (« ce à quoi tu penses (…), ce que je désire (…), tu me portes mon futur ») ou nettement exprimées. Aussi pour provoquer des querelles et des séparations, qu’elles soient d’ordre amoureux ou soient animées par d’autres intérêts, on maltraitera la mandragore, on l’insultera, voire on défèquera sur elle comme l’affirma en 2002 une habitante de Breb de 67 ans. On la jettera ensuite en direction des personnes que l’on souhaite séparer. Mircea Eliade (1970 : 210, note 23) contestait cependant ce rituel « pour la haine » dont il avait eu connaissance en 1931 dans un autre village du MaramureÒ, la plante revêtant, à sa connaissance, un caractère trop sacré. Les propos de cette interlocutrice confirmait ce rituel « de haine », elle y ajoutait même une notion de souillure. On peut simplement en conclure que, du moins dans cette province, le comportement à l’égard de la plante est fonction de ce que l’on veut obtenir d’elle : de la nourriture, des caresses et de douces parole pour l’amour et ses joies, des coups, des insultes et des excréments pour des querelles et des séparations.
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D'après Véronique Barrau, auteure de Plantes porte-bonheur (Éditions Plume de carotte, 2012), la mandragore (Mandragora officinarum) est un "diabolique porte-bonheur".
Double identité : Dès le premier siècle de notre ère furent mentionnés deux types de mandragore : la mandragore femelle (racine de couleur noire à l'extérieur et blanche à l'intérieur, aux feuilles étroites et malodorantes et aux fruits jaune pâle) et la mandragore mâle (racine blanche, aux fruits jaune safran, plus gros et agréablement parfumés). En réalité, toutes les fleurs sont bisexuées et un pied unique peut produire des fruits. La mandragore dite femelle est l'espèce méditerranéenne, autumnalis, tandis que la mandragore jadis considérée comme masculine est la mandragore blanche, Mandragora officinarum.
Véritable objet de fascination, la silhouette anthropomorphique de certaines racines fut créditée de pouvoirs exceptionnels, essentiellement dans le domaine de la chance et de la protection.
Porter sur soi un fragment de la racine est ainsi un gage de bonheurs multiples : il préserve des maladies et des mauvais sorts, assure une victoire aux procès ainsi qu'une réussite constante dans les affaires tout en protégeant ses heureux détenteurs des voleurs et de la mélancolie. La mandragore permet également aux jeunes filles de recevoir une demande en mariage et rend irrésistibles les hommes souhaitant augmenter leur charme. Et ce n'est pas tout ! Réputée pour apporter la richesse, la mandragore pourrait dédoubler un ducat placé sous sa racine durant toute une nuit. Mais attention à ne pas renouveler l'expérience trop souvent, sans quoi cette "main de gloire" comme on la surnommait, pousserait son propriétaire à voler les biens d'autrui...
Porte-malheur : Selon la tradition, l'arrachage étourdi d'une mandragore implique soit l'aveuglement du fautif, soit sa mort, c'est selon...
Une racine à choyer : Certes la mandragore porte bonheur mais à condition d'être traitée avec le plus grand soin. Celui qui a la chance d'en posséder une ne doit surtout pas oublier de la plonger régulièrement soit dans du lait, soit dans du vin rouge ou de l'eau tiède. Il devra l'habiller de soie puis lui présenter deux fois par jour un repas composé de biscottes ou de viande pare exemple ( même si la racine n'ingurgite rien - et la coucher enfin confortablement dans un coffret. Si ces conditions ne sont pas suivies à la lettre la racine se mettra à crier plaintivement et apportera l'infortune sur son détenteur jusqu'à le conduire à sa mort !
Amour, gloire et fécondité : "Elle a le pouvoir de marier les filles, de porter chance en amour et fécondité en mariage ; elle peut faire augmenter la quantité de lait des vaches ; elle agit heureusement sur le progrès des affaires ; elle porte richesse et, généralement, amène en toutes circonstances prospérité, harmonie, etc." (Mircea Eliade).
Déterrer la mandragore : Outre le fait d'être rares en Europe, les mandragores ne poussent pas n'importe où. La tradition décrit la mandragore comme souvent enfouie aux pieds d'une roue ou d'un gibet sur lesquels une victime innocente et/ou vierge a péri. Les bourreaux qui se livraient au commerce fort lucratif de la plante, se référaient à la hauteur de la tête du supplicié pour connaître la profondeur à laquelle ils devaient creuser pour trouver la racine... Attention au moment de déterrer la racine, les cris plaintifs de la mandragore sont insoutenables pour l'oreille et pour l'esprit humain.
Aux dires d'Albert-Marie Schmidt, la mandragore peut également être "issue du germe déposé par une pluie divine que vitalise la sueur des étoiles dans un petite matrice tellurique." Dans ce cas, on la trouvera entre les racines des chênes et des coudriers ou au pied des arbres sur lesquels se développe le gui.
Mais quel que soit le lieu où la mandragore pousse, elle s'enfuit systématiquement par un réseau de galeries souterraines dès qu'une personne impure s'approche d'elle. Pour amadouer la plante, jeûnes, prières et purifications à l'aide d'eau de rosée consacrée ou d'un dépôt de sang menstruel ou d'urine féminine sur la plante étaient nécessaires. Pour autant, l'immobilisation de la mandragore sur son lieu de vie n'est qu'une première étape, reste la plus périlleuse : l'arrachage de la racine dont le contact est infiniment dangereux.
Les grimoires et traités ésotériques recommandaient de sacrifier un chien noir pour déterrer la précieuse racine et proposaient deux façons d'opérer. La première consiste à jeter le pauvre animal, avec du sang et une infusion de chauve-souris et des rats noirs, dans un trou porche du lieu supposé où se terre la mandragore. La seconde possibilité revient à ameublir la terre avec de l'urine féminine avant de déterrer presque entièrement la racine avec un os.
Dans les deux cas, l'homme doit ensuite attacher son chien à la plante puis se boucher les oreilles pour ne pas entendre le cri supposé strident et mortel de la racine arrachée à sa terre nourricière. Une fois sa tâche accomplie, le chien périt toujours rapidement.... Son propriétaire doit l'enterrer avec un quignon de pain, une poignée de sel et un sou en échange de la mandragore prélevée. Il évitera ainsi de subir le courroux de la terre.
Service des fraudes : La valeur marchande des racines de mandragore a poussé certains à frauder. A l'aide de ficelles, ils donnaient forme humaine à une racine de bryone ou de roseau encore verte puis incluaient des graines de millet ou d'orge sur le haut de la partie souterraine (la future tête) avant de planter le tout dans du sable. Après 20 ou 30 jours, les tricheurs déterraient la racine et taillaient les radicelles de céréales de façon à simuler des cheveux et une barbe.
Une fuite simulée : Connaissant les propriétés narcotiques de la mandragore, Hannibal fit croire à ses ennemis africains que son armée avait précipitamment déserté le camp en laissant derrière elle victuailles et tonneaux de vin. Heureux de leur victoire supposée, les soldats burent l'alcool sans se douter un instant que des racines de mandragore avaient longuement macéré dans le liquide. Plongés dans un état comateux, les hommes furent égorgés par la troupe d'Hannibal, qui avait épié leur beuverie de loin, sans pouvoir opposer aucune résistance.
Somme médicinale : Bien qu'aujourd'hui délaissées, les vertus analgésiques de la mandragore sont connues depuis l'Antiquité. Hippocrate, célèbre médecin de cette époque, se servait des pouvoirs anesthésiques de la plante pour amputer ses patients."
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Selon Nicolas Simon, auteur d'une thèse intitulée Le poison dans l’histoire : crimes et empoisonnements par les végétaux et soutenue à la faculté de pharmacie de Nancy, (Sciences pharmaceutiques. 2003. ffhal-01732872f) :
La mandragore est une plante peu commune, herbacée, sans tige et vivace, qui croît sur le littoral méditerranéen et en Chine. La racine de cette plante évoque vaguement la forme du corps humain mais ceci a suffit aux anciens pour lui attribuer toutes sortes de pouvoirs magiques. Elle était à la fois appréciée et redoutée dans tout le monde antique où elle jouait un rôle important dans certains cérémonials à caractère magique ou simplement superstitieux. Il y avait un côté passablement macabre dans de tels usages, car la mandragore passait pour pousser au pied des gibets grâce aux restes des suppliciés dont elle se nourrissait. Ainsi on ne pouvait l'arracher sans risquer de se retrouver immédiatement en danger de mort ; selon la légende, il était préférable de faire arracher la plante par un chien dont on sacrifiait la vie. Et, lorsqu'on la cueillait, la plante était censée pousser des gémissements qui pouvaient faire trépasser tous ceux qui les entendaient. Aux voleurs de mandragore, êtres malfaisants par nature, on conseillait de tracer au préalable trois cercles à la pointe de l'épée avant de l'arracher, tout en regardant vers l'orient, tandis qu'un assistant dansait en murmurant des incantations. L'urine et le sang menstruel étaient aussi connus pour neutraliser le pouvoir occulte de la mandragore. La réputation néfaste de cette plante n'était visiblement plus à faire. La mandragore possède à un haut degré des pouvoirs stupéfiants dus à son alcaloïde principal : l'hyoscyamine. Ces propriétés furent mises à profit par Hannibal lors d'une campagne africaine. Devant faire face à une mutinerie d'une partie de ses légions, il simula une retraite précipitée et oublia délibérément derrière lui plusieurs jarres de vin. Les mutins, ravis de cette aubaine, fêtèrent dignement leur victoire en s'abreuvant de leur trésor de guerre. Mais des racines de mandragore avaient été laissées à macérer dans les jarres et les buveurs tombèrent tous dans une ivresse stupéfiante remplie de rêves fantastiques et d'hallucinations terrifiantes. Hannibal n'eut qu'à revenir sur ses pas et à cueillir les révoltés.
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Symbolisme :
Louise Cortambert et Louis-Aimé. Martin, auteurs de Le langage des fleurs. (Société belge de librairie, 1842) évoquent rapidement le symbolisme de la mandragore :
MANDRAGORE - RARETÉ.
Les anciens attribuaient de grandes vertus à la Mandragore ; mais comme ils ne nous ont laissé aucune description juste de cette plante, nous ignorons à quelle espèce ils donnaient ce nom. Nos charlatans, habiles à profiter de toutes les erreurs, savent, par un artifice assez grossier, faire prendre la forme d'un petit homme à différentes racines, qu'ils montrent aux crédules en leur racontant que ces racines merveilleuses sont de véritables Mandragores, qui ne se trouvent que dans un petit canton de la Chine presque inaccessible. Ils ajoutent que ces Mandragores poussent des cris lamentables, lorsqu'on les arrache, et que celui qui les arrache meurt bientôt après. Pour se procurer cette racine, on doit la découvrir avec précaution, en bêchant la terre, passer alentour une corde attachée à un chien, qui porte seul alors la peine d'une action impie. On ferait un volume triste et curieux de toutes les idées bizarres, absurdes et superstitieuses, qu’ont fait naître quelques anciennes erreurs sur les vertus supposées d'une plante qui n'a peut-être jamais existé.
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Dans son Traité du langage symbolique, emblématique et religieux des Fleurs (Paris, 1855), l'abbé Casimir Magnat propose une version catholique des équivalences symboliques entre plantes et sentiments :
MANDRAGORE — RARETÉ.
