Étymologie :
MANGUIER, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1688 (Gervaise, Hist. nat. et pol. du Roy. de Siam, t. 1, p. 24 ds König, p. 142). Dér. de mangue*; suff. -ier*. On note, en outre, manga « pied du manguier » (ca 1540, Balarin de Raconis, Les Voy. de Lud. di Varthema, p. 178, ibid., p. 141).
MANGUE, subst. fém.
Étymol. et Hist. 1. Manga 1553, cité comme mot étranger (Grouchy, Le Premier livre de l'Hist. de l'Inde [trad. de l'ouvrage port. de Castanheda], f°37b ds König, p. 141 : nos gens mangerent des fruits du pais ... et appellent les uns Iacas, les autres Mangas) ; 1598 masc. (Lodewijcksz, Premier livre de l'histoire de la navigation aux Indes orientales par les Hollandois, f°37 vods Arv., p. 322) ; 2. mangue 1604 genre indéterminé (Martin, Description du premier voyage fait aux Indes, p. 117) ; 1657 fém. (La Boullaye-Le-Gouz, Les Voyages et Observations, p. 548 ds König, p. 141). Empr., par l'intermédiaire du port. manga fém. «id.» (xvie s. ds Dalg. et Mach. 1977), au tamoulmān-gay ou mān-kay «id.» (v. König, p. 142).
Autres noms : Mangifera indica -
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Botanique :
Jean-Marie Pelt, dans son ouvrage intitulé simplement Des fruits (Librairie Arthème Fayard, 1994), brosse le portrait de la Mangue :
Avec les agrumes et les papayes, les mangues figurent parmi les fruits les plus répandus sous les tropiques. Cultivé en Asie, au pied de l'Himalaya, depuis des millénaires, le manguier ombrage chemins et villages de son feuillage dense et très vert. Les mangues mesurent de cinq à vingt centimètres de long et peuvent peser jusqu'à deux kilos. Elles doivent à leur appartenance à la famille des térébinthacées une saveur très particulière qui évoque vaguement la térébenthine. Celle-ci disqualifie souvent ce fruit aux yeux et au goût des Européens.
Le manguier fournit un bois de qualité médiocre, mais qui sert néanmoins de combustible sacré pour la « marche que le feu », le bûcher de crémation, ou à défaut, le cercueil peu coûteux du dernier voyage.
Espèce très instable, le manguier sélectionné par la main de l'homme a engendré d'innombrables variétés désignées, comme les cyclones, par des noms de baptême : Auguste, José, Lucie pour certaines variétés précoces, Amélie, Cyrielle, Lise pour des variétés de saison.
Les grappes de fleurs sont abondantes, chaque fleur minuscule, mais quelques fruits seulement naissent de cette inflation florale.
Les mangues sont généreuses en sucre (de 10% à 20%) et aussi riches en vitamine C que les oranges et les citrons ; elles contiennent en outre des proportions importantes de provitamine A (environ la moitié de la teneur de la carotte). Mais il conviendra d'approcher les mangues avec prudence, car elles peuvent causer des embarras gastriques si on les consomme avec une boisson alcoolisée ou avec du lait.
Peu de plantes se sont vu attribuer autant de propriétés thérapeutiques : on n'en dénombre pas moins d'une trentaine. En vérité, aucune ne s'est imposée avec évidence en médecine contemporaine.
Utilisations traditionnelles :
Selon Jan Bokdam et Andreas Frederik Droogers, auteurs d'une Contribution à l'étude ethnobotanique des Wagenia de Kisangani, Zaïre. (Veenman, 1975) :
L'arbre est planté pour son fruit et pour l'ombre qu'il fournit aux villageois ;
Un extrait de l'écorce, mélangé avec de l'eau de cuisson de riz, est bu pour remédier à la diarrhée ;
Une décoction de l'écorce est utilisée par lavement intestinal contre des douleurs lombaires.
Alain Epelboin et Sylvie Epelboin dans Ethnobotanique médicinale des Fulbé Bandé et des Nyokholonké. (Musée de l'Homme, MNHN, CNRS, Vol. 1983, N°6, 1983) rapportent les usages suivants :
1/ Céphalées spécifiques.
Une feuille de manguier est roulée en cône : placée dans la narine, elle y est enfoncée d'une pichenette donnée le plus souvent par une tierce personne. Le saignement de nez ainsi provoqué soulage ce "mal de tête du sang".
