Suite de l'article commencé en 2016
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Amanite et chamanisme :
Jacques Brosse dans La Magie des plantes (Éditions Hachette, 1979) consacre un article foisonnant à l'amanite tue-mouche qui ouvre la partie intitulée "Flore magique" :
"Dans les tribus sibériennes archaïques, le chamane est celui qui assure la communication entre le visible et l'invisible, entre le monde des défunts et des dieux et celui des hommes, et cet échange est indispensable à la vie de la collectivité. Lorsque des forces maléfiques menacent le groupe, lorsqu'un de ses membres tombe gravement malade, seul le chamane, qui a le pouvoir de les atteindre à leur source, est à même de combattre les forces invisibles, ou de s'assurer leur bienveillance. Afin de pénétrer dans le monde des esprits, inaccessibles aux profanes, il lui faut parvenir à l'extase qui le fera sortir de lui-même et lui permettre d'aller chercher l'âme qui a fui le corps du patient, ou de découvrir les desseins des puissances surnaturelles à l'égard de la tribu. Pour accomplir ce voyage dans l'ailleurs, dans la quatrième dimension, le chamane utilise les singuliers pouvoirs de l'amanite tue-mouche. Fréquemment représentée dans l'imagerie populaire et dans les livres pour enfants, qui sont si souvent le reflet d'antiques traditions, d'anciennes croyances, oubliées ou méprisées par la société adulte, l'amanite tue-mouche, avec son chapeau rouge vif, moucheté de duvet blanc comme flocons de neige, et son pied d'un blanc de craie, muni d'une élégante collerette, est comme le prototype même du champignon. La surprenante splendeur de ce joyau naturel, la soudaineté de son apparition à l'entrée de l'hiver, là où il n'y avait, la veille rien que les débris de la végétation morte, la forme d’œuf qu'il a avant de se déployer, l’extraordinaire rapidité de sa croissance, ne sont-elles pas de sûrs indices de son caractère magique ?
Si ce champignon est devenu légendaire, c'est qu'il possède en effet de bien étranges pouvoirs. Une heure après qu'on en a absorbé la chair, le visage s'éclaire, les pupilles se dilatent, le corps est saisi de frissons. Peu à peu monte une excitation croissante, plus ou moins érotique, qui incite à la dépense physique, ce qui se traduit par des danses, des chants accompagnés d'exclamations et de rires bruyants. Parfois surviennent de brusques et soudains accès de colère qui se soulagent par des injures, et parfois des hurlements. Alors, le patient semble mener un dur combat contre de nombreux ennemis. Pour lui, la réalité que perçoivent ses sens est devenue tout autre, les objets n'ont plus leur fixité habituelle, ils apparaissent comme des nœuds de vibration et changent perpétuellement de forme et de sens. La réalité, toute la réalité, est devenue fluide et mouvante. A cette phase agitée succède une sorte d'abattement ; de l'extérieur, le patient, pâle et complètement immobile, semble plongé dans une intense stupeur.
C'est alors que se produit chez les chamanes sibériens, d'après leurs propres récits, le voyage extatique au ciel, ascension rituelle qui s'accompagne parfois de vol magique. Sous l'égide de ses esprits protecteurs, le chamane rencontre alors les êtres divins auxquels il veut s'adresser. Mais auparavant il a dû renoncer à son identité, à son incarnation, ce qui se manifeste par le dépècement de son corps, qu'il a déjà dû subir lors de son initiation, suivi de la contemplation sereine de son propre squelette. Ces étranges phénomènes psychiques, que l'on a voulu rapprocher des symptômes d'une maladie mentale, en diffèrent pourtant notablement, puisqu'il s'agit d'une crise volontairement et artificiellement provoquée. Autrement, il faudrait reconnaître que les fous ont des pouvoirs, mais ne savent pas s'en servir, tandis que le chamane sait les contrôler et les utiliser au mieux.
Tentons maintenant d'imaginer les sentiments de nos lointains ancêtres, quand, au cours de la longue enquête qu'ils menaient dans le monde des plantes afin d'y repérer celles qu'ils pourraient utiliser, ils rencontrèrent l'amanite muscarine et ses pouvoirs. Cette découverte ne put leur apparaître que comme une véritable révélation surnaturelle. Comme si, soudainement, ils avaient été frappés par la foudre, le champignon leur ouvrait les yeux, leur permettait de voir l'envers du monde, c'est-à-dire sa réalité dissimulée d'ordinaire par les apparences. Ils en conçurent un profond sentiment de respect et de reconnaissance.
Les ethnologues qui purent assister à des séances chamaniques furent fort surpris et quelque peu choqués par le fait que souvent celui qui avait consommé le premier l'amanite, lorsqu'il sentait décroître les effets de l'intoxication, recueillait sa propre urine et l'absorbait, ou la donnait à boire à l'un des assistants. C'est en effet une des curieuses propriétés du principe actif de ce champignon de se retrouver intact dans l'urine, ce qui prouve qu'il ne fait que traverser le corps, qu'il ne sert donc que de catalyseur - il en va de même d'ailleurs avec l'acide lysergique et probablement sans doute avec d'autres hallucinogènes. Mais comment les Sibériens s'aperçurent-ils de cette particularité ? Très probablement en observant les rennes de leurs troupeaux, car non seulement ceux-ci sont très friands d'amanites, mais aussi avides d'urine, même humaine. En somme, là aussi l'homme n'a fait qu'imiter les bêtes qui savent d'instinct ce qui si souvent lui échappe. [...]