Le cœur de l'homme change son visage soit en bien soit en mal. Cependant vous trouverez difficilement et avec beaucoup de peine un beau visage qui soit la marque infaillible d'un bon coeur.
Ecclésiastes : XII, 31, 32 .
La mandragore est une plante vivace, formée de plusieurs feuilles radicales, grandes, entières, d'un vert foncé et glabre, formant une large rosette du milieu de laquelle sortent en juin quelques fleurs d'un blanc pourpré. Il leur succède une baie jaunâtre, charnue, de la grosseur d'une pomme. Cette plante est un violent poison qu'on a beaucoup vanté pour guérir certaines maladies, quoique jamais on n'ait osé en faire usage. On ne cultive cette plante que dans les jar dins botaniques.
DE LA MANDRAGORE.
La mandragore est une plante qui fleurit dans l'hiver et qui croit également au milieu des champs, dans les montagnes, aux lieux un peu humides et ombragés de l'Italie, de l'Espagne et du Levant.
La racine grosse et comme velue de cette plante, a paru présenter quelques rapports avec le tronc et les extrémités inférieures du corps humain : on a saisi avec empressement ce rapprochement forcé, et on a bâti là-dessus toutes les fables dont cette plante a été l'objet. Pour la rendre encore plus intéressante, on a prétendu qu'elle poussait des gémissements quand on l'arrachait de terre ; et celui qui était assez courageux pour l'entreprendre devait, pour ne pas se laisser attendrir, se boucher exactement les oreilles : les charlatans savaient d'ail leurs tailler cette racine et lui donner cette ressemblance qui la faisait rechercher ; ils faisaient plus encore ; ils vendaient des racines de bryone pour celles de la mandragore qu'ils mettaient à un prix très élevé. C'était surtout lorsque la mandragore avait été recueillie sous un gibet, qu'elle jouissait de la plus grande vertu. On la conservait avec soin dans un morceau de linceul, et on croyait que le bonheur de la vie y était attaché. Une plante qui possédait des vertus si merveilleuses ne pouvait pas être arrachée comme une plante vulgaire : des cérémonies étaient indispensables. Il fallait, d'après Théophraste (Livre I, ch. IX), tracer trois fois un cercle avec la pointe d'une épée autour de la mandragore, et qu'ensuite un des assistants arrachât la plante en se tournant vers l'orient, et qu'un autre dansât à l'entour en prononçant des paroles obcènes. On indiquait un moyen plus simple et plus facile à exécuter ; c'était de faire arracher la plante par un chien, moyen déjà indiqué par l'historien Josèphe pour la plante Baarras, qui avait la propriété de chasser les esprits malfaisants.
La mandragore n'était pas moins célèbre chez les Germains ; ils faisaient avec ses racines des idoles appelées Alrunes pour lesquelles ils avaient la plus grande vénération et qu'ils consultaient dans leurs situations critiques. Chez les Orientaux, dans la Perse, l'Arabie, cette plante jouissait de bien d'autres qualités merveilleuses : on l'employait pour composer des philtres, opinion qui a passé depuis chez les modernes et où elle était encore en faveur au XVe siècle. Cette plante avait été introduite dans la matière médicale, mais au jourd'hui elle est totalement abandonnée.
RÉFLEXION.
Il y a des choses dans le monde que l'on n'estime que par leur rareté ou par la difficulté de les faire, quoiqu'elles ne soient ni belles ni utiles en elles-mêmes.
(LA ROCHEFOUCAULT.)
Emma Faucon, dans Le Langage des fleurs (Théodore Lefèvre Éditeur, 1860) s'inspire de ses prédécesseurs pour proposer le symbolisme des plantes qu'elle étudie :
Mandragore - Délire - Fureur.
Jamais plante n'a donné lieu à des fables plus absurdes. De que sa racine est bifurquée et ressemble grossière ment au corps d'un homme, on lui attribuait des vertus merveilleuses, elle poussait des cris épouvantables, disait on, au moment où on l'arrachait de terre. Elle a long temps servi de base à la fabrication des philtres amoureux et à mille autres pratiques ridicules en usage chez les soi disant sorciers. Ce qu'il y a de certain, c'est que la mandragore est au plus haut point vénéneuse et que, prise à l'intérieur, elle cause un délire furieux et la mort . Son nom veut dire : « qui endort » .
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Jacques Lefrêne (pseudonyme d'Elie Reclus), auteur de Physionomies végétales, Portraits d'arbres et de fleurs, d'herbes et de mousses (article suivant tiré d'une conférence faite à l'Université Nouvelle de Bruxelles, in L'Humanité Nouvelle, 1899 ; Éditions Héros-Limite, 2012) s'appuie sur la description botanique de la plante pour en déduire des traits symboliques :
La Mandragore ou « Les Origines magiques de la Médecine »
Ambitieux de donner la mort et non point la vie, les premiers magiciens recherchaient le secret des vipères et cérastes, des scorpions, crapauds et scolopendres, de la guêpe et de l'abeille. Que n'avaient-ils dent venimeuse, eux aussi, que n'avaient-ils griffe empoisonnée !
Ils se renseignèrent du mieux qu'ils purent sur les sanies cadavériques, puis sur les sucs de l'organisme, le sang, le lait et le sperme, la bile et la salive. Ils allèrent aux plantes dangereuses par le fruit, la feuille ou les émanations. Trempant en certains jus la pointe des dards et des flèches, ils eurent la joie de voir les blessés frémir, soubresauter, tomber en hoquets et convulsions. On distinguait entre les venins : les stupéfiantes hébétaient, les âcres irritaient et corrodaient, certaines brûlaient comme braise, d'autres glaçaient ou incendiaient. Le physiologiste futur s'éjouissait au spectacle des spasmes et convulsions, des collapsus, vomissements et effondrements ; il s'enorgueillissait des morts dont il était l'ouvrier. Expérimentateur diligent, il trouva des champignons vénéneux, les aconits et les noix vomiques, les ricins et les digitales, découvrit les hellébores et les jusquiames, les morphines, les opiums et les strychnines. Grâce à lui, les tribus humaines lièrent connaissance avec de terribles végétaux, prirent contact avec les Euphorbiacées et les Renonculacées, avec les Solanées et les Liliacées. Les plantes qui fournissent le curare, la nicotine et l'atropine, les Pavots et la Ciguë, le Chanvre et la Stramoine furent recherchés avant la Sauge, le Tilleul ou le Sureau, avant la Guimauve, l'Armoise, la Camomille et autres herbes de la Saint-Jean.
On passerait un long temps à étudier la Ciguë, qualifiée de fourbe et perverse, la Renoncule âcre, dont le qualificatif suffit pour nous renseigner, la Stramoine que cueillaient les sorcières avant d'aller au sabbat, la Belladone, ou belle dame, splendide et inquiétante en sa robe de satin noir. Puis le Chanvre-Hachich et le Pavot-Opium des paradis artificiels. Ensuite, la Douce-Amère, la fleur des intellectuels, qui porte aussi - tout comme la Belladone et plusieurs autres Solanées - les noms de Night Shade ou Nacht Schatten, Ombre Nocturne.
Toutefois on trouve d'autres plantes qui apportaient des contrepoisons ou qui prévenaient les agissements des empoisonneuses et scélérates. Il advint à la longue que les plantes malfaisantes se trouvèrent posséder des principes bienfaisants. De terribles poisons fonctionnèrent en remèdes efficaces.
Parmi les amies et protectrices, nommons l'Ail, dit « Garlic » par les Anglais, Athlète ou Champion, dit par les Allemands « Allermann's Harnisch », soit la cuirasse qui protège contre les attaques des invisibles. C'est l'« Allium victorialis » des Romains, l'Ail vainqueur des malinfluences.
Mais nous n'aurions pas le temps d'aller de plante en plante, butinant comme l'abeille, examinant les vireuses et nocives, puis allant aux officinales et bienfaisantes. Parmi les plus réputées, prenons-en une que nous étudierons à loisir.
Si, se promenant en jardin botanique, on rencontrait une Mandragore, on ne lui trouverait pas grande tournure et l'on ne s'arrêterait pas pour la contempler parmi les aubergines et les pommes de terre. Elle croît spontanément dans les pays méridionaux, par delà les versants des Alpes et des Pyrénées, où elle ne prospère que dans les endroits humides et ombragés. Elle manque de tige, fleurit en clochettes blanchâtres, veinées de violet, portées sr un pédoncule court. Elle est souvent dioïque, l'individu mâle est alors nommé Morion. L'individu femelle semble avoir été le « Thridakias » de Dioscoride. De larges feuilles vert-brun surgissent du collet et aussi quelques poils ou fibrilles. La forte racine bifurque. On dirait des cuisses fortes et charnues ; un ventre haut porté sur jambes. La Mandragore a pour fruit une baie analogue à celle de la tomate ou « pomme d'amour », avec laquelle on l'a souvent confondue. Les autres parties de la plante sont malodorantes, pour ne pas dire nauséeuses, mais les petites pommes ont un goût délicat, dont le parfum a été comparé à celui d'un vin léger et à celui de la calville ou de la reinette.
Appartenant à l'illustre et redoutable famille des Solanées, c'est une plante malfamée et marquant mal que l'Atropa Mandragora, sœur de l'Atropa Belladona, filles l'une et l'autre de la Parque Atropos. Les Allemands désignent la Mandragore sous les noms singuliers de « Wichtelmaennchen » et « Erdmaennchen », le Gnome ou le Pygmée terrestre, et aussi celui d'« Alraun », ou Toute Magie, appellation que les anciens Germains donnaient aussi à leurs « Alarunas », terribles magiciennes, cousines de la cruelle Iphignéie, laquelle immolait les étrangers sur l'autel de la Diane taurique. Vêtues de blanc, ceinturées de bronze, elles prophétisaient par le sang des captifs qu'elles égorgeaient au-dessus d'une chaudière.
Des linguistes ont avancé que le mot de Mandragore dérive d'un radical « Mardum Gia », signifiant l'Homme-Plante. L'hypothèse nous va et nous l'adoptons jusqu'à nouvel ordre.
De Mardum Gia chez les Persans, à Mandragora, chez les Grecs et Latins, puis Mandragona, ensuite à Mandrake ou Homme-Dragon chez les Anglais et à Man-de-Gloire, main de gloire, chez les Français, les mutations vocales n'ont rien d'extraordinaire, mais celles du sens peuvent déconcerter. Le son, matière des mots, reste relativement stable. On tient à le conserver, on le respecte autant qu'on peut. Il se perpétue, c'est-à-dire ne se modifie que lentement, mais quand le vocable passe en d'autres climats, et chez des populations nouvelles, il lui faut se transformer. Pour ce qui est du sens attaché aux syllabes, il devient ce qu'il peut ; avant qu'on y prit garde, il a été remplacé par un autre, souvent absurde, mais cela ne gêne que les intelligents et les réfléchis. Ils s'en tireront comme ils pourront.
Ainsi, de ce mot « mardum-gia », la première syllabe mar, sur laquelle portait l'accent tonique, s'est, chez les Anglais, modifiée en man, en gardant la signification d'homme, mais chez les Français, elle prenait la forme et le sens de « main ». Après tout, la main caractérise notre espèce. « Autant d'ouvriers, autant de mains. »
- Niaiserie ! objecte un homme de bon sens. - Qui attribuerait des mains à une plante quelconque, fût-elle une Solanée !
