Suite de l'article publié précédemment.
Symbolisme onirique :
Selon Georges Romey, auteur du Dictionnaire de la Symbolique, le vocabulaire fondamental des rêves, Tome 1 : couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux (Albin Michel, 1995),
Quelle que soit la volonté objective du chercheur de mettre sa démarche à l'abri de l'influence des clichés, cette intention, en ce qui concerne le grand cétacé, résiste mal à la pression des faits. L'ombre colossale de la baleine de Jonas s'étend sur le paysage onirique avec une densité égale à celle dont elle imprègne le mental.
Il est aisé de produire des arguments qui démontrent que la baleine ne peut pas être le Léviathan de la Bible. C'est un effort inutile, tant le cétacé s'est imposé comme le lieu de la punition, du repentir et de la délivrance de Jonas. La psyché est-elle dupe ou complice de cette usurpation ?
L'inconscient ne saurait se laisser abuser ! L'apparition de la baleine dans les productions de l'imaginaire contemporain repose sur les mêmes projections que celles qui inspirèrent l'épisode biblique. Le grand cétacé est la créature vivante dont les caractéristiques se prêtent le mieux à ces projections.
Pour avoir dérogé au sens de la vie - ce que le mythe exprime par la rébellion vis-à-vis des lois divines -, Jonas est avalé par le Léviathan. Dans l'obscurité intérieure, il prend conscience de sa faute, se repent et, le troisième jour, accomplit une nouvelle naissance. Trois, le symbole de la résurrection dans l'Esprit !
L'interprétation de la baleine-cavité comme lieu de renaissance sera confirmée par les images que le rêve associe au mammifère marin. La connotation maternelle du symbole paraît évidente. Elle devra cependant être nuancée. Une psychologie embrouillée dans ses contradictions trouvera dans le ventre de la baleine un lieu de régression où refaire l'expérience du rien. Au sein de la baleine, le rêveur remarque presque toujours le vide qui l'entoure. Dans 80% des cas, le cétacé intervient dès les premières séances de la cure de rêve éveillé.
Il est alors l'indice d'une disposition nouvelle du patient à se dégager de l'emprise excessive du mental pour s'en remettre à la dynamique d'un psychisme total.
En présence du fantasme d'engloutissement par la bouche avaleuse, une approche réaliste des images butera sur une impossibilité flagrante : les fanons de la baleine ne lui permettent d'absorber que de très petits poissons. Le rêve ne connaît pas d'obstacles infranchissables. Nous montrerons que les productions de l’imaginaire ne font pratiquement jamais état des fanons. Qu'importe, d'ailleurs : un rêve de baleine exprime, par nature, un fantasme de disproportion. On sait que l'une des propriétés de l'état de conscience modifié induit par la situation de rêve éveillé est d'inspirer la sensation fréquente de la réduction de taille. La rêveuse ou le rêveur se sentent devenir soudain très petits, minuscules. Si petits qu'ils peuvent franchir le trou d'une serrure ou voyager dans un vaisseau sanguin. Le gigantisme onirique de la baleine ne s'apprécie pas par référence au mètre étalon ! Il est naturellement démesuré. Tel récit de l'Antiquité fait état d'un poisson de 2 250 kilomètres ! Lorsqu'il évoque la baleine au fil du scénario, le rêveur sait d'avance qu'elle est assez grande pour le faire tout petit ! La petitesse onirique n'a pas de valeur objective : elle est la taille du franchissement. Voilà reconnue l'aptitude de la baleine à représenter la caverne de renaissance, le ventre premier, la matrice.
Gilbert Durand a montré que le fantasme d'engloutissement, l'imagerie d'avalement, ne procèdent pas d'une aspiration simple, que pourrait satisfaire une image simple. Un psychisme tenté par l'avalement sera difficilement rassasié. Il recherchera la répétition de l'image. Aller à l'intérieur ne lui suffit pas. Il lui faut parvenir à l'intérieur de l'intérieur, par un processus d'emboîtements successifs, comme celui que concrétisent les poupées russes.