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Bien sûr, en même temps que l'on découvrit l'intérêt que présentait l'absorption de l'amanite, on en reconnut les dangers. Aussi fut-elle réservée à ceux que des dispositions particulières avaient en quelque sorte mis à part dès leur naissance. Leur aptitude spontanée à l'extase fut entretenue et développée, car ils avaient leur rôle à jouer dans la tribu, au bénéfice de tous. Eux seuls savaient utiliser correctement les vertus du champignon ou des autres plantes psychédéliques, eux seuls, grâce à ces vertus, parvenaient à l'extase, mot qui, au sens propre, désigne la sortie hors du corps, le vol de l'âme libérée de la pesanteur terrienne, eux seuls surtout étaient capables d'en tirer profit. Pour tous les autres, la consommation de la plante sacrée présentait trop de risques contre peu de profit ; elle leur fut donc interdite, sauf en certaines circonstances et seulement sous la conduite d'un guide éclairé, d'un chamane. Peu à peu, au fur et à mesure que les religions s'écartaient de cet accord avec la nature, de cette harmonisation cosmique qu'elles furent à l'origine, le culte de la plante devint un secret réservé aux seuls initiés. Et pourtant cette technique extatique ne disparut jamais tout à fait, elle coula comme un courant devenu souterrain à travers les civilisations.
Quelques peuples, que leur situation géographique avait tenus à l'écart, la conservèrent intacte jusqu'à nos jours : ainsi, pour l'amanite, les tribus archaïques de la Sibérie et, pour le peyotl, les populations des haut plateaux du Mexique. Grâce à eux, grâce aussi à d'audacieux expérimentateurs occidentaux, a tété redécouverte à l'époque moderne l'existence de ces pouvoirs ; la biochimie a même pu expliquer en partie par quel processus organique ils agissent. Ainsi, bien des légendes et des traditions demeurées jusqu'alors incompréhensibles retrouvent pour nous tout leur sens ; ainsi a pu être redécouvert le lien très subtil qui unit la plupart des expériences initiatiques de par le monde, aussi différentes qu'elles apparaissent au premier abord, des mystères d'Eleusis aux visions mystiques des rishis de l'Inde ancienne. Précisément, dans ces deux cas, selon certains auteurs, le véhicule serait comparable ; il s'agirait de ce champignon hallucinogène. Que la loi du silence ait été si bien observée - à Eleusis, pendant deux millénaires - ne venait pas seulement de la prudence et du goût du secret, mais aussi de ce que la révélation reçue était en soi ineffable et qu'elle eût été incompréhensible pour les profanes.
Les pouvoirs secrets de l'amanite tue-mouche rendent compte des raisons pour lesquelles on l'a appelée "champignon des fous" et associée au crapaud, animal venimeux, inquiétant et considéré comme satanique. Notons ici que le crapaud est un gros consommateur d'insectes ; ceci le rapproche d'une particularité de l'amanite qui a d'ailleurs frappé les hommes au point qu'ils l'ont mentionnée dans le nom donné habituellement à cette espèce. L'amanite en effet tue les mouches. Il suffit pour s'en assurer de laisser sur une table l'un de ces champignons pour le retrouver le lendemain entouré de mouches inanimées ; cette action est due à la présence de la muscarine qui est bien en effet un poison, mais présent ici en dose si faible qu'il est totalement inoffensif pour l'homme.
Toutes ces propriétés, en effet singulières, expliquent l'indécision qui règne quant à la toxicité de ce champignon, tenu pour extrêmement dangereux par les uns, mais au contraire consommé habituellement sans dommage en certaines régions de l'Europe.
En fait, la renommée funeste de l’amanite tue-mouches est probablement due également au fait qu'elle est proche parente de la terrible amanite phalloïde, le champignon le plus toxique qui soit : contre son poison mortel il n'existe pratiquement aucun recours, les symptômes de l'empoisonnement ne se manifestant que des heures (jusqu'à 48) après l'ingestion. Fort heureusement, il est impossible de les confondre, le chapeau de l'amanite phalloïde étant d'un vert brunâtre. Il en est d'ailleurs de même pour les deux autres amanites mortelles, l'amanite vireuse et l'amanite printanière, qui sont blanches. En revanche les amanites rouges sont non seulement inoffensives, mais d'un goût excellent : ce sont l'amanite rougeâtre et l'amanite des Césars, appelée aussi oronge vraie, alors que l'amanite tue-mouches est la fausse oronge. Pratiquement, ce sont les deux seules espèces qui puissent se confondre ; et encore si on ne les observe pas attentivement, car le chapeau de l'amanite des Césars est orangé et non vermillon, et ne porte pas d'écailles blanches ; son pied n'est pas blanc, mais jaune."
Le même auteur dans Mythologie des arbres (1989) fait un lien entre le bouleau, l'amanite et le soma :
Ainsi "le secret du rôle que joue le bouleau dans les cérémonies chamaniques réside plutôt dans son association avec l'amanite tue-mouche (Amanita muscaria L.) qui est consommée par les chamans pour entrer en transe. Ce champignon pousse en relation mycorbizale avec les racines de certains arbres, mais l'espèce qu'il préfère est le bouleau et c'est au pied de celui-ci que l'on a plus de chance d'en trouver. En second lieu, vient le sapin qui est souvent aussi, comme on l'a vu, l'Arbre cosmique des populations sibériennes. La consommation de l'amanite entraîne d'abord une période de somnolence, après quoi "le sujet se trouve stimulé pour accomplir les hauts faits physiques que l'on trouve célébrés" non seulement en Sibérie, mais en Inde, dans les hymnes du Rig-Véda. "Les premiers effets se font sentir une heure après l'ingestion. Le visage du patient s'éclaire ; son corps est parcouru de légers tremblements ; puis il entre dans un état de bruyante excitation, accompagnée parfois d'effets aphrodisiaques. Il danse, émet des rires sonores, auxquels succèdent de brusques accès de colère ponctués de hurlements et d'injures. Des hallucinations auditives et visuelles se manifestent : modification de la forme des objets, dédoublement de leur contour. Puis le patient devient pâle et se fige dans une immobilité totale, comme plongé dans une intense stupeur. Il reprend conscience après quelques heures, sans se souvenir de l'accès dont il a été l'objet". [Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, p. 50-51]. En Europe occidentale, l'amanite tue-mouche a toujours été tenue pour maléfique. Dès le XVIème siècle, le botaniste Jean Bauhin rapporte qu'en Allemagne, on l'appelait "le champignon des fous". Les croyances populaires la lient souvent au crapaud, l'animal des sorcières qui, dans les traditions, est en rapport, comme elle, d'une part avec les ténébreuses puissances infernales et, d'autre part, avec la lune et la pluie. En anglais, l'un des noms vernaculaires de l'amanite est "trône de crapaud". Toutes ces données, apparemment hétérogènes, ont un point de convergence, l'utilisation chamanique du champignon.