-Sans doute, mais en matière de croyance populaire, il faut s'interdire les mots de ridicule ou de niaiserie, tout au plus se permettra-t-on les termes adoucis d'irréflexion et de légèreté. Précisément, Langhorn, poète anglais du XVIIIème siècle, mentionne les mains de la Mandragore :
p. 76
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Jacques Brosse dans La Magie des plantes (Éditions Hachette, 1979) consacre dans sa "Flore magique" un article à la Mandragore :
Bien peu de plantes ont autant que celle-ci fait jouer l'imagination des hommes, et même leur inconscient. La mandragore fut pendant plusieurs millénaires et jusqu'à une époque récente la plante sacrée par excellence. Les Assyriens l'employaient comme soporifique et analgésique, peut-être même s'en servaient-ils en tant qu'anesthésique - ce que fit en tout cas, bien plus tard, l'illustre Dioscoride, chirurgien militaire grec dans les armées de Néron, qui utilisait la mandragore au cours de ses interventions chirurgicales. C'est sous cet aspect que la présente dès le Ve siècle av. J. C. le grand Hippocrate qui, ayant soigneusement étudié ses effets, précise qu'en très petites doses, la mandragore combat efficacement l'angoisse et la dépression. Prise en plus grande quantité, elle procure d'étranges impressions sensorielles, proches de l'hallucination. En doses plus importantes encore, la mandragore exerce une action sédative, puis somnifère et finalement entraîne un sommeil profond, accompagné d'une complète insensibilité. En bref, la mandragore est probablement le plus ancien de nos anesthésiques.
Mais ce fut également l'un des premiers aphrodisiaques connus. Assez curieusement c'est à ce titre, et comme apte à favoriser la conception, que la mandragore figure dans la Bible. Peut-être est-ce la découverte de ce pouvoir qui fit d'une espèce considérée jusqu'alors comme médicinale une plante magique - ce qu'elle était déjà, un siècle après Hippocrate, chez Théophraste, savant et philosophe grec successeur d'Aristote. Or Théophraste était contemporain d'Alexandre le Grand, et l'on sait qu'à la suite des conquêtes de celui-ci pénétrèrent en Grèce des courants ésotériques originaires d'Orient.
Toujours est-il que Théophraste rapporte les pratiques à tout le moins étranges dont il convenait d'accompagner l'arrachage de la plante. On n'opérait que le soir. L'herboriste tout d'abord s'inclinait en direction du soleil couchant et rendait hommage aux divinités infernales, c'est-à-dire aux forces telluriques. Après quoi, il traçait avec une épée de fer n'ayant jamais servi trois cercles magiques autour du pied de mandragore, tout en détournant le visage afin de se préserver des émanations nocives lesquelles auraient fait enfler le corps si l'on n'avait pas pris la précaution de le protéger avec de l'huile. Ensuite, il valait mieux ne pas procéder soi-même à l'arrachage, car au moment où on la déracinait, la plante poussait un cri qui faisait mourir ou devenir fou celui qui l'entendait. Aussi, après s'être soigneusement obturé les oreilles avec de la cire, l'herboriste attachait-il un chien à la plante, puis lui jetait un morceau de viande juste hors de sa portée. Le chien s'élançait et tombait raide mort. mais la mandragore était déterrée.
On conçoit qu'une récolte aussi périlleuse méritait une forte rétribution. Mais qu'importait, puisque la mandragore remboursait largement son acquéreur. Il suffisait de l'enfermer dans un coffre pour qu'elle doublât le nombre des pièces qu'il contenait. La mandragore était donc devenue dès cette époque une sorte de ludion chtonien, d'égrégore anthropoïde, ainsi que le laissait bien voir la forme en effet étrange de sa racine.
Si la mandragore, comme beaucoup d'espèces des contrées à pluie printanière suivie d’une longue sécheresse estivale, ne laisse émerger à la surface du sol qu'une rosette de feuilles de très grande taille, sa souche s'enfonce jusqu'à 60 cm sous terre. Elle est brun foncé au-dehors, blanche au-dedans et curieusement bifurquée, évoquant vaguement un tronc prolongé par des cuisses. Avec un peu d'imagination, on peut retrouver dans cette racine que les pythagoriciens appelaient Anthropomorphon une silhouette humaine, avec une tête dépassant à peine du sol, surmontée par une opulente chevelure, les feuilles, surtout si, comme il arrive parfois, deux autres racines adventives prennent la place en haut des membres antérieurs. Bien entendu, les racines les plus prisées et les plus chères étaient celles qui évoquaient le mieux la forme humaine, surtout lorsque le sexe y était apparent, car il avait des mandragores mâles et des mandragores femelles. On prétendait même que certains magiciens réussissaient à « animer » ces racines, c'est-à-dire à en faire de véritables homuncules.
Finalement, la mandragore s’identifiait ainsi à ces démons qui, dans les contes et légendes, se soumettent au pouvoir de l'homme, lui assurant une extraordinaire prospérité, mais qu'un jour il faut bien payer et le plus souvent de son salut éternel. Au Moyen Âge, cette plante, dont le nom en grec signifie tout simplement nuisible aux étables, c'est-à-dire au bétail, s'appela en français « main de gloire », tandis que son nom en allemand et en vieil anglais l'identifiait à une fée des anciens Germains, Alruna. Gage de prospérité, assurant à son possesseur le succès en amour et dans toutes ses entreprises la mandragore, devenue talisman universel, faisait l'objet d'un fructueux et mystérieux commerce. Afin de lui donner l'apparence voulue, on en vint à la cultiver dans des pots qui servaient de moules, à parer et même à sculpter sa racine ; enfin et surtout les charlatans en créèrent de toutes pièces, utilisant à cet effet des racines de bryone qu'ils façonnaient, y insérant aux endroits convenables des grains d'orge ou de millet qui, une fois germés, formaient des touffes de poils. Ce commerce a perduré presque jusqu'à nos jours ; dans les années 1930, on pouvait se procurer de telles mandragores dans les grands magasins à Berlin.
La renommée de la mandragore tenait surtout au fait qu'elle faisait partie, au Moyen Âge, des plantes qui entraient dans la composition de philtres magiques. Quels que soient les usages extravagants qu'on en ait fait, la mandragore possède bien des propriétés singulières. Très toxique, c'est un anesthésique si puissant que celui qui y est soumis présente l'apparence de la mort ; c'est probablement un aphrodisiaque mais bien certainement un producteur de visions, d'hallucinations et de délires pouvant conduire jusqu'à la démence, ce qu'avait déjà noté Hippocrate.
Les pouvoirs qu'on lui a prêtés reposaient donc sur des observations réelles, mais ce qui nous intéresse ici davantage, c'est l'interprétation que l'inconscient collectif à donné de ces symptômes. tout tend à prouver que l'on a jadis identifié la mandragore avec l'esprit des morts. Et tout d'abord par son ancien nm latin d'Atropa, passé depuis à la Belladone, aux propriétés quelque peu comparables. C'est enterrée que l'on trouve la mandragore et la déterrer constitue une sorte de sacrilège, aussitôt puni de mort ; autrement dit, on ne peut ramener à la vie un mort qu'en échange d'une autre vie. Si l'on se sert alors d'un chien, c'est que celui-ci dans toutes les mythologies est associé à la mort, au monde sous terre, où il guide son maître défunt. L'on peut même se demander si l'âme du chien psychopompe ne vient pas remplacer celle de la mandragore au moment de sa bruyante agonie. Une croyance fort répandue pendant tout le Moyen Âge vient d'ailleurs confirmer une telle interprétation : la plante naîtrait sous les gibets, du sperme des pendus. Cette tradition rattache la mandragore à la « main de gloire », qui n'était autre qu'une véritable main de pendu soumise au cours d'une cérémonie magique à une sorte de momification. le pouvoir de la plante qui conjoint mort et sexualité résiderait donc dans le fait que cette semence gaspillée serait en somme récupérée au profit de l'heureux possesseur de la racine. L'on sait par ailleurs que, pour l'esprit archaïque, la conception n'a lieu qu'à la suite de la pénétration dans la matrice de l'âme disponible d'un mort, d'un ancêtre.
[fin de l'article dans la section Botanique.]
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Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, auteurs du Dictionnaire des symboles (1969, édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982),
"La mandragore symbolise la fécondité, révèle l'avenir, procure la richesse. Dans les opérations magiques, la mandragore est toujours prise comme élément mâle, alors qu'elle est dans sa forme mâle et femelle. Dans la mesure où elle est pourvue d'une racine nourricière, la mandragore signifie les vertus curatives et l'efficacité spirituelle. Mais c'est un poison, qui ne peut être bénéfique que s'il est consommé savamment dosé.
La mandragore est censée naître du sperme d'un pendu. Les baies de mandragore, de la grosseur d'une noix, de couleur blanche ou rougeâtre, étaient en Égypte symbole d'amour : sans doute en vertu de meurs qualités aphrodisiaques.
Chez les Grecs, elle était appelée la plante de Circé, la Magicienne. Elle inspirait une crainte révérencieuse. Pline observe, après Théophraste : ceux qui cueillent la mandragore prennent garde de n'avoir pas le vent en face. Ils décrivent trois cercles autour d'elle, avec une épée, puis ils l'enlèvent de terre en se tournant du côté du couchant... La racine de cette plante, broyée avec de l'huile rosat et du vin, guérit les inflammations et les douleurs des yeux.
On l'appelait encore au XVIIIe siècle "la main de gloire" et elle était réputée rendre le double de ce qu'elle avait reçu ; deux écus d'or pour un écu, deux écuelles de grain pour une écuelle.
On retrouve dans ces légendes populaires le symbolisme de la fécondité et de la richesse, attaché à la mandragore, mais à la condition qu'elle soit traitée avec précaution et respect. C'est une des plantes qui donnèrent lieu au maximum de superstitions et de pratiques magiques."
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Pour Scott Cunningham, auteur de L'Encyclopédie des herbes magiques (1ère édition, 1985 ; adaptation de l'américain par Michel Echelberger, Éditions Sand, 1987), la Mandragore (Mandragora officinarum) a les caractéristiques suivantes :
Genre : Masculin
Planète : Mercure
Élément : Feu
Divinité : La triple Hécate
Pouvoirs : Force ; Richesse ; Puissance ; Protection ; Amour. C'est le talisman universel par excellence.
Parties toxiques : Surtout la racine en forme de gros navet double. Les feuilles et les baies sont vénéneuses, bien qu'à un degré moindre.
Utilisation magique : Plante magique entre toutes, la Mandragore a toujours enflammé l'imagination. Il est question d'elle dans la Bible à propos de Rachel et de LIa qui s'en servaient déjà pour « faire œuvre de sorcellerie ». Sautons plusieurs millénaires pour arriver aux années 1930 : on a donné son nom, en anglais, à l'un des plus grands héros classiques de la bande dessinée, le magicien Mandrake. Les racines sont fourchues, charnues, couvertes de radicelles qui ressemblent à des poils ; elles affectent une forme grossièrement schématisée du corps humain.