2/ Fortifiant général, terme générique.
Boire chaque matin un décocté de feuilles de manguier un peu sucré.
3/ Céphalée, terme spécifique.
Se laver la tête avec une décoction d'écorces de manguier et du savon.
4/ Rhume, terme générique.
Boire une décoction de feuilles de manguier et de citrus medica, citronnier.
5/ Maladie spécifique (fièvre, sensation de corps chaud, ..
Se laver avec une décoction de feuilles et d'écorces de manguier.
6/ Affection spécifique ("notion d'enflure de l'intérieur des narines, catarrhe nasal, ... ).
Provoquer un saignement de nez à l'aide d'une feuille de manguier roulée en cône et enfoncée dans la narine.
A la différence des NK on doit soi-même se faire la pichenette car ". . . un bon musulman ne fait pas couler le sang d'un autre ... ".
7/ 1. Douleur dentaire, symptôme. 2. Affection dentaire.
Enlever un morceau d'écorce en martelant le tronc de l'arbre ; puis garder le morceau d'écorce en bouche jusqu'à ce qu'il n'ait plus de goût.
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Histoires d'arbres :
A découvrir : l'épisode de la série éponyme d'Arte sur le manguier indien dont les fruits ont une saveur unique.
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Symbolisme :
Selon le site du Dr Hauschka :
"Le nom scientifique « Mangifera » se compose de mango et du latin ferre = apporter, comporter, ce qui donne porteur de mango. Le terme mango émanerait d’une déformation acoustique. Les Portugais le captèrent sur les marchés et dans les ports indiens, où ils entendaient les marchands prononcer « mangai » = mangue non mûre, en tamoul, la langue la plus importante du sud de l’Inde. Le fruit mûr était désigné par mamaran ou mampalam, termes provenant de « amra » désignant la mangue en sanscrit. Le sanscrit, langue littéraire la plus ancienne de l’Inde, était celle des Vedas, textes sacrés qui présentaient l’imposant Manguier, comme un symbole de force et de puissance. C’est pourquoi le suffixe amra était adjoint au nom des dignitaires ou des personnes dignes d’admiration. Les Vedas désignaient la Mangue comme une nourriture destinée aux divinités (4000 ans avant J.C.). D’après un écrit birman, un jardinier aurait offert à Bouddha une mangue. Après que ce dernier eut consommé la pulpe, il remit le noyau dans les mains de son cousin et serviteur Ananda en disant : « Plante-le dans un endroit préparé pour le recevoir ». Encore aujourd’hui les Indiens attribuent le fruit juteux à la Richesse et à la douceur divine. Il est possible que la forme courbée du fruit posé à plat ait inspiré le modèle de Paisley (forme en goutte d’eau). La fleur du Manguier est elle aussi en rapport avec les divinités hindoues.
L’art de la Poésie confère au parfum de la fleur le pouvoir d’intensifier la douleur de celui ou celle qui pleure son amour au loin. Il y a 4000 ans déjà, les Indiens cultivaient les Manguiers dans l’Etat d’Assam. Cette culture s’est étendue jusqu’en Malaisie. Vers 1400 après J.C., elle atteignit les Philippines grâce aux missionnaires musulmans et aux pirates. C’est aux Portugais que l’on doit son expansion sur le Globe. Au début du 16ème siècle, elle partit vraisemblablement de Goa vers l’Afrique de l’Est et de là vers l’Afrique de l’Ouest jusqu’au Brésil via différents archipels. Les noyaux d’ensemencement quittèrent Rio de Janeiro pour la Barbade (1742) et la Jamaïque (1782) et atteignirent la Floride en 1833 par le Mexique. Là, après un premier échec, la Mangue réussit enfin sa culture en 1861. Quatre années plus tard seulement, elle prospérait déjà à Hawaii. Dans le Queensland, en Australie, elle fit son apparition vers 1870. Aujourd’hui, elle compte parmi les fruits exotiques les plus vendus, après la Banane et les Agrumes. Les quantités annuelles mondialement produites se chiffrent à 40 millions de tonnes. 50% proviennent de l’Inde, le restant du Mexique, de la Chine, du Pakistan, de Thaïlande, d’Indonésie, du Nigeria, des Philippines et du Brésil."