Malgré sa mauvaise réputation, il n'est pas véritablement vénéneux. Les troubles qu'il provoque - ceux que recherchent les chamans - , s'ils peuvent inquiéter les consommateurs qu'ils surprennent, n'ont aucune suite néfaste. L'amanite n'en était pas moins, en certaines régions de Sibérie, l'objet d'un interdit sévère. Chez les Vogouls de la vallée de l'Ob, son ingestion était exclusivement réservée aux chamans, "quiconque d'autre à s'y risquer encourait un danger mortel." En Sibérie, ce champignon n'en était pas moins fort apprécié : "Dans les régions où il est rare, il peut atteindre des prix exorbitants : les Koriaks, dit-on, n'hésiteraient pas à échanger un renne contre un champignon et l'on retrouve ici un lien étroit qui unit l'usage des hallucinogènes à la civilisation du renne." [ibid. p. 50]
Pour les Orotch, peuple toungouse, les âmes des morts se réincarnaient das la lune sous forme d'amanites et redescendaient ainsi métamorphosées sur la terre, ce qui confirme ce que nous avons dit plus haut de la relation entre la lune et le bouleau. Une croyance populaire très répandue en Sibérie est rapportée par l'historien finlandais Uno Holmberg-Harva, auteur d'importantes études sur les religions altaïques, dans sa Mythologie sibérienne. L'esprit du bouleau est une femme d'âge mûr qui apparaît parfois entre ses racines ou sortant de son tronc, en réponse à l'invocation d'un fidèle. Elle se montre jusqu'à la taille, les cheveux dénoués, et tend les bras tandis que ses yeux fixent gravement le dévot à qui elle présente son sein nu. Après avoir bu son lait, l'homme sent ses forces décuplées. Comme le remarque R. Gordon Wasson [ ], il est à peu près certain qu'il s'agit en fait de l'esprit de l'amanite. "Ces seins sont-ils autre chose que la mamelle (ùdhan) du Rig-Véda, le chapeau lactifère du champignon ? Dans une variante du même conte, l'arbre dispense une "liqueur jaune céleste". Ne s’agit-il pas du pavamàna "jaune roux " du Rig-Véda ?" R. Gordon Wasson, qui s'est livré à de longues expériences sur les effets des différents - et nombreux - champignons psychédéliques partout dans le monde, a en effet acquis la conviction d'avoir réussi à identifier la plante, restée jusqu'à ce jour mystérieuse, d'où provenait le Soma. Considéré par les Aryens comme une divinité et célébré par cent vingt hymnes du Rig-Véda, le Soma est "roi des plantes et des herbes, roi et guide des eaux -mais aussi leur germe - (leur source universelle), parfois aussi roi des dieux et des mortels ou de tout ce que voit le soleil, roi du monde". Son jus est la pluie qui fait pousser les végétaux, la sève de ceux-ci, "l'élément vital, le modèle et l'essence de tout liquide porteur de vie, principe nourricier des aliments et des boissons", donc aussi le "lait de vache" et la "semence du cheval étalon en sa mâle vigueur". Cette mention du cheval doit être soulignée, car non seulement il est à la fois lié au Frêne cosmique et sacrifié lors de l'initiation du chaman en certaines régions de la Sibérie, mais chez les Aryens sa mise à mort n'est passée au second plan qu'en faveur du sacrifice du Soma considéré comme l'offrande la plus capable de propitier les dieux, puisqu'il était l'"élixir de vie" (Amrtan), le breuvage d'immortalité dont les dieux "avaient besoin autant que les hommes". Il accroissait leur force vitale, leur sagesse et leur pouvoir de voyance, exaltait leur énergie jusqu'à l'enthousiasme, jusqu'à l'ivresse sacrée. Consommé à la fois par les dieux et les prêtres, le Soma créait entre eux un lien plus étroit, plus intime que tout autre, il unissait "d'amitié la terre et le ciel". Symbole, mais aussi agent de l'ivresse divine, le Soma est ainsi célébré :
Nous avons bu le Soma, nous sommes devenus immortels,
Arrivés à la lumière, nus avons trouvé les dieux.
Qui peut désormais nous nuire, quel danger peut nous atteindre,
Ô Soma immortel !...
Enflamme-moi comme le feu qui naît de la friction,
Illumine-nous, fais-nous plus fortunés...
Boisson qui a pénétré nos âmes,
Immortel en nous mortels...
L'agnistoma, le sacrifice du Soma, rituellement pressuré avant de leur être offert, était destiné à "désaltérer" les dieux, et en particulier Indra, divinité de la foudre et des guerriers, qui l'aimait jusqu'à en abuser, mais c'était aussi "une cérémonie magique" extrêmement importante : "Le soma gouttant et coulant fait pleuvoir le ciel." [J. Gonda, Les Religions de l'Inde, I - Védisme et Hindouisme ancien, 1962]. En rapport donc avec la foudre et la pluie, le Soma, au cours de l'agnistoma, était célébré en même temps qu'Agni, comme l'atteste le nom de ce rite. Avec Agni, le dieu du feu descendu du ciel, le Soma avait "un rapport de polarité", formait avec lui un couple. Par ailleurs, le Soma était identifié avec la lune, en tant que séjour des âmes des morts. Autrement dit, le dieu soma possédait bien des traits propres à l'Arbre cosmique, et en particulier à l'arbre des chamans, le bouleau. C'est là probablement ce qui a égaré si longtemps les chercheurs, encore que les équivalences soma-lune et lune-bouleau eussent pu les mettre sur la voie.