Dès la plus haute Antiquité, les fables, les drames ont proclamé ses propriétés merveilleuses. Shakespeare dit dans une de ses pièces : « Criez comme des Mandragores arrachées de la terre, de façon que les mortels deviennent fous en vous entendant. »
La plante était en effet d'une conquête difficile. Écoutez plutôt : « Le matagon est un être fantastique qui sème dans chaque prairie une plante qui donne le vertige à ceux qui la foulent aux pieds et les empêche de reconnaître les lieux qui leur sont les plus familiers. L'herbe du matagon est luisante pendant la nuit ; le jour, le pic seul peut la faire découvrir. Il voltige d une certaine façon avant de la saisir ; c'est elle qui lui durcit le bec. Heureux le bouvier qui a trouvé cette herbe, ses bœufs forts et vigoureux résisteront à toutes les fatigues. L'herbe du pic donne à cet oiseau la force de percer les arbres les plus durs ; on la trouve quelquefois dans son nid. On peut aussi se la procurer en le guettant ; si on le voit frotter son bec à une certaine herbe, en insistant et en roucoulant comme la tourterelle, celle-ci est le précieux talisman. Gardez-vous bien de vous pencher pour la cueillir ou l'arracher. Lorsque le pic fait entendre son cri moqueur, c'est parce qu'il a aperçu des chercheurs de cette plante magique. Il rit parce que ces hommes vont mourir s'ils ne connaissent pas les règles. Mais si le chercheur connaît ces règles, alors celui qui porte sur lui la grande Mandragore possède une force herculéenne. Rien ne saurait lui résister. »
Non, l'herbe du matagon n'était pas gardée par des dragons ou des monstres. Simplement l'imprudent qui aurait osé l'arracher de ses mains était destiné à mourir peu après d'une mort cruelle.
Théophraste d'abord, Pline ensuite ont décrit les cérémonies bizarres auxquelles il fallait se livrer pour cueillir la Mandragore. Les hommes n'osant s'aventurer, ils se servaient d'un chien qui attirait sur lui le destin fatal. On creusait la terre tout autour de la racine, on l'attachait avec une corde fixée au cou de l'animal qu'on chassait vivement en le fustigeant. Un cri atroce, un cri à glacer les moelles s'entendait à cinq lieues à la ronde. Le chien entraînait la plante et succombait dans des convulsions. Alors l'heureux propriétaire ne courait plus aucun danger. Il possédait contre tous les dangers un talisman inestimable.
« Il a la Mandragore, ou la mandegloire », se disait de celui qui devenait riche tout à coup, sans qu'on sache comment.
Dans l'Allemagne du Nord, on donnait ce nom à des petites poupées fabriquées avec la racine de cette herbe décidément assez particulière. Ces Mandragores prenaient soin non seulement des maisons confiées à leur garde, mais encore de toutes les personnes vivant sous ce toit. Ces statuettes étaient sculptées dans la forte racine de la plante. On les habillait richement, on les couchait dans de petits coffrets enrubannés. Toutes les semaines, on les lavait avec du vin et de l'eau tiède. A chaque repas, on leur servait à boire et à manger. Faute de ces soins, elles poussaient des cris comme des enfants abandonnés, et cette fâcheuse circonstance attirait des malheurs en série.
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Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont S.A.S., 1995, 2019) proposé par Éloïse Mozzani, on apprend que :
… la mandragore, plante chaude et aqueuse, qui se peut assimiler à l'être humain dont elle singe la ressemblance ...
J. K. Huysmans, La Cathédrale.
De toutes les plantes magiques, c'est sans conteste la mandragore qui, dès l'Antiquité, apparut comme la plus fabuleuse et la plus mystérieuse. Solanacée originaire des pays méditerranéens, cette plante à grandes feuilles et à fleurs rouges, blanches, bleues, se distingue par sa grosse racine fourchue, dont les radicelles rappellent des poils et qui ressemble vaguement à un corps humain avec deux jambes : cet aspect et les alcaloïdes toxiques qu'elle contient ont suscité crainte et vénération. Il existe deux espèces de mandragore, l'une mâle (de couleur blanche), l'autre femelle (de couleur noire).
La mandragore ou "herbe de Circée" - elle poussait dans le jardin de la magicienne Circée qui s'en servit pour changer en pourceaux les compagnons d'Ulysse -, est, comme la belladone, dotée de puissantes propriétés narcotiques et hallucinogènes. Dioscoride ou Hippocrate recouraient à la plante pour anesthésier les malades. Les druides l'utilisaient pour tomber en léthargie. Les Égyptiens, quant à eux, lui attribuaient des vertus aphrodisiaques et faisaient des baies de mandragore un symbole d'amour. La tradition hébraïque semble en avoir fait également une plante aphrodisiaque : selon la Genèse (30, 14-18), Léa, femme de Jacob, donna naissance à son cinquième fils Issachar grâce à ce pouvoir de la mandragore, dont le nom hébreu a d'ailleurs la même racine que le mot "amour". Souffrant de l'indifférence de son époux qui lui préférait sa sœur Rachel, Léa donna à celle-ci des mandragores en échange d'une nuit avec Jacob.
Les Anciens l'utilisaient pour les philtres magiques et les enchantements ; les Romains en façonnaient des statuettes appelées "alrunes". En Allemagne, dès l'époque des Goths, le mot alruna signifiait à la fois mandragore et sorcière. Les sorciers arabes confectionnaient également à l'aide de la mandragore un philtre d'amour, appelé "pomme des dijinns", si puissant qu'il n'existait pas d'antidote.
En France, où la mandragore reçut l'appellation de "Mandagloire", "Main de gloire" (du même nom que la main enchantée fabriquée avec la main d'un pendu), "Maglore" ou "herbe du matagon" (dans le Mentonnais, "matagona" désigne une sorcière), elle était appréciée des sorciers qui l'utilisaient notamment pour les onguents dont ils s'imprégnaient juste avant de partir au sabbat. Le caractère infernal de la plante semble s'être accentué au cours des siècles.
Lionel Bonnemère (mort en 1905), qui possédait dans sa collection d'amulettes une grosse racine de bryone, plante dont la conformation rappelle celle de la mandragore et qui lui fut souvent substituée (la mandragore ne poussant pas naturellement en France), évoque la crainte suscitée par la mandragore : "[Elle] est, dans mon pays (Anjou), toujours réputée pour ses propriétés sur lesquelles, au surplus, les paysans n'aiment guère s'expliquer".
Parfois, la mandragore passait pour un serpent représentant le diable (Poitou). Selon une légende allemande, l'arbre du paradis aurait été une énorme mandragore. Autrefois, on disait aussi qu'une mandragore se trouvait au pied de l'arbre qui fournit le fruit fatal à Adam et à Ève.
Certains ont même émis l'hypothèse d'une parenté entre l'espèce humaine et la "Main de gloire" : "L'homme est sorti du limon de la terre ; il a donc dû s'y former, en première ébauche, sous la forme d'une racine. Les analogies de la nature exigeant absolument qu'on admette cette notion, au moins comme une possibilité. Les premiers hommes eussent donc été une famille de gigantesques mandragores sensitives que le soleil aurait animées et qui, d'elles-mêmes, se seraient détachées de la terre : ce qui n'exclut en rien, et suppose même au contraire, la coopération providentielle de la première cause que nous avons raison d'appeler Dieu".
Cette théorie fut développée également par l'occultiste Stanislas de Guaïta (1860-1897) dans le Temple de Satan : "Une vieille tradition veut que l'homme ait apparu primitivement sur la terre sous des formes de mandragores monstrueuses animées d'une vie instinctive, et que le souffle d'En Haut évertua, transmua, enfin déracina, pour en faire des êtres doués de pensée et de mouvement propre".
La mandragore, qui brille la nuit comme une lanterne, passait pour pousser au pied des chênes portant du gui (elle est aussi enfoncée dans la terre que le gui est haut sur l'arbre) ; on la trouvait aussi sous les gibets lorsque le pendu était vierge. Selon la tradition allemande évoquée par les frères Grimm, « quand un jeune adolescent, né de parents voleurs et voleur comme eux, ou même, selon d'autres, innocent du vol, mais forcé par la torture à se déclarer voleur, vient à être pendu, et qu'il lâche de l'eau ou répand du sperme par terre, la mandragore ou petit homme de potence pousse dans cet endroit » La mandragore naissait également de l'urine ou de la graisse du supplicié dont la hauteur de la tête devait indiquer la profondeur du trou qu'il fallait creuser pour atteindre la mandragore. c'est celle qui a été cueillie au pied d'un gibet qui a les pouvoirs les plus puissants.
Le pic qui durcit son bec grâce à la mandragore, d'où son appellation d' "herbe du pic", peut faire découvrir la plante magique qui se trouve parfois dans son nid : « On peut aussi se la procurer en le guettant ; si on le voit frotter son bec à une certaine herbe, en insistant et en roucoulant comme la tourterelle, celle-ci est le précieux talisman. Gardez-vous bien de vous pencher pour la cueillir ou l'arracher. Lorsque le pic fait entendre son cri moqueur, c'est parce qu'il a aperçu des chercheurs de cette plante magique. Il rit parce que ces hommes vont mourir s'ils ne connaissent pas les règles. Mais si le chercheur connaît les règles, alors celui qui porte sur lui la grande mandragore possède une force herculéenne. Rien ne saurait lui résister. »
Qui arrachait par inadvertance une racine de mandragore courait le risque d'en mourir ou de devenir aveugle. On dit encore au sujet de « l'herbe du matagon » (autre appellation de la mandragore) la chose suivante : « Le matagon est un être fantastique qui sème dans chaque prairie une plante qui donne le vertige à ceux qui la foulent aux pieds et les empêche de reconnaître les lieux qui leur sont les plus familiers. »
En Corrèze, dans un champ près de Tulle où se trouveraient des mandragores, en faucher fait pleuvoir aussitôt.
Comme il y a danger de mort à extirper une mandragore, de nombreux rites, destinés à conjurer cette menace, présidaient à sa récolte. Pline, dans son Histoire naturelle, rapporte : « Ceux qui cueillent la mandragore prennent garde de n'avoir pas le vent en face. Ils décrivent trois cercles autour d'elle, avec une épée, puis ils l'enlèvent de terre en se tournant du côté du couchant. » Cette dernière recommandation de se tourner vers l'ouest avait pour objectif, pensent certains, de se concilier les esprits des ténèbres.
Selon d'anciens manuels d'herboristerie magique, l'intéressé devait être propre et se trouver en état de pureté : la sensibilité de la plante est telle qu'à l'approche d'un homme impur, elle prend la fuite. La mandragore peut en effet se déplacer à son gré et tenter d'échapper à celui qui veut s'en saisir en s'enfonçant dans le sol (parfois, l'arc ou la flèche étaient recommandés pour arrêter sa fuite). A l'inverse, la plante s'immobilise, dit-on, à la vue d'une jeune et belle vierge richement vêtue et portant des bijoux. Certains prescrivaient de jeûner, de s'asperger d'eau lustrale, de réciter des oraisons, de faire des signes de croix, d'allumer des cierges consacrés à la Chandeleur, ou encore d'exécuter des danses circulaires et de faire des plaisanteries érotiques (ce qui est à rapprocher de sa vertu aphrodisiaque.