L'imaginaire obéit à une loi semblable. Le rêveur qui s'engage à l'intérieur de la baleine veut encore atteindre la profondeur de l'océan. Les mots « plonger », « profond » et « fond de mer » s’inscrivent parmi les associations les plus fréquentes avec le cétacé.
La symbolique de la baleine-ventre, de la baleine maternelle, mériterait de plus larges développements. Ceux-là, pourtant, feraient la part trop belle à ce que les rêves, il faudra bien le reconnaître, traitent comme un compartiment secondaire de la symbolique du cétacé. Cette affirmation surprendra, mais elle traduit fidèlement les observations faites sur un nombre significatif de scénarios. Un tiers seulement des corrélations relevées autour de la baleine se rapportent à la dynamique de renaissance. Toutes les autres sont en relation avec la sexualité.
100% des scénarios pris en référence, qu'ils aient été produits par des femmes ou par des hommes, contiennent des symboles qui exposent l'angoisse ou le sentiment de castration. Les images d'amputation, de blessure, de morsure, d'armes de toutes sortes, de dents, de gueule de crocodile ou de requin, abondent dans ces textes. Gilbert Durand, dans Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, remarque que « le complexe de Jonas, euphémisation de l'avalage, transfigure le déchirement et la voracité dentaire en un doux et inoffensif sucking ». La proposition est séduisante et sa pertinence indiscutable pour autant qu'on se situe dans une approche analytique des images arrêtées. Elle ne convient plus lorsqu'il s'agit du sens des visions d'un patient engagé dans la dynamique du rêve. L'imaginaire actif ne sépare pas la gueule qui croque de la gueule qui avale.
La baleine imaginée est un agent double dont il est aisé d'établir qu'il sert deux maîtres à la fois. Elle expose l'angoisse de l'engloutissement croqué, castrateur, et suggère un avalement régénérant. Gaston Bachelard, dans son étude sur les rêveries du repos, insiste aussi sur la vertu réparatrice du séjour dans le ventre. S'appuyant sur un matériau littéraire, l'auteur constate que le complexe de Jonas exprime le rêve d'intimité, l'appel d'un retour au creux maternel. Nous avons montré que l'imaginaire, dans le rêve éveillé, soulignait aussi cette aspiration au creux, au vide, au rien. D'où vient, alors, que les scénarios de rêve éveillé environnent cette rêverie de l'intimité par tant d'images à résonance sexuelle, imprégnées de fantasmes de castration ? C'est à ce stade de l'investigation que nous avons éprouvé – avec quarante années de décalage – le désir de relire les très belles pages de Gaston Bachelard. Avant de développer la réponse que cette lecture nous a suggérée, il convient de placer la baleine dans son atmosphère onirique. Le deuxième scénario de Gaspard monter à quel point l'eau dans laquelle plonge le cétacé du rêve mérite d'être qualifiée de libidinale : « Là.. une femme marchait devant moi... lorsqu'elle s'est retournée, c'est devenu un homme, hirsute, qui m'a imposé une fellation... c'est un home par son système pileux... peut-être une bête... il a une queue de lion, aux poils roux... un sexe d'homme... en érection naturellement !... Et, en dessous, il a des clochettes, des pendentifs de boucles d'oreilles... je pense à un vase qu'il y avait chez mes parents... un vase allongé... le mot utérus me vient... je vois aussi une opaline évasée au bout d'un col de cygne... un bec d'aigle... encore un phallus... et je revois ce vase.... je le vois très très grand et moi tout petit, dedans... minuscule.. comme dans un cratère, comme un sexe... des gouttes... là, je ressens une descente vertigineuse.. y a une gueule de crocodile... une bouche qui s'ouvre comme un
gouffre... un avant de sous-marin, qui ressemble à un bec de toucan... je trouve que c'est la forme idéale pour un préservatif, le devant de sous-marin ! Maintenant, c'est une grosse baleine, qu'on empêcherait d'ouvrir la gueule !... Ça me rappelle un rêve, quand j'étais gamin : un sexe de femme avec des dents... c'est la baleine qui me faisait penser à ça !... Ces dents de requin et ce gouffre qui représente la gorge... un autre rêve : j'étais allongé par terre et mon père reculait en voiture et m'écrasait la jambe... encore une gueule d'animal... quelque chose d'inquiétant... »
Ces phrases extraites d'un long rêve et mises ainsi bout à bout composent un exemple représentatif de l'univers onirique dans lequel se meut le grand mammifère marin. Elles n'incitent pas vraiment à la rêverie de la douce intimité.