La solution de l'énigme serait donc, selon R. Gordon Wasson, l'amanite tue-mouche associée au bouleau. A l'appui de sa thèse, ce mycologue fait valoir de nombreux arguments dont les principaux sont les suivants. Nulle part ne sont mentionnés dans le Rig-Véda, les racines, les feuilles, les fruits ou les graines de la plante. "Le Rig-Véda dit même explicitement que le Soma n'est pas né d'une graine : les dieux en ont déposé le germe." [R. Gordon Wasson, op. cit.] De son côté, un spécialiste du védisme, J; Gonda, mentionne la croyance selon laquelle "son jus a été apporté du ciel par un faucon ou un aigle". [J. Gonda, op. cit.] Le Soma ne se trouve qu'en haute montagne, particulièrement dans l'Himalaya. On pourrait ajouter que, d'une part, l'Himalaya est la montagne cosmique par excellence et que, d'autre part, y vivent plusieurs espèces de bouleaux, dont Betula utilis D. Don et Betula Jacquemontiana Spach, une essence qui n'existe dans aucune autre région de l'Inde. On peut donc supposer que les conquérants de race blanche qui se scindèrent en deux groupes - dont l'un oriental déferla dans la vallée de l'Indus et dont l'autre, qui pénétra à l'Occident, en Iran, connaissait aussi l'"haoma" (Soma), considéré par l'Avesta comme la plus grande des offrandes - apportaient avec eux le Soma des régions plus nordiques de la Haute-Asie, d'où ils provenaient, ou qu'ils avaient traversées.
La description que donnent de la plante les anciens textes sanskrits s'applique fort bien, selon R. Gordon Wasson, à l'amanite tue-mouche. Dans le Rig-Véda, elle est comparée à une mamelle (udhan), éclaboussée par les gouttes de son lait divin (pavamàna), ce qui correspond à la moucheture d'écailles blanches, restes de l'enveloppe, qui parsèment le chapeau. Or, c'est dans la cuticule de celui-ci que se concentre surtout la muscarine, responsable des troubles provoqués par l'ingestion du champignon. "Les hymnes comparent l'épiderme rouge et brillant de la plante" à "la peau du taureau rouge", sur laquelle était placé le Soma lors du premier acte du sacrifice. "Les hymnes disent encore que le Soma est resplendissant le jour, et la nuit d'une blancheur argentée. Le jour, l'amanite tue-mouche présente le spectacle féerique de ses couleurs éclatantes, et la nuit ses couleurs se ternissent, tandis que les fragments de l'enveloppe blanche restent seuls visibles dans la clarté de la lune" [R. Gordon Wasson, op. cit.], comme d'ailleurs l'écorce du bouleau. Il est enfin une propriété très particulière, "et peut-être unique dans le monde végétal", de l'amanite, qui confirmerait curieusement cette identification. Le principe psychédélique actif, la muscarine passe rapidement dans l'urine de ceux qui la consomment. Les populations du nord-est de la Sibérie connaissent si bien cette particularité qu'elles avaient pris l'habitude, à l'exemple probable des rennes, amateurs d'urine autant que d'amanite, de boire l'urine de ceux qui avaient consommé le champignon, les effets de celui-ci restant actifs jusqu'à la quatrième, ou même cinquième "génération" de buveurs. Or, dans le Rig-Véda il est dit à plusieurs reprises que les dieux, et principalement Indra, "pissent" d'abondance le Soma. Il est donc possible que ce soit l'urine des dieux, contenant le Soma qui avaient traversé leurs corps, qu'étaient censés consommer les prêtres védiques."
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Selon Catherine Clément, auteure de L'appel de la transe. (Éditions Stock, 2011) :
Le deuxième champignon de la transe est l'amanite muscaride, le beau champignon au rond chapeau rouge vif ponctué de taches blanches qu'on trouve dans les contes de fées. Sans être mortelle, l'amanite muscaride contient de l'acide iboténique, un puissant somnifère, et du muscimole, qui provoque des hallucinations. Très commune sous le nom d'amanite « tue-mouches », l'amanite muscaride pousse sous les bouleaux et les sapins, en Europe comme en Sibérie.
On la trouve dans les bois et forêts des régions des grands procès de sorcellerie, dans les Alpes, les Pyrénées, et les Pays-de-la-Loire. Un banal champignon des bois provoque un sommeil léthargique et des hallucinations. Faut-il voir un lien entre l'amanite muscaride et les possessions démoniaques ?
Ginzburg pose la question et décrit un cas européen du quatorzième siècle. Au cours d'un procès contre les hérétiques du Piémont, Billia la Castagna fut accusée d'avoir distribuée une boisson à base d'excréments de crapaud. Les inquisiteurs prirent la femme au sérieux et elle fut brûlée.
Mais comment appelle-t-on partout les champignons ? Pisse de chien. Vesce de loup. Excréments du renard. Excréments du puma.
Ce n'est pas tout. L'amanite muscaride a souvent des surnoms de batraciens : en France, le crapaudin ou le pain de crapaud, en Chine, le champignon crapaud. Le crapaud étant un animal fée, sorcière ou magicien, il peut se transformer en prince charmant, en perles.
Tout le monde le savait sauf les inquisiteurs, décidés à éradiquer par le feu toute trace de religion populaire des morts, la moindre empreinte de chamanisme, tout ce qui de près ou de loin rappelait les mythes et les rites de s païens. Tolérance zéro pour les pattes, les poils, les pelages, les museaux, les mains velues.
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D'après Jean-Baptiste de Panafieu, auteur de Champignons (collection Terra curiosa, Éditions Plume de carottes, 2013),
"Le professeur Samuel Ödman, en 1784, avait envisagé que les Vikings consommaient de l'amanite tue-mouches avant d'aller au combat. Mais on n'a jamais trouvé de source sûre de cette légende colportée depuis. D'autant que le muscinol contenu dans le champignon a plutôt un effet euphorisant.
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Féerique ou maléfique ? Son chapeau est si caractéristique que l'amanite tue-mouches est devenue l'archétype du champignon, jouant sur deux registre imaginaires, celui des fées et celui des sorcières !