La cueillette devait se faire de préférence un vendredi après le lever du soleil ou avant son coucher (la lumière du jour étant sans doute jugée plus propice pour l'arrachage d'une plante infernale). Il fallait alors tracer un cercle autour de la plante pour l'empêcher de fuir et se protéger des forces maléfiques. Dès la fin de l'Antiquité, on nouait une corde autour de la plante que l'on attachait à un chien affamé, de préférence entièrement noir : on lui présentait de loin du plain et l'animal, voulant le manger, déterrait la racine. Celle-ci poussait alors un gémissement ou un cri terrifiant qui provoquait a mort du chien ; l'herboriste, lui, avait pris le soin de se boucher les oreilles (avec du coton, de la cire, etc.). Citons à ce sujet Shakespeare : « Criez comme des mandragores arrachées de la terre, de façon que les mortels deviennent fous en vous entendant. »
On parle aussi de coups de tonnerre survenant au moment de l'extraction de la mandragore, de formation d'éclair, qui foudroyaient le chien. La tradition persane évoque également l'usage de recourir à un chien : «Il y a danger d'arracher ou de couper cette plante ; pour éviter ce danger, quand on veut la tirer de terre, il faut attacher à la tige un chien que l'on bat ensuite, afin que, faisant des efforts pour s'enfuir, il la déracine ».
Un autre procédé, signalé encore au siècle dernier, notamment en Italie et dans les pays germaniques, consistait à attacher la plante à l'extrémité d'une perche « fichée en terre à quelque distance et infléchie vers le sol. En se redressant, la perche enlev[ait] la plante sans dommage ». Suspendre à sa main un morceau de mandragore déjà domestiquée protège également de la mort. A l'endroit d'où a été arrachée la mandragore, il faut déposer du pain, du sel et une pièce de monnaie en guise d'offrande.
Lorsque la racine a été déterrée (on signale pour cela l'utilisation d'une pelle d'ivoire alors que Théophraste conseillait de la couper en deux coups d'épée), l'arroser d'urine et de sang empêche qu'elle se contracte. On mentionne aussi l'usage selon lequel on la laisse reposer trente jours au fond d'une fosse de cimetière, on la plonge vingt-quatre heures dans une fontaine ou encore on l'immerge quarante fois dans de l'eau de mer : elle s'en trouvait purifiée des influences démoniaques.
On la lave, notamment avec du vin rouge, ou on la frotte avec de l'ortie, puis on l'emmaillote dans une bandelette de lin ou on la place dans une étoffe de valeur (soie en général), de préférence blanche (couleur papale, symbole de lumière et de pureté) ou rouge (associé à la sanctification et au Saint-Esprit), ces deux couleurs étant censées lutter contre les mauvais instincts de la mandragore. Elle est alors placée dans un coffre. Trois jours après sa cueillette, la plante prend vie, et quarante jours plus tard, elle grandit et acquiert même le don de parole. Paracelse (mort en 1541) voyait dans les mandragores des créatures à demi humaines, des sortes d'ébauches de gnomes, qui se soumettaient à ceux qui, en les déterrant, leur donnaient vie. Il prétendait en outre que les homunculus (petits êtres à forme humaine fabriqués par les alchimistes) pouvaient engendrer des mandragores.
La mandragore, « honorée à l'égal d'un génie », exige des soins et un traitement de faveur : il faut la baigner tous les vendredis, « lui donne[r] toutes les nouvelles lunes une autre chemisette blanche », lui offrir à boire (le sang est parfois prescrit) et à manger (de la viande, des mets raffinés). Parfois, on la servait même à table (Poitou). En Allemagne, on faisait des racines de mandragores de véritables petites poupées richement vêtues, couchées dans des coffrets enrubannés et lavées chaque semaine avec du vin et de l'eau tiède.
Quand on oublie d'en prendre soin, les mandragores crient comme des nouveau-nés. Si le possesseur d'une mandragore la néglige, il risque de s'en ressentir et d'attirer l'infortune et s'il tombe malade, elle le devient également et contamine les êtres humains qui, généralement, en succombent.
S'en séparer ou l'égarer porte malheur. En témoigne ce fait divers rapporté par Paris-Soir le 5 septembre 1936. Une Syrienne qui avait perdu sa mandragore déclarait : « Je cachais dans un petit cercueil noir le plus grand des talismans : une mandragore. Elle était couchée sur des bandelettes de soie. Je l'avais trouvée en Égypte, et depuis que je vivais avec cette poupée magique, j'étais sûre de ne pas mourir, j'étais assurée pour le bonheur et l'amour. Mais la mandragore ne pardonne pas à ceux qui la laissent s'enfuir. » Le lendemain, la jeune femme fut découverte morte, une balle fichée dans la tempe.
A condition de recevoir un bon traitement, la mandragore est le talisman par excellence : elle protège des ennemis, des maladies, des incendies, des vols, procure la sérénité, éloigne la mélancolie, assure la prospérité et l'harmonie, porte chance dans les affaires et procure la richesse : si, la nuit, on place une pièce de monnaie sous une mandragore, on en trouvera deux le lendemain. Voici ce qu'on prétendait au XVeme siècle : « Je vous dis que si quelqu'un trouve une vraie mandegloire, la couche en ses draps blancs et lui présente à manger et à boire deux fois le jour, même si elle ne mange ni ne boit, celui-là deviendra très riche en peu de temps sans savoir comment ». On disait d'ailleurs de quelqu'un devenu riche soudainement et sans raisons apparentes : « Il a la mandegloire ou la mandragore. » Avoir sur soi une mandragore permettait en outre de découvrir des trésors.
La plante, qui, placée sous l'aisselle droite, conseille sur des projets précis en hochant de la tête, promet succès et victoires de toutes sortes.
Jeanne d'Arc fut soupçonnée d'avoir possédé une mandragore, comme l'évoque l'acte d'accusation dressé contre elle : « Ladite Jeanne est coutume de porter parfois une mandragore dans son sein, espérant par ce moyen avoir bonne fortune en richesse et choses temporelles. » Au cours de son instruction (1430), on lui demanda si elle détenait la plante magique : « Je n'ai pas de mandragore et n'en eus jamais. J'ai bien ouï dire que c'est une chose dangereuse et mauvaise que d'en garder ; je ne sais d'ailleurs à qui cela sert », répondit-elle. Une tradition veut toutefois que des mandragores poussassent à Domrémy, près de l'hêtre appelé l'Arbre des Dames ou l'Arbre-aux-Fées, et sous lequel elle aurait entendu des voix.
La mandragore est liée à la divination : elle fait connaître les secrets d'autrui et révèle l'avenir. Elle permet par ailleurs d'ouvrir les portes, même verrouillées.
La racine attire l'amour et aide les jeunes filles à trouver un époux : il suffit de la placer sur le livre des évangiles le temps de la messe (Périgord). En Auvergne, c'est une mandragore cueillie à minuit qui est posée, pendant l'office, sous la nappe de l'autel : « Qui la possède, si c'est un homme, se fait suivre des filles, et si c'est une femme des hommes ».
L'homme qui veut inspirer des sentiments à sa bien-aimée doit tailler la racine d'une mandragore en lui donnant l'apparence d'une femme, puis, la tenant dans la main gauche, tracer au-dessus d'elle un pentagramme en disant : « Je vous appelle X. » Il l'enterrera alors dans son jardin, l'arrosera d'eau, de lait et de sang avec ces mots : « Ce sang et ce lait rendront X mon esclave à jamais. » La racine sera déterrée la nuit suivante, une heure avant le lever du jour, tandis que l'opérateur dira : « Que la lune bénisse ma prière pour remplir le cœur de X d'amour pour moi. » Une fois qu'elle est asséchée, il suffira à l'amoureux de planter une aiguille d'argent en plein cœur de la figurine en pensant à la femme aimée avant de la placer sur une fenêtre exposée aux reflets de la lune.
La mandragore surnommée parfois « pomme d'amour » est, rappelons-le, une plante érotique : « Les prédicateurs la condamnaient en chaire et l'appelaient philtre diabolique dans les mains des propriétaires de bordels, des fêtards et des coureurs de jupons effrénés ».
La mandragore rend les femmes fécondes. Machiavel, dans sa célèbre comédie La Mandragore (1513), fait dire à un faux médecin qui propose un philtre au mari d'une bourgeoise florentine : « Sachez donc qu'il n'y a rien de plus propre à rendre une femme grosse, que de lui faire prendre une potion composée avec une mandragore ; c'est une cure dont j'ai déjà fait l'expérience un grand nombre de fois, et qui a toujours réussi : sans cela, la reine de France serait stérile, sans compter une foule de princesses de ce royaume. »
La Fontaine a également vanté le jus de la plante en ces termes :
Pris par la femme opère beaucoup plus
Que ne fit onc nulle ombre monacale
D'aucun couvent de jeuns frères plein.
Toutefois, le pouvoir de la plante sur la conception n'opère que chez les femmes de bonnes mœurs : « Un jour, une putain s'adressa à la mandragoire pour la rendre féconde, mais la plante refusa ».
Le suc de mandragore, mis en pessaire, déclenche un accouchement ; l'eau dans laquelle a trempé la racine favorise également une naissance et supprime la douleur : la parturiente en avalera une cuillerée à soupe.
Signalons également que d'après un bestiaire du Moyen-Âge, les éléphants s'accouplent après avoir mangé de la mandragore.
La mandragore est un remède universel : selon le membre ou l'organe qui est atteint, on ingère la partie correspondante du "corps" de la mandragore. Par exemple, en cas de migraine, il faut prélever un morceau de la tête de la plante ; s'il s'agit d'un torticolis à soulager, on prendra un fragment de son cou, etc.
Selon sainte Hildegarde de Bingen (XIIe siècle), on venait à bout des incontinences en portant une racine de mandragore trois jours sur sa poitrine. Toujours selon l'abbesse bénédictine : « La mandragore, de forme humaine, est constituée de la terre dont fut pétri le premier homme, d'où elle est plus exposée que toutes les autres plantes aux tentations du démon. Celui qui souffre doit prendre une racine de mandragore, la laver soigneusement, en mettre dans son lit et réciter la prière suivante : mon Dieu, toi qui de l'argile as créé l'homme sans douleur, considère que je place près de moi la même terre qui n'a pas encore péché, afin que ma chair criminelle obtienne cette paix qu'elle possédait tout d'abord. »
La mandragore guérit les convulsions, soulage les rhumatismes et les maux de dents. L'huile obtenue en pressant son fruit guérissait les douleurs des yeux. Mêlée à du miel et de l'huile, elle guérit les morsures de serpent. Dans la Chine ancienne, la racine était utilisée en cataplasme pour certaines formes de tumeurs.
La plante augmente en outre la production de lait des vaches et rend les bœufs forts et vigoureux.
Pour se protéger des accidents, les pêcheurs charentais et tous ceux qui récoltaient le varech portaient des colliers ou des bracelets composés de mandragore.
La réputation amulettique de la mandragore existe encore de nos jours où certains lui attribuent « la faculté de favoriser la chance en amour, de résoudre les conflits par la sagesse et de protéger les naissances des mauvaises influences. Une amulette de mandragore réduite simplement à un petit morceau de la plante que l'on porte sur soi ou bien, d'une façon plus sophistiquée, sertie dans le chaton d'une bague en or ou en argent est efficace pour les procédures juridiques, pour la vie amoureuse et pour la santé des enfants. Chez l'adulte, on dit qu'un morceau de racine de mandragore est plus actif. En tout état de cause, il est indispensable que l'amulette soit réalisée avec de la véritable mandragore, et non avec une imitation n'ayant qu'une valeur symbolique ». On prétend encore que « portée sur soi, la racine de mandragore se révèle un excellent condensateur fluidique ».