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Laurence Pourchez, auteure de l'article initulé “Passages. De l'hindouisme aux pratiques thérapeutiques et rituelles. Illustrations d'un processus d'interculturation à La Réunion” (publié sous la direction de Jean-Luc Bonniol, Gerry L'Étang, Jean Barnabé et Raphaël Confiant, Au visiteur lumineux. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, pp. 467-483. Petit-Bourg, Guadeloupe : Ibis Rouge Éditions, GEREC-F/Presses universitaires créoles, 2000, 716 pp) rappelle le symbolisme du manguier dans l'hindouisme : Autre symbole végétal présent, que ce soit chez les dévinèr ou à la Vierge Noire, le manguier. Chez les dévinèr, il surplombe souvent la statue de la déesse Petiaye. Sur le site sacré, il est planté avant que l’eau ne passe sous le rocher, la statue et le bougainvillier, il semble préparer, de par les pouvoirs qui sont les siens, l’action divine. En effet, le manguier, est en Inde, traditionnellement associé à l’idée de fécondité. Lieu de résidence des dieux où des âmes, il est le point central d’une légende contée par O. Viennot (1954 : 107) qui met en scène une reine stérile rendue féconde par l’absorption d’une mangue [24]. Cet arbre, est souvent considéré, à la Réunion, comme le séjour des âmes errantes. Il est, dans la religion des Tamouls, associé au dieu Mini qui a la réputation de prendre la maladie qui lui est confiée et de la transporter vers un autre manguier situé un peu plus bas, près de la mer. Cet arbre constitue également le séjour des zavan [25], qui se saisissent, dit-on, des maladies des femmes. C'est, de plus, au pied du manguier qu'est, à la Vierge Noire, généralement pratiqué le rituel dit des sévé mayé, destiné à intégrer l'enfant à la communauté en le débarrassant d'esprits non identifiables (ancêtres ou mauvais esprits), qui se manifestent au travers de sa chevelure emmêlée.
Le manguier apparaît, sur le site de la Vierge Noire, comme le premier maillon d’une chaîne symbolique sacrée et les pouvoirs de l’arbre apparaissent renforcés par le passage de l’eau sous la roche de la Vierge. Issus d’une autre religion, d’une autre culture, ses attributs, semblent convertis, récupérés et amplifiés par l’accumulation de symboles.
Selon Wikipédia : La fleur de manguier, fleurissant à la fin de l'hiver, est traditionnellement associée au printemps dans la culture indienne.
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Symbolisme alimentaire :
Pour Christiane Beerlandt, auteure de La Symbolique des aliments, la corne d'abondance (Éditions Beerlandt Publications, 2005, 2014), nos choix alimentaires reflètent notre état psychique :
Mythologie :
D'après Angelo de Gubernatis, auteur de La Mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, tome 2 (C. Reinwald Libraire-Éditeur, Paris, 1882),
MANGUIER (sanscrit âmra, sahakara). — Les poètes indiens célèbrent à l’envi la beauté de cet arbre et la suavité de ses fruits. Une strophe indienne (Böhtlingk, Ind. Spr., III, 6987) dit que seulement « qui est bon peut décrire l’ambroisie des bons ; ainsi le seul kokila peut goûter du cûta (manguier) nouvellement poussé ». Ici il s’agit sans doute de la fleur, de cette fleur invoquée dans le sixième acte de la Çakuntalâ, pour que, ayant été offerte au dieu de l’amour Kâmadeva, il en fasse une flèche d’amour, une de ses cinq flèches. Dans une autre strophe indienne (Böhtlingk, Ind. Spr., III, 7415) on invite le kokila à rester près des manguiers, les seuls arbres dignes d’écouter son beau chant, au lieu d’aller chanter inutilement sur les pauvres karîras sans feuille (capparis aphylla) du désert. Le manguier a ses légendes dans l’Inde. Dans les voyages de Fah-hian et de Sungyun, pèlerins buddhiques, traduits du chinois en anglais par M. Beal, il est question d’un jardin âmravana (bois de manguiers) que Amradârikâ aurait présenté à Buddha, pour qu’il pût s’en servir comme d’un lieu de repos. M. Beal, à propos d’Amradârikâ, une courtisane, une espèce de Magdeleine bouddhique, ajoute ce qui suit : « Elle est la fille de l’âmra ou manguier. Au sujet de la naissance miraculeuse de cette fille de l’arbre, existent deux fables », mais il ne les raconte point. Dans le conte indien de Sûryâ Bai, déjà cité par M. Cox (Mythology of the Arian Nations, II, 304) et qui est une variante du conte de Çakuntalâ, la fille du soleil, persécutée par la mauvaise femme, la sorcière, est plongée dans un étang où elle devient un lotus d’or ; le roi devient amoureux de cette fleur ; la mauvaise femme la brûle ; de ses cendres naît un manguier ; le roi devient amoureux, d’abord de la fleur, puis du fruit, qui doit être gardé pour lui : ce fruit, lorsqu’il est mûr, tombe, et il en sort la fille du soleil, que le roi, après l’avoir perdue et oubliée, reconnaît de nouveau comme son épouse.
