Étymologie :
DRONTE, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1663 (M. Thévenot, Relations, I, Voyage de Bontekoe aux Indes Orientales ds Arv., p. 215). Empr. par Thévenot au néerl. « Dronte Alijs Dod-Aers » P. Van den Broecke, Korte Historial ende Journaelsche Aenteyckeninghe, Harlem, 1634, p. 137, et répandu par l'intermédiaire du lat. des naturalistes 1698, Lemery, Traité, p. 169 : Dronte [lat.] sive Dod-aers. Le mot est prob. un emprunt à un parler d'une région voisine de l'île Maurice (Arv., p. 215-217).
Lire également la définition du nom dronte pour amorcer la réflexion symbolique.
Autres noms : Raphus cucullatus - Dodo - Dronte de Maurice -
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Zoologie :
Selon Ronan Allain, dans son ouvrage intitulé simplement Histoire des Dinosaures (Perrin, 2012), le concept d'extinction de masse peut être utilisé en ce qui concerne la disparition des dinosaures, contrairement à celle du dodo :
"Des extinctions se produisent en effet continuellement dans la nature. Elles constituent une sorte de bruit de fond parfaitement identifié dans les archives fossiles par les paléontologues qui étudient la variation du taux d'extinction des espèces au cours des temps fossilifères. Prenons, l'exemple du dodo, cet oiseau apparenté au pigeon, incapable de voler et endémique à l'île Maurice, qui a été rendu célèbre par Lewis Carroll dans Les Aventures d'Alice au pays des merveilles. Découvert à la fin du XVIe siècle par des navigateurs hollandais, le dodo va brutalement disparaître, moins d'une centaine d'années plus tard, suite à l'introduction par l'homme sur l'île Maurice de nombreuses espèces invasives (chiens, chats, rongeurs, cochons... ). Si cette disparition s'effectue sur un très court laps de temps, on ne peut cependant pas parler d'extinction de masse puisqu'elle ne concerne qu'une seule espèce et est surtout très localisée."
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Symbolisme :
Selon L'Encyclopedia Universalis,
"À cause de son aspect inhabituel et de la triste destinée qui fut la sienne, le dodo est devenu un symbole de l'extinction des espèces. Il a acquis une certaine célébrité littéraire grâce au Britannique Lewis Carroll qui, inspiré par le spécimen du musée d'Oxford, lui a donné un rôle dans son roman Alice au pays des merveilles, paru en 1865 avec des illustrations de John Tenniel montrant un dodo clairement inspiré des peintures de Savery. L'oiseau a ensuite naturellement trouvé sa place dans le dessin animé des studios Disney (1951) inspiré par le livre de Lewis Carroll. Des dodos apparaissent également dans le film d'animation L'Âge de glace (2002). Plus de trois siècles après sa disparition, le dodo, avec sa silhouette éminemment reconnaissable, fait donc partie désormais de la culture populaire."
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Contes et légendes :
Littérature :
Lewis Carroll dans son très célèbre Alice au pays des merveilles (1865 ; traduction Henri Bué en 1869) crée un personnage de dodo aussi étrange qu'attachant qui apparaît à la fin du deuxième chapitre du roman :
"Il était grand temps de s’en aller, car la mare se couvrait d’oiseaux et de toutes sortes d’animaux qui y étaient tombés. Il y avait un canard, un dodo, un lory, un aiglon, et d’autres bêtes extraordinaires. Alice prit les devants, et toute la troupe nagea vers la rive."
et au chapitre suivant, propose une course des plus cocasses :
« Toujours aussi mouillée, » dit Alice tristement. « Je ne sèche que d’ennui. »
« Dans ce cas, » dit le Dodo avec emphase, se dressant sur ses pattes, « je propose l’ajournement, et l’adoption immédiate de mesures énergiques. »
« Parlez français, » dit l’Aiglon ; « je ne comprends pas la moitié de ces grands mots, et, qui plus est, je ne crois pas que vous les compreniez vous-même. » L’Aiglon baissa la tête pour cacher un sourire, et quelques-uns des autres oiseaux ricanèrent tout haut.
« J’allais proposer, » dit le Dodo d’un ton vexé, « une course cocasse ; c’est ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sécher. »
« Qu’est-ce qu’une course cocasse ? » demanda Alice ; non qu’elle tînt beaucoup à le savoir, mais le Dodo avait fait une pause comme s’il s’attendait à être questionné par quelqu’un, et personne ne semblait disposé à prendre la parole.