Beaucoup de scénarios présentent des images – souvent inattendues – rappelant la forme d'un phallus. L'obus, la fusée, le ballon dirigeable, le têtard, le long bec d'oiseau, sont parmi celles-là. D'autres images telles que le vase, l'opaline, les clochettes, le cratère, la gueule, dans le rêve de Gaspard, symbolisent clairement le vagin.
Ce n'est pas tout ! Dans ces rêves apparaissent aussi des matières visqueuses « comme ce liquide visqueux dans lequel grouillent les têtard », dira une patiente. Ces évocations de sperme, relativement rares dans les autres scénarios, appellent des images de préservatifs, de statues voilées, d'hommes portant une capsule, etc. Ces observations commandent à l'interprète de se dégager de l'emprise qu'exerçait sur son approche le fantasme d'engloutissement et de renaissance, qui justifiait l'appellation de complexe de Jonas.
Au début de son rêve, Gaspard voit une femme qui se révèle ensuite être un homme. Cette incertitude quant à l'identité sexuelle d'un personnage est fréquemment présente dans les scénarios où s'ébat la baleine onirique. Le rapprochement des constatations qui précèdent et d'un intéressant schéma présenté par Gaston Bachelard va placer la symbolique du cétacé dans une perspective qui conduira vers une élucidation plus large de l'image.
Le philosophe propose une représentation astucieuse du rapport entre un animus encadrant et une anima enveloppante. L'animus est figuré par un carré, l'anima par un cercle. Lorsque l'animus est la composante dominante de la psyché, le cercle est enfermé à l'intérieur du carré. Quand l'anima domine, c'est le carré qui est enveloppé par le cercle. Le mérite essentiel du schéma de Gaston Bachelard est de montrer le rapport entre la composante virile et l'énergie féminine de la libido, non comme une relation d'opposition mais dans une relation de domination, d'intégration de l'une par l'autre. Un homme qui refuse la domination d'une anima redoutée ne sait plus dans quelle figure du schéma se reconnaître.
La baleine, on le néglige trop aisément, est d'abord la plus grande, la plus puissante des créatures terrestres. Elle exprime l'énergie vitale brute, énorme et imprévisible. Les traductions qui la concernent reposent exclusivement sur son pouvoir d'engloutir, qui renvoie à la peur des forces inconscientes et au ventre de renaissance. L'emphase mise sur l'image de la baleine pénétrée cache celle de la baleine pénétrante. Qu'on se rapporte, pour établir une conviction, aux images que le rêve associé au cétacé : phallus, obus, fusée, bec, armes, sous-marin, toutes chargées du sens d'énergie offensive, virile.
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Sous cet éclairage, la baleine apparaît pour ce qu'elle est : une représentation de l'énergie psychique globale, de la libido, dans son double aspect féminin et viril. L'imaginaire qui inspire la vision du cétacé est en recherche d'un rapport satisfaisant entre l'anima et l'animus.
Le praticien qui reçoit l'image de la baleine se souviendra que le symbole peut exprimer la peur des contenus de l’inconscient. Le cétacé offre peut-être au rêveur ou à la rêveuse l'opportunité d'affronter l'avalement qui précède la nouvelle naissance, aboutissement de l'aventure héroïque. Le témoin du rêve sera cependant bien inspiré s'il considère cette facile traduction avec circonspection. L'observation attentive des autres images du rêve lui fera souvent découvrir que, derrière des représentations ostensiblement sexuelles, se réalise un positionnement nouveau des valeurs anima et animus de la psyché. Lorsque paraît la baleine dans le scénario, un regard sur le couple parental du patient ou de la patiente s'impose. Si l'anima constituait la dominante de la psychologie du père et l'animus l’élément fort de la psyché maternelle, la problématique s'est probablement organisée autour d'un trouble de l'identité sexuelle, jusqu'à déterminer parfois la tendance à l'inversion ou à l'impuissance.