La plante peut être transmise par un père à son fils le plus jeune à condition de placer dans le cercueil du père du pain et une pièce de monnaie : « Si l'héritier meurt avant le père, elle devient le partage du fils aîné, à condition que le plus jeune aura été enterré avec pain et argent et ainsi de suite ». Selon une croyance du Poitou, si, à la mort de son possesseur, aucun des enfants ne voulaient en hériter, « le serpent [mandragore], après s'être mis sur le cercueil du mort, partait à la recherche de gens mieux disposés. Quand on le voyait traverser les champs, il fallait aller chercher une serviette ou une nappe, l'étendre devant la bête ; alors il se roulait et on l'emportait. Dans les cas pressés, il suffisait de placer un mouchoir sur son passage ».
A Saint-Germain-de-Confolens (Charente), une mandragore vivante errait dans la vallée de l'Issoire : elle demeurait dans un trou des rochers de Frochet, gardait un trésor et se nourrissait de chair humaine. La légende veut qu'ayant jeté son dévolu sur une jeune fille, le fiancé de celle-ci la jeta dans l'étang des Pérides.
Dans les années trente, la mandragore a donné son nom (en anglais) au héros de bande dessinée Mandrake (Schmidt Albert-Marie, La Mandragore, Flammarion, 1958).
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Selon Michel Denizot, auteur de "La théorie de la signature des plantes et ses implications." (In : Conférence à l’Académie des sciences et lettres de Montpellier. No. 3952. 2006) :
Vous connaissez tous la théorie de la signature des plantes, au moins pour le nom et pour l'image d'une feuille qui permet au mieux de sourire avec indulgence pour cette époque qui ne connaissait pas encore la raison. Car chacun s'est esbaudi de certaines concordances, qui paraissent aujourd'hui bien folkloriques aux yeux des gens éclairés. Nous allons voir que la question est un peu différente et la prendrons autrement, car cette théorie utilise des notions bien difficiles : il faudra parler du sens et du signe, sujets que nous n'épuiserons pas ce soir. La théorie du signe fait l'objet de multiples discussions et reste un objet de recherches, aussi bien en science que dans le cadre de la conscience et de la confiance à accorder à notre bonne mère nature. La théorie de la signature est un modèle naïf d'un mécanisme de la connaissance, mais elle ne peut que nous amener à nous interroger sur deux questions importantes et malcommodes : la théorie de la connaissance et l'ontologie de la nature.
[...]
Il est évident que l'analogie de formes est en cause. [...]
Que peut-on remarquer sur ces ressemblances ? Les analogies polissonnes sont nombreuses. La mandragore, qui existe sous plusieurs espèces autour de la Méditerranée, présente une grosse racine, comme un navet, où l'on peut voir une analogie femelle, elle ne vaut alors pas grand chose, ou mâle, son prix augmente, ou encore, si elle s'est dédoublée et qu'on puisse y voir les exploits d'un couple, son prix atteint des sommets. Machiavel s'est amusé de la chose et a ajouté, dans un jeu de l'amour et de la mort, nombre de fantaisies faisant intervenir un pendu, la queue du chien, le cri de la plante, etc. La mandragore a effectivement une action thérapeutique, proche de celle de la jusquiame - les deux plantes sont de la même famille, ainsi que la belladone ou le datura - et a servi comme anesthésique préopératoire.
La mandragore n'est plus que littérature (Alfred Jarry, 1903, a titré une de ses élucubrations "La Princesse Mandragore"), mais la relève a été prise par le Ginseng, réputé plante miracle, qui lui aussi n'est pas sans action pharmaceutique mais où on retrouve surtout les fantaisies racinaires, exacerbées par les fantasmes extrême-orientaux.
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D'après Le Livre des symboles, réflexions sur des images archétypales (2010) dirigé par Ami Ronnberg et Kathleen Martin, avec le concours des auteurs de ARAS,
"Une foison de fantasmes, de superstitions et de légendes entoure (pour ne pas dire enterre) cette plante à l'aspect modeste qui est connue depuis plus de 3 000 ans. Commune autour de la Méditerranée, sa large rosette de feuilles vert sombre pousse près du sol au-dessus d'une longue racine charnue qui ressemble souvent à la partie inférieure d'un corps humain. Ses fleurs mauves ou bleues donnent des fruits orange au goût âcre qui rappellent des œufs dans un nid.
Il n'est pas étonnant que la mandragore ait été associée à la fertilité depuis la nuit des temps : dans l'art égyptien, dans le Cantique des Cantiques de la Bible, dans la Genèse où Rachel, stérile, s'en procura et donna naissance à un garçon. Selon une légende grecque, c'était la plante que la magicienne Circé mettait dans sa potion pour transformer les hommes en cochons. Ses propriétés aphrodisiaques étaient très connues de la Chine à la Perse, de l'Arabie à l'Angleterre élisabéthaine.
Shakespeare connaissait également ses vertus médicinales. Sa Cléopâtre implore : "Donne-moi à boire de la mandragore [...] pour dormir au long de ce grand laps de temps où mon Antoine est loin" (Antoine et Cléopâtre, Acte I, scène 5). Les racines et les feuilles de la plante sont toxique mais, utilisées dans des doses précises, elles soulageaient les convulsions, la dépression et l'insomnie. D'abord utilisée par les Grecs puis les Romains, la mandragore fut le premier anesthésique connu, provoquant une stupeur provisoire semblable à la mort lors d'interventions chirurgicales ou d'amputations (Thompson). Des analyses chimiques modernes ont confirmé ces thèses médicales anciennes et découvert que la plante contenait divers hallucinogènes toxiques dont l'atropine et la scopolamine (Biedermann). A l'époque romaine, on donnait parfois un "vin" de mandragore et de myrrhe aux condamnés à la crucifixion afin de soulager leur angoisse face à la mort. Il arrivait qu'on les descende de la croix alors qu'ils n'étaient morts qu'en apparence et qu'ils parvenaient ainsi à s'échapper. Dans l'Allemagne médiévale, la racine était sculptée en petites figurines auxquelles on prêtait des pouvoirs ésotériques. On les habillait, les lavait et leur demandait conseil. Quand elles étaient bien traitées, elles portaient chance (Thompson).
En dépit de ces bienfaits magiques, le pouvoir de l mandragore était sombre. Lorsqu'elle était encore en terre, elle était liée à des forces diaboliques, à la mort, la folie, aux enfers. Des rituels complexes étaient nécessaires pour la déraciner. Dans l'esprit médiéval, le pire danger était que la plante, arrachée de terre, pousse un cri terrible qui pouvait tuer ou rendre fou celui qui l'entendait. A la lueur de la lune, on attachait un chien noir à la tige de la plante, on courrait se mettre à l'abri en se bouchant les oreilles puis on attirait le chien avec de la nourriture. L'animal déterrait ainsi la racine et était tué par le cri. On pouvait alors revenir chercher la plante, en veillant à ce qu'elle ne touche plus le sol afin que ses pouvoirs ne retournent pas à la terre. on pourrait interpréter cette recette comme signifiant que des énergies sombres et féroces sont nécessaires pour extraire le contenu magique des profondeurs inconscientes ; que ces dernières ne peuvent fonctionner que dans l'obscurité et non dans un état d'esprit ordinaire. Toutefois, ces énergies doivent être sacrifiées une fois le travail accompli, autrement, elles risqueraient de s'emparer de la vie consciente (Edinger).
Symboliquement, la mandragore est ambiguë. Elle donne la vie et apporte la mort ; elle guérit et empoisonne. "En général, la mandragore symbolisait des forces que les hommes ne devaient approcher qu'avec la plus grande prudence" (Biedermann). Ces forces ont été représentées différemment selon les époques : comme la troublante Hécate des Grecs, les démons du monde musulman, le démon de la chair des Chrétiens du Moyen Âge, l'inconscient imprévisible des psychologues analytiques modernes (Edinger, Whitmont), le monde obscur et lumineux de la sexualité. Pour connaître ces pouvoirs nous devons être sages, clairvoyants et ne pas avoir peur du noir.
Hans Biedermann, Encyclopédie des symboles, trad. M. Cazenave, Paris, 1996 /
Edward F. Edinger, The Mysterium Lectures, Toronto, 1995 /
Hugo Rahner, Greek Myths and Christian Mystery, NY, 1971 /
C. J. S. Thompson, The Mystic Mandrake, NY, 1968 /
Edward C. Whitmont, "The Magical Dimension in Transference and Counter-Transference".
Current Trends in Analytical Psychology, Londres, 1961.
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Eric Pier Sperandio, auteur du Grimoire des herbes et potions magiques, Rituels, incantations et invocations (Éditions Québec-Livres, 2013), présente ainsi la Mandragore (Mandragora officinale) :
- Poison -
On a longtemps décrit la racine de mandragore comme ayant la forme d'un corps humain, mais, en réalité, elle ressemble tout simplement à une carotte. Elle peut atteindre un mètre de profondeur. Les feuilles de cette plante sont très grandes environ 30 centimètres de long et près de la moitié en largeur. Le folklore en fait une plante qui poussait sous les gibets où on pendait les criminels. Elle préfère un milieu boisé et humide.
Propriétés médicinales : On se sert des feuilles pour en faire des cataplasmes qui soulagent les irritations de la peau et les ulcères externes. C'est aussi un excellent antiseptique dans les cas de plaies infectées. La racine est un purgatif très puissant ainsi qu'un vomitif. Il faut se méfier des dosages, car une dose trop forte peut causer du délire et même entraîner la mort. Dans certaines cultures amérindiennes, on se servait d'ailleurs de la mandragore pour le suicide rituel. Toutefois, à petite dose, la racine est un calmant pour la douleur - pendant longtemps, on s'en est servi comme anesthésique.
De nos jours, on l'utilise principalement en homéopathie pour le traitement des allergies.
Genre : Masculin.
Déités : Aphrodite - Diane - Hécate.
Propriétés magiques : Protection - Fertilité - Argent - Amour - Santé - Projection astrale.
Applications :
SORTILÈGES ET SUPERSTITIONS
Le folklore relié à la racine de mandragore est très riche mais malheureusement souvent teinté de magie noire. Au Moyen Âge, il s'agissait de la plante des sorcières ; on disait que sa racine avait la forme d'un homme et qu'on pouvait lui donner la vie grâce à des rituels sataniques...
Étonnamment, en raison de son utilisation en magie noire, les démons ne peuvent résider là où se trouve de la racine de mandragore.
Une racine de mandragore placée dans le haut de la porte d'entrée garantit cependant que cette demeure connaître la prospérité et sera protégée de tout malheur.
BOUTEILLE POUR ACCROÎTRE SES REVENUS (pour doubler son argent et son revenu en une année)
Ce dont vous avez besoin :
sept chandelles ;
de l'encens de vétiver ;
une bouteille ou un pot vert ;
autant de pièces de 10 cents que vous gagnez de milliers de dollars par année, si vous gagnez 30 000 dollars (par exemple, vous aurez besoin de 30 pièces de monnaie) ;
de la racine de mandragore séchée.
Rituel : Allumez vos chandelles et placez-les en cercle autour de votre mortier et de votre pilon. Faites brûler votre encens. Réduisez la racine de mandragore en fine poudre. Insérez vos pièces de monnaie une à une dans la bouteille, en alternant avec une pincée de racine de mandragore entre chaque pièce, et ce, tout en prononçant l'incantation suivante :
Mandragore magique, active mon vœu de ta puissance
Fais que mon avoir grossisse, double et triple
Je veux que tu m'accordes l'aisance
Mandragore magique, travaille pour moi, double et triple.
Fermez soigneusement la bouteille, scellez-la avec de la cire verte et, chaque jour, agitez doucement son contenu.