« La meilleure manière de l’expliquer, » dit le Dodo, « c’est de le faire. » (Et comme vous pourriez bien, un de ces jours d’hiver, avoir envie de l’essayer, je vais vous dire comment le Dodo s’y prit.)
D’abord il traça un terrain de course, une espèce de cercle ( « Du reste, » disait-il, « la forme n’y fait rien » ), et les coureurs furent placés indifféremment çà et là sur le terrain. Personne ne cria, « Un, deux, trois, en avant ! » mais chacun partit et s’arrêta quand il voulut, de sorte qu’il n’était pas aisé de savoir quand la course finirait. Cependant, au bout d’une demi-heure, tout le monde étant sec, le Dodo cria tout à coup : « La course est finie ! » et les voilà tous haletants qui entourent le Dodo et lui demandent : « Qui a gagné ? »
Cette question donna bien à réfléchir au Dodo ; il resta longtemps assis, un doigt appuyé sur le front (pose ordinaire de Shakespeare dans ses portraits) ; tandis que les autres attendaient en silence. Enfin le Dodo dit : « Tout le monde a gagné, et tout le monde aura un prix. »
« Mais qui donnera les prix ? » demandèrent-ils tous à la fois.
« Elle, cela va sans dire, » répondit le Dodo, en montrant Alice du doigt, et toute la troupe l’entoura aussitôt en criant confusément : « Les prix ! Les prix ! »
Alice ne savait que faire ; pour sortir d’embarras elle mit la main dans sa poche et en tira une boîte de dragées (heureusement l’eau salée n’y avait pas pénétré) ; puis en donna une en prix à chacun ; il y en eut juste assez pour faire le tour.
« Mais il faut aussi qu’elle ait un prix, elle, » dit la Souris.
« Comme de raison, » reprit le Dodo gravement. « Avez-vous encore quelque chose dans votre poche ? » continua-t-il en se tournant vers Alice.
« Un dé ; pas autre chose, » dit Alice d’un ton chagrin.
« Faites passer, » dit le Dodo. Tous se groupèrent de nouveau autour d’Alice, tandis que le Dodo lui présentait solennellement le dé en disant : « Nous vous prions d’accepter ce superbe dé. » Lorsqu’il eut fini ce petit discours, tout le monde cria « Hourra ! »
Alice trouvait tout cela bien ridicule, mais les autres avaient l’air si grave, qu’elle n’osait pas rire ; aucune réponse ne lui venant à l’esprit, elle se contenta de faire la révérence, et prit le dé de son air le plus sérieux.
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J. M. G. Le Clézio rêve de cet oiseau mythique dans son roman Alma, paru en 2017 :
"De toutes ces choses, ce qui m'a le plus attiré, fasciné, au point que cela a, je crois, décidé de ma vie future, c'était cette pierre ronde, blanchâtre, usée, qui était posée à côté des coquillages et des graines dans la bibliothèque, oubliée là après une crue, et que j'ai manipulée dès que j'ai pu atteindre l'étagère supérieure où elle était exposée. Je ne me souvient pas d'avoir demandé ce que c'était. Un caillou, un simple caillou, de la taille d'une balle de tennis ou un peu moins, mais parfaitement rond, avec juste un léger piquetis sur sa surface, la trace de coups minuscules, qu'on n'apercevait qu'ne le présentait la lumière du soleil. Je n'ai jamais pensé que ce pût être un jouet. Je l'ai pris souvent, gardé dans ma main, jusqu'à ce qu'il devienne chaud. J'ai senti son poids, j'ai examiné son grain, je l'ai approché de mes lèvres pour deviner son goût, pour évaluer sa dureté. Puis chaque fois je l'ai reposé exactement à sa place, sur l'étagère du haut, entre la graine de tambalacoque et les coquillages de cauris.
Un jour, longtemps après, j'ai osé demander à mon père : "Ce caillou rond, qu'est-ce que c'est ?" A ma grande surprise, lui qui ne parlait pas, surtout pas de son passé, s'est confié d'un coup : "Tu ne devines pas ? Je vais te dire ce que c'est. J'avais dix ans à peu près, j'ai trouvé ce caillou au milieu des champs de cannes, du côté de Mahébourg, au sud. On venant ide faire la coupe, je marchais dans les canes au hasard, mon père était allé voir quelqu'un à l'usine de Mon Désert, et j'ai vu ce caillou blanc qui brillait sur la terre rouge, entre les débris des cannes. Je l'ai rapporté pour le montrer à mon père, et dans l'usine un ingénieur a regardé le caillou et il m'a dit : "Tu as trouvé un objet rare, c'est la pierre de gésier d'un dodo. Tu vois sa taille, son poids, tu peux imaginer la taille de l'oiseau qui portait cette pierre dans sa gorge."