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Les chamans de Sibérie : Selon un officier suédois, Philip Johan von Strahlenberg, qui était resté prisonnier en Russie de 1709 à 1721, l'amanite tue-mouches était très appréciée par les Koriaks, un peuple du Kamtchatka : "Les Russes qui commercent avec eux leur apportent une sorte de champignons qu'ils appellent muchumor, et qu'ils échangent contre des fourrures. Les plus riches d'entre eux font de larges provisions de ces champignons pour l'hiver. Lors des fêtes, ils les font bouillir dans de l'eau, puis s'enivrent grâce à cette décoction. Les plus pauvres, qui ne peuvent s'offrir ces champignons, se postent autour des huttes des riches et attendent que les invités sortent pour se soulager. Ils tendent alors un bol de bois pour recueillir leur urine, qu'ils boivent avidement. Comme elle a hérité des vertus du champignon, ils peuvent par ce moyen s’enivrer à leur tour." Depuis, les ethnologues ont redonné aux pratiques des peuples sibériens leur dimension sacrée. Grâce aux visions procurées parle champignon, les chamans pouvaient entrer en contact avec un "autre monde" et accéder à la sagesse. Cet usage a également été décrit en Amérique du Nord, notamment chez les Ojibwé du Canada. certains chercheurs pensent qu'autrefois, les effets psychotropes de l'amanite étaient bien connus dans toute l'Europe.
Les rennes du Père Noël : Sans doute après en avoir eux-mêmes consommé, certains auteurs ont rapproché le chapeau de l'amanite tue-mouches de l'habit du Père Noël. C'est peut-être après un repas de champignons que les rennes deviennent capables de planer !
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Neni Tengu Takê : Au Japon, l'amanite tue-mouches se nomme beni-tengu-take, c'est-à-dire "champignon des gobelins rouges à long nez". Les tengu sont des créatures fantastiques des forêts et des montagnes, reconnaissables à leur figure rouge et à leur long nez. Ils sont réputés capables de posséder l'esprit d'un homme et de le rendre fou. Les paysans e la région de Nagano consomment ces champignons après les avoir cuisinés de façon à réduire leur toxicité et leurs effets hallucinogènes."
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Eliot Cowan, auteur de Soigner avec l'Esprit des Plantes, Une voie de guérison spirituelle (Édition originale 2014 ; traduction française Éditions Guy Trédaniel, 2019) raconte plusieurs histoires de guérison dont il a fait l'expérience à partir du moment où il est entré sur la voie de la Guérison avec l'Esprit des plantes et nous donne de précieux conseils pour y marcher également :
"Les esprits des plantes font partie d'une toile vivante tissée d'amour et de respect, donnant et recevant. Les humains aussi en font partie. Lorsque nous déchirons la toile, un messager arrive en ville avec une valise pleine de choses conçues pour vérifier que nous prenons le message à cœur. Sur la valise, il y a marqué "malheurs".
"Pour le bien de toute la création, réparez la toile, dit le messager. Revenez vers ce qui entretient votre vie, ainsi que celle des autres et de toutes les choses : l'amour et le respect, donner et recevoir."
Il faudrait se souvenir de cette histoire dans toute interaction avec les plantes. Si vous souhaitez entrer en relation avec l'une des grandes plantes sacrées enseignantes, le peyotl, l'ayahuasca, ou certains champignons, il faudrait même vous souvenir de cette histoire comme si votre vie en dépendait. Le pouvoir de ces plantes va bien au-delà de tout ce que l'on peut imaginer, et vous n'avez sûrement pas envie de voir leur messager arriver avec sa valise.
Certains diront : "Je suis plein de bonnes intentions, et je suis respectueux, il n'y aura donc aucun problème pour moi." C'est tout à fait naïf. Parfois les relations naïves fonctionnent, mais parfois non. Si nous voulons recevoir la bénédiction de la connaissance, de la sagesse, ou de la guérison, que devons-nous donner en échange ? Comment devons-nous manifester notre respect ? Ce n'est pas à nous de le dire. C'est à l'esprit de la plante d'en décider."
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Mythologie :
Selon Éric Navet, auteur d'un article intitulé. “Les Ojibway et l'amanite tue-mouche (Amanita muscaria). Pour une ethnomycologie des Indiens d'Amérique du Nord." (In : Journal de La Société Des Américanistes, vol. 74, 1988, pp. 163–80, lu en octobre 2022) :
[...] L'absence d'informations concernant un rôle culturel religieux éventuel de champignons hallucinogènes en Amérique du Nord pouvait avoir deux raisons, dont la première semblait la plus évidente :
les Amérindiens ignoraient effectivement - ou avaient oublié - l'usage des champignons psychotropiques ;
la mycophobie traditionnelle des peuples anglo-saxon aurait conduit inconsciemment les chercheurs, issus pour la plupart dans la région concernée de ce milieu culturel, à faire l'impasse sur le sujet, et la documentation serait demeurée tout simplement lacunaire.
[...] N. Morriseau, un auteur ojibway nous donne une caution indigène à ce qui précède en déclarant : « Toutes les herbes de la forêt sont utilisées par les Ojibway, de même que les racines et les écorces des arbres » (Morriseau 1965 : 51).
[...] En Occident, on a aussi longtemps classé l'Amanite tue-mouche au même rang que l'Amanite phalloïde [c'est-à-dire mortelles toutes deux]. Il s'agit là de contrevérités que la science mycologique a rectifiées. Si l'Amanite phalloïde est bien mortelle [...] la Fausse-Oronge ou Amanite tue-mouche, n'a qu'une « action indiscutablement mais non gravement délétère, provoquant les symptômes d'une intoxication gastro-intestinale rarement sérieuse, généralement banale, mais surtout a des propriétés délirantes, ébrieuses, aphrodisiaques, hallucinatoires, qui ont fait croire à son pouvoir divin ou démoniaque » (Heim, 1963 : 188).