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Alexandre Arnoux nous propose un Calendrier de Flore (Éditions Bernard Grasset, 2014) dans lequel il évoque la mandragore :
... Malgré tout, je ne lâche pas la mandragore ; elle me tient ; et l'affreuse racine-vieillard, au fond de la chambre où de l'armoire secrète, le lilliputien, épais et poilu, féculent, aux grosses cuisses, au visage esquissé dan un brouillard de bois où modèle et taille notre imagination, le hideux nabot rit et se moque sardoniquement. Ma chance outrageante, voilà son servage ; ma calamité, voilà sa victoire. Pour une fois qu'une plante emprunte la ressemblance caricaturale de l'homme, elle damne. Les métissages de règne ne produisent rien de bon ; une malédiction pèse sur eux.
Cependant, ne claironnons pas trop, ni ne lamentons. Je ne possède pas de mandragore et mon expiation éternelle, ma temporelle exaltation n'ont qu'une consistance de fumée, de songe. Du reste, cette mandragore, elle me paraît un peu sublime, si l'on peut appliquer ce mot à l'infernal, en mal et en bien, par le haut et par le bas, pour mon étiage, pour ma pauvre médiocrité. je me contenterai donc d'un objet de remplacement, d'un ersatz, comme s'exprime notre époque déplorable, où les valeurs pures cèdent le pas à de funestes envahisseurs, à des falsifications éhontées. Et qui me prouve que mes prédécesseurs ont eu en main le talisman authentique, que les mercantis de l'exotisme et de la magie ne les ont pas trompés sur ce qu'ils vendaient au prix fort et qu'ils achetaient pour rien, matières communes et de maquillage ? Qui me prouve qu'ils ne choyaient pas, ceux-là que j'envie, qu'ils n'arrosaient pas de bourgogne, au lieu de la très rare mandragore, la bryone vulgaire des haies, le foisonnant, l'importun navet du Diable ?
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Dans Petit Grimoire : Plantes sorcières, Les Sortilèges (Éditions « Au bord des continents... », mars 2019, sélection de textes extraits de Secrets des plantes sorcières) Richard Ely précise les caractéristiques magiques de la Mandragore :
L'herbe des pendus : Un voile de mystère a toujours entouré la mythique mandragore. Le Moyen Âge colporta longtemps l'image d'un pendu dont la dernière semence faisait naître la précieuse plante. De cette origine humaine et surnaturelle, la racine, car c'est surtout elle qui est employée en magie, développait une forme rappelant les jambes ou le corps d'un homme ou d'une femme. Selon l'apparence déployée, on la considérait donc de nature féminine ou masculine. Les us et coutumes populaires étaient de l'habiller alors en fonction et l'on gardait cet homoncule précieusement au fond d'une boîte, à la façon d'une poupée qu'on nourrissait de lait.
Mais pour parvenir à se procurer cette fameuse racine, encore fallait-il pouvoir l'arracher sans que le cri qu'elle pousse ne tue ou ne rende fou celui qui commet le sacrilège. Certains sorciers mentionnent aussi une puante exhalaison qui endommagerait le cerveau. C'est pourquoi on utilisait un chien pour la déterrer. D'autres, comme Laurens Catelan, apothicaire du XVIe siècle, prétendaient que seules les sorcières pouvaient attacher la mystérieuse plante.
La mandragore a toujours été liée à la magie depuis les mages chaldéens, égyptiens jusqu'à nos jours. Ses propriétés engourdissantes, hallucinantes, l'ont immédiatement incluse dans la préparation d'onguents et de pommades pour endormir ou transporter l'esprit. En Allemagne, elle porte le nom d'alruna, qui désigne également la sorcière, c'est dire leur association naturelle !
Les fruits, nommés « pommes de Satan » en Angleterre, sont réputés apporter l'amour et la fertilité. Certains y voient le fruit défendu du jardin d'éden et, dans la Genèse, Rachel vit en la mandragore un moyen de guérir de sa stérilité. Ils entrent d'ailleurs dans la conception de philtres aphrodisiaques. La mandragore rend fou d'amour, rend fou tout court lorsque plongée dans l'eau bouillante, lacée dans un récipient recouvert d'un linge pendant trois mois, elle contribue à la création d'un vin aliénant.
Mélangez une bonne terre de jardin à du compost bien décomposé. Le mélange ne doit surtout pas empêcher l'eau de s'écouler. Placez votre pot au soleil. Pour les sorcières au nord de la Loire, préférez la serre. La mandragore disparaît l'été pour ressurgir dès septembre.
Signature : Mercure.
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Symbolisme celte :
Dans L'Oracle druidique des plantes, Travailler avec la flore de nos ancêtres (1994, trad. française 2006) de Philip et Stephanie Carr-Gomm, les mots clefs associés à cette plante sont :
en "position droite : Richesse - Fertilité - Anesthésie
en position inversée : Amplification - Obsession - Folie.
La mandragore est une plante pérenne originaire de la région méditerranéenne, du Moyen-Orient, de l'Asie Centrale, de l'Inde, et de l'ouest de la Chine. Assez semblable à la primevère, ses deux variétés, la mandragore blanche, et la mandragore noire ont des fleurs respectivement blanches, crème et pourpre. Les baies jaunes ou orange de la mandragore ont un arôme rappelant l'ananas et la taille des grosses prunes. Sa racine fourchue atteint 120 cm de longueur. La mandragore fait partie de la famille des solanacées, comme la pomme de terre et la tomate, et est une proche parente de l'atrope belladone.
La carte montre la mandragore et l'atrope belladone poussant ensemble. La bryone grimpe parmi les arbres à l'arrière-plan. Les boutons d'or celtes rappelant les baies jaunes ou orange de la mandragore, tapissent le sol.
Sens en position droite. L'apaisement de la douleur est le plus grand cadeau de la mandragore à l'humanité. Il faut tenir en grande estime la capacité d'atténuer la douleur des autres - physique, mentale ou émotionnelle. Si vous avez choisi cette carte, on fait appel à vous pour atténuer d'une manière ou d'une autre la souffrance : offrir des paroles de consolation aux amis en détresse, choisir une vocation, suivre une formation ou travailler pour le bien des autres.
La carte suggère par ailleurs que vous entrez dans une phase de chance exceptionnelle, même de fortune. La mandragore a été associée à la prospérité et à la chance pendant des siècles - ceux qui en ont planté par le passé les graines du bonheur peuvent s'attendre à connaître la joie.
Comme la mandragore est liée à l'amour et à la fertilité, la carte signifie également que l'amour entre dans votre vie ou que vous entamez une phase fertile dans votre vie physique ou spirituelle.
Sens en position inversée. La mandragore était tenue pour un "amplificateur" magique attirant comme un aimant, l'amour, le pouvoir et la richesse. Comme la lame du Diable (Cernunnos) du Tarot, les forces qu'elle représente pouvaient être bénéfiques ou nuisibles, selon l'intention et la maturité de celui qui s'en sert. Si vous avez choisi cette carte inversée, vous devez être conscient des dangers de l'obsession - la préoccupation exclusive pour une notion ou un désir, peut-être notable, mais qui risque d'éloigner tout le reste. La mandragore, utilisée pour soigner dans le monde ancien, a par ailleurs été la première plante a avoir servi lors d'une guerre chimique. Hannibal, le général carthaginois, a fait semblant de se retirer fac à un ennemi africain, en laissant derrière lui un vin empoisonné à la mandragore. Ce qui, en quantité infime, favorise la vie, devient parfois toxique à haute dose.
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La chance de l'elfe Mandegloire
La mandragore a la plus grande réputation magique parmi les plantes. Comme la belladone et la jusquiame, elle contient des alcaloïdes responsables de ses propriétés toxiques et narcotiques. Il y a plus de 3 000 ans, on l'utilisait comme anesthésiant en Perse. Ses propriétés soporifiques et analgésiques ont fait connaître la mandragore dans l'ensemble du monde ancien, y compris parmi les druides européens.
La réputation de plante magique de la mandragore était telle, qu'il était sage de posséder un morceau de racine, susceptibles d'éloigner les maladies, les démons et la malchance, et d'attirer la richesse, la fertilité et la chance. Toutankhamon a été enterré avec 11 racines de mandragore, Dioscoride et Pline parlent des effets miraculeux de cette plante, les Grecs et les Romains portaient des "homoncules" en mandragore comme amulettes de chance et de protection. L'anneau sigillaire du roi Salomon renfermait une racine de mandragore.
Introduite en Grande-Bretagne par les Romains, la mandragore a été utilisée pendant des siècles dans la chirurgie : les médecins anglo-saxons s'en servaient au VIIIème siècle. une "éponge soporifique" imbibée de mandragore et d'opium était utilisée au XIIème siècle. Au XIXème siècle, elle poussait encore en abondance dans les jardins anglais. Bien que l'anesthésie soit son principal usage, la mandragore servait aussi de puissant aphrodisiaque. Au IIIème siècle av. J.C., Théophraste parle de potions d'amour comportant de la mandragore. Sa réputation dans ce domaine a subsisté en Europe jusque vers le milieu du XIXème siècle : les jeunes filles roumaines ramassaient les racines, aidées par de vieilles femmes, en chantonnant : "Mandragore, mandragore, marie-moi d'ici un mois".
Les racines de mandragore ressemblant à des homoncules dotés d'organes génitaux étaient tenues pour des fétiches susceptibles de renfermer l'esprit errant de l'elfe "Mandegloire" qui apportait à son propriétaire richesse et protection magique, et favorisait la divination. Un négoce de faux homoncules de mandragore, faits de racines de bryone blanche, apparu à l'époque médiévale, a duré jusqu'au début du XXème siècle. Les racines étaient déterrées, sculptées pour leur donner une forme humanoïde, puis semées d'herbe ou de millet pour imiter la chevelure, avant d'être replantées dans du sable humide jusqu'à ce que la chevelure ait poussé."
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Mythologie :
Le Glossaire théosophique (1ère édition G.R.S. MEAD, Londres, 1892) d'Helena Petrovna Blavatsky propose une entrée relative à la mandragore :
DUDAIM (héb.). Mandragores. L'Atropa Mandragora est mentionnée dans la Genèse, XXX., 14, et dans le Cantique des Cantiques. En hébreu le nom est apparenté aux mots signifiant "seins" et "amour". La plante était notoire comme charme d'amour et a été utilisée en de nombreuses formes de magie noire (w.w.w.). Dans le parler cabalistique Dudaim est l'Ame et l'Esprit, deux choses quelconques unies dans l'amour et l'amitié (dodim). "Heureux celui qui préserve son dudaim (Manas supérieur et inférieur) inséparable".