A partir de cet instant, j'ai su que cette pierre ronde aurait sa place dans ma vie, et quand mon père est mort, ç'a été la seule chose que j'ai gardée. [...] J'ai gardé pourtant la vieille carte de Maurice au 1 / 25 000, imprimée par Descures, datée de 1875, sur une toile jaunie enroulée autour d'une canne de bambou. On y voit toutes les parcelles avec les noms de leurs propriétaires, et les anciennes sucreries. Bien sûr j'ai vu Alma et le nom des Felsen, mais ce n'est pas pour ça que j'ai voulu la garder. Non par nostalgie, mais parce que le découpage précis et les hachures du relief pouvaient me guider dans ma quête de l'oiseau disparu, parce que certains de ces noms et certains de ces lieux étaient les uniques témoins de cette histoire. J'y trouvais les traces des bosquets, les ravines, les mares, et je pouvais, appuyé sur la carte, imaginer le gros oiseau sans ailes en train de galoper dans les broussailles, je pouvais même entendre son cri, son braiment de détresse dans sa solitude envahie de prédateurs impitoyables.
[...]
Ici, au milieu des cannes, le temps n'existe plus. Je peux voir ce lieu exactement tel qu'il était, trois cent dix ans auparavant, quand les dodos vivaient leurs derniers jours. A la place des cannes, c'était sans doute une forêt rase, des ébéniers, des buissons d'épines, peut-être des roseaux, ou bien des bassins d'herbes hautes où les gros oiseaux couraient en étirant le cou. Mais c'était la même chaleur, les mêmes bouffées de vent humide qui apportent l'odeur de la mer et, de temps à autre, les nappes de brouillard aux gouttelettes froides qui piquent mon visage, tombant d'un ciel invisible. Les gouttes fines devaient s'accrocher à leurs plumes folles, imprégner leur bec, luire sur la terre dans les traces de leurs pattes à trois doigts. Ils devaient s'arrêter de temps à autre, immobiles et raidis comme des reptiles, puis sans raison recommencer leur course. J'avance maintenant, avec la même démarche, penché en avant, le cou un peu tendu, face ua vent, les yeux à demi fermés et les mains dans mes poches pour ne pas être blessé par les lames des cannes. Je marche sans savoir où je vais, dans la direction du soleil levant, je sais qu'au bout c'est la mer, je m'arrête par instants pour écouter le bruit des vagues, mais je n'entends rien que le bruit des souffles du vent dans les feuilles. Je ne cherche rien? Je ne regarde plus à mes pieds. Les siècles ont lavé, arasé, labouré la terre, aucune trace e peut subsister? Rien n'a résisté aux cyclones, la pluie a coulé, venant du haut des montagnes, avec la violence d'un fleuve en crue. A un moment, je suis si fatigué par le soleil et par le vent que je m'assois au milieu des cannes, à l'ombre maigre des feuilles. J'ai toujours la pierre ronde dans ma main droite. Je pense : Où es-tu dodo ? Je crie même son nom, puisque c'est paraît-il le son de son cri, un roucoulement rave et grinçant, le bruit de pierres qui roulent dans un ravin, ou peut-être le ronflement du caillou blanc dans sa gorge : DODODOdododo !... J'attends, plié en avant, le front sur mes genoux. Je ne sais pas ce que j'attends, j'attends ce moment depuis très longtemps, depuis mon enfance, j'appuyais la pierre blanche sur ma joue et je fermais les yeux. Quelque chose de très ancien entre en moi par la peau du visage, par les paupières fermées, quelque chose qui me nourrit et circule dans mon sang, me donne mon nom, mon lieu de naissance, mon passé, une vérité..."