Le tabou, assorti d'une erreur de jugement, appliqué par les peuples algonkin du Nord aux champignons, trouve sa justification naturelle dans une croyance rapportée par J. G. Kohl (1860) mentionnée par C. Lévi-Strauss dans l'article déjà cité : « Les Ojibwa (...) voyaient dans les champignons l'aliment des morts » (C. Lévi-Strauss 1973 : 277). N. Morriseau étaye cette affirmation lorsqu'il raconte :
« Une autre fois, le vieil homme rêva qu'il allait dans le lointain sud à une place connue des Ojibway comme l'endroit où les Indiens partaient après leur mort. En arrivant là, il vit des Indiens morts depuis longtemps qui étaient en train de faire un festin de champignons, et on lui en offrit. Mais il n'accepta pas cette offre. L'Indien croyait que s'il mangeait, il ne retrouverait pas sa forme humaine et ne retournerait pas à l'endroit où il s'était endormi » (Morriseau 1965 : 113).
Une lecture attentive des textes les plus anciens nous permet de constater que certains faits ethnologiques, même s'ils n'ont pas reçu par la suite les développements qu'ils méritent, sont déjà présents en clair ou, du moins entre les lignes. A la fin de son article, C. Lévi-Strauss, cite un témoignage du père jésuite Ch. Lallemant relatif aux peuples algonkin qui résidaient au début du XVIIème siècle près de Québec. Le missionnaire écrit en 1626 :
« Ils croyent l'immortalité de nos âmes ; et de faict ils asseurent qu'après la mort ils vont au Ciel, où elles mangent des champignons, et se communiquent les uns avec les autres » (Relations des Jésuites, 1858, cité par Lévi-Staruss 1973 : 278-279).
A partir de cet extrait C. Lévi-Strauss pose l'hypothèse d'une connaissance des vertus psychotropiques de l'Amanite tue-mouche par les Amérindiens subarctiques : « la tentation serait forte d'y voir le souvenir de coutumes semblables à celles des peuples sibériens » (Ibid. : 279).
La perche tendue a été saisie par celui qui était sans doute le plus à même de prospecter le filon. Intrigué par la remarque du P. Lalemant cité par C. Lévi-Strauss, R. G. Wasson, grand spécialiste des champignons hallucinogènes, a cherché et obtenu confirmation de l'usage de l'Amanite tue-mouche par les chamanes ojibway et peut-être d'autres ethnies algonkin des forêts du Nord :
« Les preuves existent qui indiquent que les Ojibway et d'autres groupes de langue algonkin vivant dans les forêts de ce pays (les États-Unis) et du Canada avaient recours à l'Amanite tue-mouche comme guide spirituel dans leurs rites chamaniques » (Wasson 1979 : 25).
D'où R. G. Wasson tirait-il une telle certitude ? A la suite de diverses circonstances, il était entré en relations épistolaires avec une chamane ojibway nommée Keewaydinoquay (aux cinq-huitièmes ojibway est-il précisé), dans la soixantaine et vivant sur une île du lac Michigan. [...] R. G. Wasson, en août 1976, rencontra chez elle Keewaydinoquay qui lui fit don d'un rouleau en écorce de bouleau sur lequel était relaté, sous la frome pictographique traditionnelle, le mythe situant l'origine de l'usage par les Ojibway de l'Amanite tue-mouches. [...] Voici la substance de ce mythe :
Ceci est l'histoire de Miskwedo, le champignon au chapeau rouge qui est le fils spirituel de Nokomis Güshik, la Grand-mère Cèdre, et de Nimishomiss Wigwass, Grand-père Bouleau.
Cela se passa, pense-t-on, durant la Grande migration des Ojibway à travers le continent, depuis le Pays du soleil levant jusqu'au Pays du soleil couchant.
Il y avait deux frères, de la même mère du clan du Hibou et du même père du clan de l'Esturgeon. Trop jeunes pour avoir reçu leur nom d'adultes, ils s'appelaient simplement Grand Frère et Petit Frère. Ils vivaient seuls tous les deux car leurs parents étaient morts sur le chemin de la Grande migration. Ils chassaient le même gibier, mangeaient la même nourriture et partageaient toutes choses dans la paix et l'harmonie, et c'était bien ainsi.
Un jour, ils eurent très faim, leurs estomacs étaient vides. Comme il y avait des montagnes à cet endroit, ils escaladèrent la pente rocheuse pour chercher de la nourriture. A la fin, ils parvinrent à une grotte creusée sur le flanc de la montagne. On aurait dit que la lumière sortait de l'entrée de la grotte. Un son extraordinaire, comme le bourdonnement d'innombrables abeilles, se faisait entendre. Prudemment et sans bruit, les frères s'approchèrent, jetant un regard curieux par l'ouverture. Ils virent une belle prairie dans laquelle poussaient quantité de champignons blancs et rouges. C'était de très beaux wajashkwedeg, qui tournaient sur eux-mêmes, bourdonnant et murmurant un étrange chant de liesse sous un ciel éclatant de soleil.
Prompt comme l'éclair, Petit Frère franchit l'ouverture et s'abandonna joyeusement dans la prairie aux champignons murmurants.
« Stop ! Attends ! lui dit Grand Frère. Nous ne savons pas quels esprits se trouvent ici. » Mais Petit Frère ne tint pas compte de l'avertissement, il était déjà parti.
Petit frère courut vers le champignon le plus beau, le plus rouge, le plus grand de tous. Les mouchetures blanches de son chapeau flottaient comme des nuages tandis qu'il tournait sur l'lui-même.
Grand Frère vit alors avec horreur son frère fusionner avec le champignon géant. Bientôt, avec son champignon rouge géant il se mit à tourner de plus en plus vite dans le soleil. Grand Frère nota rapidement la position du grand champignon et du petit champignon qui avait été son frère. Ensuite, il courut aussi vite qu'il le put, loin de la prairie enchantée et de la grotte, dévalant les hauteurs escarpées jusqu'au village.