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D'après Angelo de Gubernatis, auteur de La Mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, tome 2 (C. Reinwald Libraire-Éditeur, Paris, 1882),
MANDRAGORE (Atropa Mandragora L.). — Plante magique et érotique par excellence, dont les sorcières, depuis l’antiquité, se servent spécialement dans leurs maléfices. Dans la montagne de Pistoia, on dit que l’erba mandragola è la maestra della stregoneria. En Allemagne, depuis le temps des Goths, le mot alruna signifie à la fois mandragore et sorcière. C’est ce que nous apprend Du Cange, au mot Alrunae (ou alraunae, alrunnae, alirumnae et aliorumae) : « Ita vocavere Gothi veteresque Germani Magas suas ; sed et alrunae nomen inditum fuisse mandragorae radicibus, quod praestantis usus in arte magica superstitiosis esse viderentur, docet Joh. Loccenius in Antiquit. Sue. Goth. (Vide Grimmii, Mythol.) Hodie etiam a Germanis alrunen magas vocari constat. » On sait que Machiavel a intitulé Mandragora l’une de ses comédies, où l’on recommande l’emploi de cette herbe merveilleuse, pour féconder la femme stérile. Puisqu’on a soulevé dans ce dernier temps la question si Machiavel savait le grec, il serait curieux de rechercher s’il a eu connaissance de la comédie d’Alexis, intitulée : ... où le jus de mandragore comme boisson fécondante joue un rôle essentiel (cf. Usener, Italische Mythen, dans le Rheinisches Museum de l’année 1875, et Meineke (Com., 3, 446 et suiv.). « Ich mache noch besonders, ajoute le professeur Usener, aufmerksam auf den zoologischen Mythus des Physiologus ; zur Zeugung begeben sich die Elephanten, Männchen und Weibchen gen Osten in die Nähe des Paradieses. Dort wächst ein Banm der heisst Mandragoras. Von dessen Frucht geniesst erst das Weibchen und veranlasst dann auch das Männchen davon zu nehmen ; sofort begatten sie sich und es findet auch sogleich Empfängniss statt. » D’après cette légende, l’arbre du Paradis terrestre, l’arbre anthropogonique aurait évidemment été une mandragore. On croyait voir dans la forme de la plante, parfois un homme, parfois une femme « Occurrunt etiam, écrit Porta, Phytognonomica, plantae quas a simititudine aliqua primorum viscerum nostrorum, vel amantium animalium, vel insignis alicujns actionis amatorias plantas nominarunt. Quemadmodum mandragora, quod bifida radice esset, ac veluti duobus cruribus divaricata. Pythagora ... dicta, idest quod humanum truncum et artus adumbret, duorum generum est, homigerum, foeminigerum, quod utriusque sexus clunes, quas disparitas ostentet, minor foemina ob imbecillitatem sexus. Ad Pythagorae nominilationem allusit Columella :
Quamvis semihominis vesano gramine foeta
Mandragorae pariat flores.
Ad amorem fuit olim maxime credita, et vocitata Circea, a Circe magica inventa. » D’après Pline (XXV, 13), la mandragore homme était blanche, la mandragore femme, noire ; on doit la déraciner avec la plus grande précaution, et avec la pointe de l’épée marquer trois cercles autour d’elle. « Cavent, dit Pline, effossuri contrarium ventum et tribus circulis ante gladio circumscribunt, postea fodiunt ad occasum. » Parfois, pour l’arracher, on employait un chien (1) : sans ces précautions, croyait-on, l’arracheur de mandragore eût couru le plus grand danger. C’est bien, sans doute, de la mandragore, sous le nom de baaras, ou plutôt d’une mandragore fabuleuse, qu’il s’agit dans cette description de Johnston, Thaumatografia naturalis (Amsterdam, 1670) : « De Baaras scripsit Josephus : In valle, inquit, qua civitas a parte septentrionali cingitur, quidam lacus Baaras appellatur, ubi radix, eodem nomine, gignitur quae flammae quidem adsimilis est colore, circa vesperam vero veluti jubar fulgurans. Accedentibus eam et evellere cupientibus facilis non est, sed refugit, nec prius manet quam si quis urinam muliebrem vel menstruum sanguinem super eam fuderit. Quin etiam tunc, si quis eam tetigerit, mors certa est, nisi forte illam ipsam radicem ferat de manu pendentem. Capitur alio modo sine periculo, qui talis est : totam eam circumfodiunt, ita ut minimum ex radice terra sit conditum ; deinde ab ea religant canem, illoque sequi eum a quo religatus cupiente, radix quidem facillime evellitur ; canis vero continuo moritur, tanquam ejus vice a quo tollenda erat traditus. Nullus enim postea accipientibus metus ; fabella esse videtur, nisi alius subit sensus. » Cette dernière remarque judicieuse doit nous persuader qu’il s’agit évidemment d’une plante imaginaire. Mais l’opinion que la mandragore rendait fécondes les femmes jugées stériles se répandit tellement, et la plante réelle que l’on donnait pour la mandragore merveilleuse lui ressemblait si peu, que les charlatans du moyen âge songèrent à en fabriquer pour l’usage des superstitieux. Un médecin toscan du XVIe siècle, Mattioli, a pris soin de nous en avertir. Dans son livre De Plantis (Francfort, 1586), après avoir dit que la racine de la mandragore est censée donner le pouvoir, à celui qui en boit la décoction, de prendre n’importe quelle forme à son gré, Mattioli ajoute : « Qui credunt mandragoras quae ab impostoribus circumferuntur humana forma esse legitimas, manifesto hallucinantur. » Le même, dans son commentaire au traité de Dioscoride, nous apprend par quelle ruse on parvenait à imiter la forme légendaire de la mandragore : « Sculpunt, dit-il, in his adhuc virentibus, tam virorum quam mulierum formas, infixis hordei et milii granis iis in locis ubi pilos exoriri volunt ; deinde, facta scroba, tam diu tenui sabulo obruunt, quousque grana illa radices émittunt ; id quod fiet viginti ad summum dierum spacio. Eruunt eas demum et adnatas e granis radices accutissimo cultello scindunt, aptantque ita ut capillos, barbam et coeteris corporis pilos referant. »
De même que, en Allemagne, la mandragore alrauna est devenue une sorcière, en France, sous le nom de Mandagloire, ou Main de gloire ou Maglore, on en a fait une sorte de fée. La fée Maglore peut enrichir celui qui la cultive un peu. A cette croyance se rattache la superstition mentionnée par Chéruel (Dictionnaire historique des mœurs et coutumes de la France, d’après le Journal d’un bourgeois de Paris rédigé au XVe siècle) : « En ce temps, dit l’auteur anonyme, frère Richard cordelier fit ardre plusieurs madagfoires (mandragores) que maintes sottes gens gardoient et avoient si grant foi en cette ordure, que pour vrai ils croyaient fermement que, tant comme ils l’avoient, pourvu qu’il fut en beaux drapeaux de soie ou de lin enveloppé, jamais ils ne seroient pauvres. » Cette superstition, ajoute Chéruel, durait encore au XVIIIe siècle. Il y a longtemps, disait Sainte-Palaye, qu’il règne en France une superstition presque générale au sujet des mandragoles ; il en reste encore quelque chose parmi les paysans. Comme je demandais un jour à un paysan pourquoi il cueillait du gui, il me dit qu’au pied des chênes qui portaient du gui il y avait une main de gloire (c’est-à-dire en leur langage une mandragore) ; qu’elle était aussi avant dans la terre que le gui était élevé sur l’arbre ; que c’était une espèce de taupe ; que celui qui la trouvait était obligé de lui donner de quoi la nourrir, soit du pain, de la viande, ou toute autre chose, et que ce qu’il lui avait donné une fois, il était obligé de le lui donner tous les jours et en même quantité, sans quoi elle faisait mourir ceux qui y manquaient. Deux hommes de son pays, qu’il me nomma, en étaient morts, disait-il, mais en récompense cette main de gloire rendait au double le lendemain ce qu’on lui avait donné la veille. Si elle avait reçu aujourd’hui pour un écu de nourriture, celui qui le lui avait donné en trouvait deux le lendemain, et ainsi de toute autre chose ; tel paysan, qu’il me nomma encore et qui était devenu fort riche, avait trouvé, à ce qu’on croyait, ajouta-t-il, une de ces mains de gloire. »
Dans la montagne de Pistoia, on croit voir la forme de la main de l’homme dans la feuille de la mandragore, et des visages humains dans les racines. Johnston, ci-dessus cité, affirme qu’il est prouvé que la mandragore a une vertu narcotique ; et il cite l’autorité du docteur Lemnius, du XVIIe siècle, In expl. herb. biblic., cap. 2 : « Cum enim semel atque iterum speciosum ac amabilem ejus fructum negligentius in Museo collocasset, somnolentia premebatur ; redibat alacritas, amoto. Idem Libycis accidit in bello contra Carthaginienses. Vinum enim in doliis corrupit Hamilcar Lybicisque id praedae loco cessit. Epotum omnes somno oppressit, victoriam Carthaginiensibus tradidit. » (Cf. Frohmann, De Fascinatione, p. 666 et suiv. ; et dans ce volume le mot Môly.)
Note : 1) Cet usage existe encore près de Chieti, dans les Abruzzes. On y croit que si un homme déracine la mandragore, il en meurt ; les paysans lient un chien par la queue à la plante si dangereuse : le maître appelle alors le chien qui court à l’appel ; il déracine la plante et bientôt il succombe. (D’après une communication du professeur Saraceni, de Chieti.) Dans la montagne de Pistoia, au lieu d’un chien on emploie un bâton de chêne attaché par une corde.
Un article à lire : Luc Menapace, « La mandragore, iconographie d’un mythe botanique », (In : Revue de la BNF, vol. 56, no. 1, 2018, pp. 41-49)
Connue dans l’Antiquité pour ses propriétés thérapeutiques, la mandragore s’est vu attribuer des pouvoirs magiques en raison de sa racine à forme humaine. Les planches botaniques ont fait coexister depuis le Moyen Âge une représentation réaliste de la plante, opposée aux superstitions, avec une figuration plus ou moins anthropomorphique qui a entretenu le mythe, inspirant les romantiques, qui en feront un thème littéraire très prisé.
Lire la suite de l'article.
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Dans "Nommer les plantes et les formations végétales." (in L’Homme. Revue française d’anthropologie, 2000, n° 153, pp. 173-182) de Renée Claisse, Bruno de Foucault et Annick Delelis-Dusollier, on apprend l'origine du nom de la mandragore dans un dialecte marocain :
bied el g·ol « œuf de l’ogre », Mandragora autumnalis. La mandragore, plante très toxique, semble se référer à un mythe. La démonologie en Islam rapporte que les démons5mâles et femelles s’accouplent et pondent des œufs, d’où éclosent d’autres démons ; selon la tradition populaire, l’ogre se promène la nuit et dépose ses œufs dans le sable. La mandragore marocaine pousse en bordure de mer ; sa racine pivotante peut atteindre un mètre de long et évoque une apparence humaine avec deux « jambes » et souvent deux « bras » ; elle est parfois dotée d’un diverticule évoquant un pénis et dans le cas contraire assimilée à un être féminin. Dans la logique du mythe, on peut dire que les œufs enfouis dans le sable par l’ogre ont éclos, donnant naissance à des démons mâles et femelles.
Tony Goupil, dans un article intitulé "Croyances phytoreligieuses et phytomythologiques : plantes des dieux et herbes mythologiques" (Revue électronique annuelle de la Société botanique du Centre-Ouest-Evaxiana n°3-2016), cherche à déterminer les plantes associées par leur dénomination aux divinités antiques :
Tout comme ce dictame est attribué à deux divinités, il en va de même pour la mandragore. Ainsi Circœa ou herbe de Circé désigne cette plante du genre Solanum. La mandragore est également attribuée à Orcon, dieu des Enfers à différencier de Pluton, sous le nom de « rave d’Orcus » ou « bette d’Orcus » (Orci beta), beta faisant référence à la forme des feuilles, tandis qu’Orci fait allusion à une solanacée toxique dont la cueillette s’avère dangereuse.
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