"Il a apporté des morceaux de terre où les os apparaissaient en blanc dans la terre noire. Roy a examiné les débris, il a reconnu le squelette d'un oiseau, mais énorme, incroyable, un bréchet, des côtes, les vertèbres du dos. Les os des pattes ont suivi, tellement épais et longs qu'il n'était pas possible que ce fût le corps d'un oiseau de mer, d'un albatros égaré là par la tempête. Après avoir été rincés à l'eau douce d'un bidon que les travailleurs avaient apporté pour boire, les os ont révélé une couleur étrange, un noir veiné de bleu qui contrastait avec la blancheur des côtes, la couleur d'un animal très ancien, disparu depuis des siècles. Étalé dans l'herbe au bord de la mare, le squelette brillait d'un éclat mystérieux, presque menaçant. Les ouvriers se sont attroupés, ils regardaient sans comprendre. Alerté par Roy, le maître d'école Clarke, qui explorait la côte de Mahébourg, est arrivé en voiture à cheval, moins d'une heure après la découverte. Autour de la mare, les blocs de loess et de tourbe avaient séché et ressemblaient aux dalles d'un cimetière. A l'abri d'une bâche de toile qui claquait au vent, Roy, Gaston de Bissy et quelques-uns des ouvriers étaient assis. Les hommes attendaient l'ordre de se remettre au travail pour découper la vase, mais il devint évident que l'apparition de l'étrange oiseau sorti des profondeurs avait interrompu toute activité profane. "Mon cher", a annoncé Clarke, "ce que tu as déterré, c'est tout simplement Raphus cucullatus, l'ancêtre de l'île, le fameux dronte, ou dodo, comme on voudra." Il s'était agenouillé comme devant un ossuaire, il maniait avec précaution les os longs, les déplaçait et les replaçait dans un ordre différent jusqu'à ce que le squelette de l'oiseau géant apparaisse, couché sur le sol, comme s'il venait de commencer son sommeil éternel. "Dommage qu'il lui manque une partie de la tête, et la mâchoire inférieure, ton spécimen n'aurait rien à envier à celui d'Amsterdam ou d'Oxford."
S'étant enquis de l'endroit précis où l'ouvrier avait déterré les os, Clarke, sans égard pour son pantalon de coton blanc, est entré dans la mare et s'est mis à sonder le fond avec une pelle. Un instant plus tard, la pelle ramenait à la surface un morceau de boue en forme de balle aplatie qui, lavé, nettoyé, essuyé, est devenu une calotte de crâne terminée par un bec énorme, lourd, brillant lui aussi de cette teinte bleu-noir des profondeurs. Clarke, visiblement ému, a placé la tête au bout de la ligne des vertèbres, et ainsi est apparu pour la première fois, à la lumière crue du soleil de midi, le corps parfaitement dessiné d'un oiseau monstrueux et familier, accroupi sur ses pattes terminées par trois longs droits armés de griffes, à la fois mort et revenu à la vie, sans doute avait-il toujours espéré cet instant.
[...]
Je pense encore au dodo, peut-être lui arrivait-il de courir sur le rivage, les plumes ridicules de sa queue retroussées par les bourrasques. Il me semble que c'est ici que le navire amiral hollandais s'est approché de la côte, cherchant la passe pour entrer dans la grande baie du sud-est, et l'oiseau a compris pour la première fois que sa vie allait prendre fin, et qu'il n'avait plus rien à faire dans un monde où les diables armés de tromblons et de gourdins les tueraient par centaines, jusqu'à ce qu'il n'en reste que des os. Un monde où les plages de sable blanc seraient bientôt semées de petites boules gluantes et noires, où les vagues venues de l'autre bout du monde apporteraient leurs lots de sacs en plastique et de vieille bouteilles. Ou bien peut-être qu'il n'a rien compris, rien imaginé, et que la nature sans pitié à fait le reste.
[...]
Ou bien les matelots du Gelderland lorsqu'ils ont mis leurs pieds nus sur le sable mou de Tamarin. Les dodos étaient partout ! Silhouettes sur les côtes rocheuses - alors les explorateurs croyaient voir des pingouins - courbées comme des petits vieux entre les buissons épineux, à la recherche de graines, et leurs croupes rondes promettaient aux estomacs affamés des couches de lard délicieux, à fondre dans les baquets, pour s'enduire contre les brûlures du soleil et du sel. Ainsi parlait Willem van West-Zanen dans ses vers de mirliton :
Les hommes se nourrissent ici de la chair fraîche des créatures emplumées
de la sève des palmiers, et de la croupe ronde des dodos
ils tiennent les perroquets afin qu'ils pépient et crient
et les autres oiseaux viennent se faire tuer à coups de trique ! [...]