Là, il fit appel aux sages et aux chamanes qui lui dirent n'avoir jamais ouï parler d'un tel phénomène. Grâce au tambour toutefois, ils purent lui indiquer un remède susceptible de contrecarrer le charme. Il devait se rendre près d'une falaise battue par les vagues le long du lac ; là il trouverait le sable magique Onaman. Ce sable, il le mettrait avec du tabac dans un sac en peau de cerf bien fermé. poursuivant son chemin, il parviendrait à l'« Endroit où poussent les grands arbres et où nichent les aigles ». Dans l'arbre le plus élevé se trouve le plus grand des aigles : l'Oiseau-Tonnerre. Après lui avoir pris quatre plumes de la queue, Grand Frère devrait retourner à l'endroit où brillait la lumière à travers le trou dans la montagne.
Arrivé là, il procéda suivant les recommandations des chamanes. Ayant repéré le plus beau, le plus gros des champignons - c'est-à-dire le chef - il y planta l'une des plumes. Le champignon arrêta de tourner. Grand Frère fit la même chose avec « le plus vieux et le plus sage » des champignons qui stoppa, lui aussi, sa rotation la troisième plume d'aigle, il devait la planter dans celui des champignons qui était son frère cadet. Il répandit le sable sacré Onaman sur ce dernier, avant de l'extraire précautionneusement et de l'emmener rapidement par le trou dans la montagne, non sans avoir déposé à l'entrée la dernière plume d'aigle protectrice.
Tandis qu'il s'éloignait en courant de la montagne, Grand Frère sentit augmenter le poids de son fardeau, jusqu'au moment où son frère reprit entièrement sa forme humaine ; pas tout à fait pourtant, puisque la plume d'aigle resta toujours fichée dans la chair de petit Frère comme si elle y avait poussé naturellement. Revenus au camp de leur peuple, les deux garçons vécurent à nouveau dans la même maison, dans la paix et l'harmonie. Tout était bien.
Pourtant, peu à peu les choses commencèrent à changer. Grand Frère se levait le matin mélancolique et le cœur chargé de tristesse. Il s'ennuyait, il était malheureux. Au contraire, Petit Frère se réveillait souriant chaque matin, le cœur joyeux et la chanson aux lèvres.
Grand Frère remarqua alors que Petit Frère allait très souvent derrière le wigwam pour uriner. Il restait beaucoup plus longtemps que nécessaire, et, particulièrement à la pleine lune, il restait très, très longtemps. A la fin, bien qu'il n'aimât pas jouer les espions, Grand Frère décida que, pour le bien de Petit frère, il devait enquêter. Il alla derrière le wigwam et s'aperçut que son frère n'était pas en train d'uriner. Il était parti par un chemin à travers bois. Grand Frère le suivit jusqu'à une clairière.
Dissimulé, il vit son jeune frère debout au milieu d'un large espace entouré d'une foule de gens. Petit frère tenait ses bras ouverts comme le chapeau d'un champignon. Il portait une belle robe d'un rouge brillant et des touffes de duvet blanc dans les cheveux. D'une voix haute et exaltée, comme le bourdonnement d'innombrables abeilles, il chantait :
« Grâce à mon expérience surnaturelle
Au pays des Miskwedo,
J'ai un remède pour guérir tous vos maux,
Pour chasser tous vos malheurs.
Si seulement vous venez à mon pénis
Boire les eaux qui en jaillissent,
Vous aussi serez éternellement heureux ».
Chaque fois que les nuages obscurcissent la lune, il urine. Les gens récupèrent cette urine dans des récipients en écorce de bouleau. Ils boivent ce liquide qui est un don des esprits Miskwedo. Tous les membres du culte du champignon, tous les adeptes du Miskwedo, Petit Frère qui est "le chef des champignons", le "chef au tambour", les trois anciens et les trois équipes de sous-officiants, entonnent, chacun leur tout, le chant Miskwedo. Tous ces gens, dans l'intensité du moment, chantent leur bonheur, leur cœur est fort et chacun fait le travail de dix.
Grand Frère refusa d'emprunter "la voie du champignon", il ne but pas de l'élixir doré et il continua à être rongé par l'ennui. Petit Frère ne comprit pas davantage comment opérait le Champignon sacré, mais il suivit cette voie et, comme tous ceux qui la suivent, « il connut le bonheur ».
Ainsi fut donc révélé aux ojibway le pouvoir psychotropique de l'Amanite tue-mouche. Les effets « modificateurs du psychisme » (Berbeke 1978 : 128) de ce champignon aux vertus hallucinogènes sont ainsi décrits par R. Verbeke :
« Entre 15 minutes et une heure après l'ingestion de un à quatre champignons apparaîtront le plus souvent les effets suivants : stimulation, euphorie, sensation de légèreté des pieds, envie de danser, modifications du niveau de la perception visuelle et auditive, contractions nerveuses, incoordination des mouvements volontaires, dilatation pupillaire et hyperthermie. Cette phase initiale sera suivie d'une phase de sédation et l'expérience se terminera pas un désir intense de sommeil » (Verbeke 1978 : 20).
[...]
C'est dans les écrits du même N. Morriseau que j'ai trouvé une autre version de la Légende de Miskwedo racontée par Keewaydinoquay. L'auteur intitule son récit Les champignons magiques. Je ne citerai pas ce texte in extenso car une large partie recouvre presque point par point celui de « Kee » ; toutefois, quelques nuances, et même des écarts importants, méritent d'être relevés.