Dans l’introduction au premier volume, j’ai fait allusion au jeu de prestidigitation des charlatans indiens, qui font en une heure pousser, croître, fleurir et mûrir tout son fruit à un manguier. M. Garrett confirme le fait, qu’il ne s’explique point : « The apparent production and growth of a mango tree (écrit-il dans le supplément de son Classical Dictionary of India, Madras, 1873), is a performance so cleverly executed as to excite the astonishment of those who have been most determined to discover how the illusion is effected. » J’apprends cependant que l’ancien voyageur français Tavernier n’a pas été dupe de ce manège habile ; de la fenêtre d’une chambre supérieure il avait pu observer comment le jeu se faisait, et comment aussi le sorcier payait de son propre sang une partie du jeu. Mais il paraît que certains magiciens indiens auraient encore renchéri sur ces merveilles, si on en juge par une description du Pan’cadandachattraprabandha traduit par le professeur Weber. D’après cette description, comme il arrive souvent dans les contes, non seulement les sorciers de Gauda auraient fait pousser en une heure tout un manguier couvert de fleurs et de fruits mûrs, mais tout un jardin, rempli de toutes sortes de plantes, de fleurs, de fruits, y compris le bourdonnement des abeilles et le chant des oiseaux ; une véritable féerie ; mais il s’agit d’un conte, et la féerie s’y trouve à sa place.
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Contes et légendes :
Eliot Cowan, auteur de Soigner avec l'Esprit des Plantes, Une voie de guérison spirituelle (Édition originale 2014 ; traduction française Éditions Guy Trédaniel, 2019) raconte plusieurs histoires de guérison dont il a fait l'expérience à partir du moment où il est entré sur la voie de la Guérison avec l'Esprit des plantes, en pénétrant dans le monde du rêve pour apprendre leur enseignement. Pour faire comprendre à son lecteur ce qu'est le monde du rêve en chamanisme, il relate "cette histoire d'un roi riche et puissant de l'Inde ancienne :
"Un jour, le roi du pays était allongé sur son canapé favori, éventé par des esclaves, pendant qu'une servante lui massait les pieds. Il venait juste de prendre un repas fait des mets les plus raffinés, et commençait à somnoler et à s'endormir, malgré le spectacle des musiciens et des belles danseuses.
Pendant son sommeil, le roi rêva qu'il était un pauvre mendiant errant sur une route de campagne. Il n'avait pas mangé depuis plusieurs jours, et lorsqu'il vit un manguier chargé de fruits mûrs; il ne put résister à la tentation. Juste au moment où il était en train de bourrer son sac de mangues, le fermier apparut, un bâton à la main, et le frappa férocement. Les coups de bâton sur son dos le firent hurler de douleur, et le son de ces cris pitoyables tira le roi de son sommeil. Il était redevenu le grand roi dans son palais, bénéficiant de tous les luxes.
Le roi fut bientôt réconforté par tous ses serviteurs, et se rendormit. De nouveau, il prit l'identité du mendiant affamé. De nouveau, il cueillit les mangues ; de nouveau, il connut le bâton du fermier, et de nouveau il cria de douleur et se réveilla dans sa vie royale. Cette fois-ci, le roi fut très contrarié. Il lui fallut pas mal de temps avant de pouvoir se rendormir, mais, lorsqu'il le fit, ce fut pour revivre une troisième fois cette expérience douloureuse. Alors, lorsqu'il s'éveilla, il eut besoin d'autre chose que de consolations. "Qui suis-je réellement ? s'écria-t-il. Un mendiant ou un roi ? Lequel de ces deux mondes est le vrai ?"
Aucun de ses courtisans n'osa risquer une réponse. frustré, le roi fit comparaître devant lui tous les philosophes de son royaume. Celui qui pourrait répondre à sa question serait richement récompensé, tandis que ceux qui échoueraient seraient jetés en prison.