Ils sont nés sous ces mêmes étoiles, les gros oiseaux à la pupille agrandie, parfois ils lèvent la tête vers le ciel, leur paupière cligne quand passe un bolide, puis ils retournent à leur sommeil, assis sur leurs trous dans la terre pour couver leur unique œuf.
Les esclaves fugitifs se souviennent de la nuit de leur enfance, ils marmonnent une incantation, une prière dans leur langue. Un ciel sans nom, sans figures, sans science. Un ciel silencieux qui boit leur vie, respire leur souffle.
[...]
Près de la mare, entre les broussailles, les oiseaux apparaissent. L'un après l'autre, précautionneusement, comme s'ils avaient senti que leur ennemi était parmi eux. Encore pris par la torpeur de la nuit, ils s'ébrouent, courent un peu, tournent sur eux-mêmes. L'un d'eux pousse un cri, une sorte de braiment d'âne, et les autres lui répondent dans les fourrés. Ils ont cette drôle de démarche chaloupée, le cou oscillant à la façon des pigeons, leurs plus proches parents, et de temps à autre ils agitent leurs moignons d'ailes dans un crépitement de crécelle. Ou bien ils font mine de se battre, l'un immobile, bec entrouvert, l'autre tournant autour de lui, claudiquant, ridicule, puis l'assaillant s'éloigne sans courir, revient sur ses pas, s'écarte. Ils vivent leurs derniers instants sur terre, ils ne le savent pas encore, mais déjà la peur est entrée en eux. Ils ont vu les silhouettes noires sur la plage, ils ont découvert les cannes garnies d'un chiffon rouge que les marins agitent devant eux pour les leurrer, et lorsque l'un d'eux s'approche sans méfiance du piège, un autre marin armé d'un gourdin frappe et l'assomme. Ils ont entendu les plaintes de ceux qui ont été capturés vivants et enfermés dans un enclos, et qui refusent de manger et pleurent en se laissant mourir de faim. Ici, à Mare Longue, les survivants sont regroupés. A la lueur de l'aube, ils entament leur dernière danses, les adultes poussant devant eux les jeunes, pour les guider vers leur partenaire. Un peu à l'écart, en haut de la pente, près des grands arbres, les couples ont construit leurs nids : un simple trou dans la terre rouge, entouré d'une murette de brindilles sèches et de palmes. AU centre du nid se tient un seul œuf très blanc, dur et luisant. Si un oiseau ou un rat approche, la femelle court vers l'agresseur en faisant sonner ses ailerons contre ses flancs, les extrémités des doigts durs comme des marteaux roulant un crépitement continu, et elle claque du bec en guise avertissement. Mais ils ne sont pas capables d'aller plus loin. Ils ont été les rois et les reines de cette île, la terre s'écrasait sous leur poids, tout était en abondance, l'eau, les graines, les fruits doux du bois de fer. Ils habitaient partout, sur les pentes de la montagne, dans le fond des vallées, le long du rivage de la mer. Ils jouaient sur le sable des baies, ils se réunissaient dans les clairières pour pousser leurs roucoulements, ils célébraient leurs mariages avec des danses et des cris de liesse, ils se baignaient dans l'eau claire des torrents. Maintenant, ils ne sont plus qu'une poignée, réfugiés au cœur de la forêt, cachés dans les buissons. Parfois ils se souviennent du temps jadis et ils rêvent de liberté. Ils descendent vers la côte, pour courir au milieu des roches noires, pour sentir l'embrun des vagues mouiller leurs plumes, pour respirer le vent tiède et se rouler dans le sable chaud, pour picorer les baies salées des vacoas et lécher les goémons, comme si rien ne s'était passé. En étirant leur cou maigre, ils regardent par-dessus les haies les silhouettes der ces grands animaux étranges et noirs, qui marchent sur deux jambes et se dandinent comme eux. Ils clignent leur œil rond en voyant l'éclair qui jaillit du sol, là-bas, entre les troncs des palissades, suivi d'un roulement de tonnerre. Puis tout redevient calme, et l'un d'eux gît sur le sable, couché de tout son long, les pattes étendues, le bec entrouvert, le vent retrousse le plumage vert-de-gris et agite le panache crémeux de sa croupe, mais on œil reste fermé Il est mort.
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"Ils ont disparu, plus personne ne se souvient d'eux, comment dit-on en anglais ? Dead as a dodo , c'est tout à fait ça..."
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