Dans le récit de N. Morriseau les deux frères sont nommés : l'aîné s'appelle Swift Current, tandis que le cadet a pour nom Silver Cloud. Affamés par un hiver particulièrement long et rigoureux, c'est en poursuivant un cerf qu'ils tombent par hasard sur une ouverture dans la roche conduisant « comme un tunnel » à un grand champ parsemé de « succulents champignons rouges entourés d'une multitude d'abeilles bourdonnantes et d'insectes multicolores ». On reconnaît sans question des Amanites tue-mouche. Malgré les mises en garde de son frère, Silver cloud mange des champignons ; alors « une impression de béatitude et de paix le submergea » et il se transforma lui-même en champignon. Ce ne sont pas les chamanes mais l'ours considéré comme chamane, l'Ours-chamane dit-on d'ailleurs, qui donne à Swif Current la formule pour ramener à son frère à sa forme humaine. Il est question de trois plumes d'aigle - un aigle « ordinaire » semble-t-il, mais abattu avec une flèche magique donnée par l'Ours - et non de quatre comme dans l'autre version. C'est après être sorti de la prairie enchantée que Swift Current saupoudre le sable sacré Onaman sur son « frère-champignon » qui reprend son apparence humaine.
N. Morriseau conclut sur la chance des deux frères qui, sur le chemin du retour, tuent un gros cerf et sauvent leur village de la famine, et la morale est la suivante : « Voici pourquoi, aujourd'hui encore, les Ojibway ont peur de manger des champignons ».
[...]
En consommant des champignons, c'est--à-dire en accomplissant un acte chamanique irréversible - puisqu'il se situe d'emblée dans l'au-delà - Silver Cloud/Petit frère atteint un état de béatitude (« une impression de béatitude et de paix le submergea »), il ne ressent plus ni la faim ni le froid, ni l'angoisse qui tourmentent les vivants (les « étants »). Par la « magie » du champignon, le héros réintègre l'« ordre universel des choses », le non-lieu et le non-temps ; il devient lui-même champignon, c'est-à-dire que son identité se confond avec celle de tous les autres « étants ». Il n'est plus rien, il est tout, il est l'indicible.
En n'écoutant pas son frère, qui représente le versant social, raisonnable de la Création, Silver Cloud contrevient à l'injonction suprême du Grand Esprit qui est de rester dans le cycle - projection de la Vision - « vie-mort-renaissance ». C'est la porte ouverte à tous les excès, à tous les désordres, non pas seulement à la mort du corps - ce qui est dans l'ordre « normal » des choses - mais à la « non-Vie », à l'« anti-monde ». Les champignons, chez les Ojibway, nous l'avons vu, sont la nourriture des morts, d'une part parce qu'ils peuvent effectivement donner la mort, mais aussi, d'autre part, parce qu'ils caractérisent et assurent le maintien dans l'état de mort à ce monde, la dissolution de l'Être et des « étants ». Consommer les champignons avec les morts empêche le retour à ce monde.
Le « retour au monde » après l'expérience extatique ou onirique (la pratique chamanique combine les deux) n'est possible que par la ritualisation, la socialisation de cette expérience qui en limite la portée et en assure la maîtrise.
[...]
Il est intéressant de constater que, sur le plan de leur propriétés spécifiques, Amanite tue-mouche et Fraise des bois (Fragaria vesca) sont dans un rapport de complémentarité ; l'ingestion des fraises réduit l'action délétère, laissant intact le pouvoir hallucinogène, de l'Amanite tue-mouche. Ce fruit astringent diminue les symptômes de l'intoxication gastro-intestinale, et une décoction de feuilles fraîches a un effet positif contre l'hypertension consécutive à l'absorption du champignon (Palaiseul 1972 : 153).
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Littérature :
Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) relie explicitement l'amanite à l'âme celte :
14 juillet
(Fontaine-la-Verte)
Mes pieds patriotiques me conduisent aujourd'hui sur les vestiges d'un village gaulois. Au cœur du bois de bouleaux et de hêtres, une mousse épaisse couvre les épaulements de l'antique camp de huttes. Le soleil compose, sur les arbres, des harmonies de gris, de verts et d'ors qui résument les bonheurs du paradis celtique.
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Raphaël Larrère, auteur d'un article intitulé « Champignons sauvages : initiations et savoirs », (Ethnologie française, vol. 34, n°3, 2004, pp. 463-469) évoque également la littérature :
Alice in wonderland : Rappelons qu’Alice, après avoir suivi le lapin blanc dans le terrier, absorbe différentes substances (une boisson, un gâteau) qui la font changer de taille à une vitesse vertigineuse. Comme toute petite fille, Alice est curieuse, mais, petite personne rationnelle confrontée à ces brusques changements d’échelle, elle passe bien vite de la curiosité à la détresse. C’est alors qu’elle rencontre une chenille, qui lui apprend les vertus respectives des deux côtés du champignon sur lequel elle est assise. Vers la fin du chapitre V, Alice va retrouver sa taille normale en dosant elle-même sa consommation du champignon, équilibrant sa croissance et son rapetissement. Il suffit de lire les descriptions que donne Roger Heim [1983] des hallucinations dues à l’ingestion d’amanites tue-mouches, pour saisir que le récit d’Alice est celui d’un voyage initiatique. Dans un article des Temps Modernes, qu’il fit paraître en 1975, Robert Peccoud voit dans le lapin blanc la figure du dealer, et celle du guru dans la chenille. Or, remarque-t-il, cette invitation au voyage psychédélique a été « délibérément » mise entre toutes les mains des petits anglophones. L’influence considérable de ce conte (qui n’a d’équivalent en France que celle des contes de Perrault), relayée par la version qu’en a donnée Walt Disney (lequel éprouvait un malin plaisir à faire dessiner des amanites tue-mouches) expliquerait, selon Robert Peccoud [1975 : 643-661], l’intérêt des Britanniques et des Américains du Nord pour les vertus hallucinogènes des champignons. Il signale, à ce sujet, l’hommage à Alice de la chanteuse d’acid rock Grace Slick dans une chanson intitulée « White rabbitt ». Le terrain était donc favorable pour que la contre-culture américaine adopte les champignons hallucinogènes. L’intérêt que les contestataires portaient aux Amérindiens et la circulation de récits sur les utilisations rituelles de champignons hallucinogènes par les indiens du Mexique ont fait le reste.
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Arts visuels :
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Vincent Wattiaux, dans un article intitulé "Pour une Interprétation enthéobotanique de deux Tableaux de JMW Turner." aiguise notre curiosité :