La plus grande partie de l'intelligentsia du pays dépérit bientôt dans la prison royale, mais, finalement, un sage trouva la réponse à la question du roi. C'était un jeune homme, méprisé à cause de son apparence physique grotesque. Sa réponse fut que ni le rêve ni l'expérience éveillée n'étaient la réalité."
[...]
Pour la physique moderne, même si notre monde semble réel et solide, il est en réalité un domaine immatériel, dont les fonctionnalités changent en fonction de la psyché de la personne qui l'observe. Le début de ce chapitre a décrit le monde des rêves de la même façon. Ainsi l'explication donnée par le jeune sage au monarque était la bonne : les splendeurs du palais comme le bâton du fermier étaient des illusions - faites de la même "substance". Beaucoup de formes de guérison chamanique utilisent le caractère intemporel et poreux des rêves pour permettre aux chamans de faire leurs diagnostics. La science moderne et la sagesse ancestrale se rejoignent ainsi pour décrire notre monde comme un rêve - un tissu d'apparences fait d'énergie et de conscience.
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Littérature :
J. M. G. Le Clézio nous propose, dans son roman Alma, paru en 2017, le portrait d'un manguier dévolu à la magie :
"Yaya qui fume des cigarettes de gandja douces et sucrées, et qui s'endort par terre à l'ombre de son manguier. Avec deux pierres et un bout de toile, entre les racines de l'arbre, elle construit une maison pour ses ancêtres d'Afrique, pour sa grand-maman araignée et son grand-papa soursouris.
[...] J'arrive au vieux manguier, j'apporte toujours un cadeau pour Yaya en souvenir du temps où elle me raconte ses histoires. J'apporte des cigarettes, elle aime beaucoup fumer, elle défait le papier, elle jette le tabac et elle met de la gandja. Ou bien j'ajoute un soda, des gâteaux piment, et je dépose tout ça entre les racines du manguier, là où elle s'assoit tous les jours. C'est pour Topsie aussi, même si lui je ne le connais pas, il est mort quand mon papa a dix ans. Il est très grand et très noir, il parle en mâchant ses mots parce qu'il n'a plus les dents de devant, il faut un peu peur, il paraît qu'il connaît les diables africains et qu'il les fait venir avec ses grigris. Ça c'est ce que raconte Yaya, je me couche par terre auprès d'elle dans le jardin d'Alma et j'écoute ses histoires. Alors maintenant 'apporte les cadeaux pour tous les deux, je les dépose entre les racines du manguier. Une fille vient me voir, elle me guette de loin, sans rien dire parce qu'elle est anormale, elle a peur de moi à cause de mon visage mangé, mais elle reste là, cachée derrière les buissons. Je dépose mes cadeaux, je sais qu'elle vient les prendre dès que je suis parti mais ça ne fait rien, je crois que Yaya l'aime bien si elle la voit, là où elle est. Je ne connais pas le nom de cette fille, elle habite Crève-Cœur, dans une maison en bas de la côte, c'est la fille d'une bonne femme qu travaille dans les champs de gingembre, et qui est un peu sorcière, elle allume des bougies entre les pierres de Yaya, elle dépose des brindilles en croix entre les racines du manguier de Yaya. Quelquefois j'arrive, je vois une bougie allumée, ou bien un bâton de sent-bon, ou bien des bouts de chiffon, des morceaux de canne. Quelquefois dans la terre entre les racines, des taches de sang de poule, des pattes de poulet, des œufs rôtis. Yaya raconte-moi zistoire longanisse, raconte-moi zistoire sorcières, les femmes mélangent la terre avec le sang de la lune, le sang qu'elles perdent chaque mois, et ensuite elles mettent un peu de la terre dans le manger des hommes, pour qu'ils n'aillent pas voir d'autres femmes et qu'ils restent à la maison tous les soirs, et puis elles donnent du sang à manger à l'arbre, et Yaya dit que l'arbre c'est la maison de Mama Wata, Topsie lui a dit ça avant de mourir. Là-bas, sur la Grande Terre, les rivières sont aussi grandes que la mer, et dans les rivières vit Mama Yata, elle guette les jeunes gens, elle les attrape, elle les emporte au fond de l'eau et quand on les retrouve ils ont le visage et le sexe mangés par les petits poissons."
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