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Oracle :
Selon Gillian Kemp, auteure d'un livret et d'un jeu de cartes intitulé Sirènes & Dauphins et autres créatures fantastiques du royaume de Poséidon (édition originale, 2007 ; traduction français Éditions Contre-Dires, 2008) :
La Baleine à bosse : Mot-Clef = Concentration.
La baleine à bosse annonce l'arrivée de la part d'un ami, d'un proche ou d'une relation d'affaires, d'une invitation à voyager vers un climat plus chaud ou plus froid. Une personne rencontrée le long du chemin essayera de vous séduire, sans pourtant promettre de permanence. Le mâle chante pour se trouver une compagne, voyage en couple une journée, puis s'éloigne pour s'accoupler avec d'autres femelles de son harem. Des admirateurs vous flatteront et intimideront leurs rivaux. Les chants des baleines changeant continuellement disent que vous devrez questionner les motivations des gens.. Restez concentré : la baleine à bosse attrape des poissons en les entourant d'un filet de bulles.
La Baleine grise : Mot-clef = Grandeur.
Préparez un accueil chaleureux et libérez la voie. La baleine grise qui nagera vers les hommes et leur permettra de l'approcher prédit qu'une personne avance singulièrement. Vous entamez une nouvelle relation ou projet, changez de domicile, d'emploi ou de cours de formation, créant par là un effet durable et façonnant votre avenir pour les années suivantes. Vous irez loin dans la vie, donc poussez-vous. Rien n'est au-delà de vos possibilités, puisque la migration d'une baleine grise est la plus longue constatée chez un mammifère, 40 000 km entre le territoire d'hiver et celui d'été et retour. Le fait qu'elle vit le long du littoral, se complaisant dans quelques 75 cm d'eau, annonce des vacances et un voyage à l'étranger.
La Baleine bleue : Mot-clef = Liberté.
La baleine bleue, le plus grand animal à avoir jamais vécu sur la planète, dit qu'un événement capital se profile à l'horizon. Ce qui arrive vous permettra de circuler dans l'univers ou d'occuper l'océan primordial. Sa couleur symbolise la foi, la fidélité, la chasteté et la loyauté. Vous dépasserez rapidement tout obstacle sur la voie d'un plan dont vous attendez beaucoup. Assuré de la réussite, vos peurs sont infondées. Les rivages ensoleillés de sécurité, de paix d'esprit et de contentement bien mérités vous accueilleront, mais seulement si vous êtes dans le mouvement. Se nourrir dans les eaux froides avant de migrer vers les mers chaudes pour mettre bas, signifie que la préparation de la voie conduit à la fertilité. De grands trésors vous attendent.
La Baleine franche : Mot-clef = Prudence.
Votre compréhension et votre intuition quant à une personne ou à une situation doivent devenir plus rapides si vous ne voulez pas devenir une victime. Ne vous fiez pas à quelqu'un qui a des engagements ailleurs. La baleine franche, nageuse lente qui aime les eaux littorales, est une proie facile pour les baleiniers qui l'ont chassée presque jusqu'à l'extinction. Le danger peut être évité en avançant et en trouvant prise à ce qui est bon et nécessaire. Pour ne pas rester à la traîne, rappelez-vous votre objectif. Les amis intimes et les proches rendront votre vie meilleure. Réfléchissez à ce qui est réellement précieux dans votre vie et vous vous dirigerez vers une phase de chance et une position de force.
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Littérature :
Jules Renard nous propose dans ses Histoires naturelles (1874) de petits portraits ou historiettes relatives aux animaux les plus communs mais pourtant tous plus étonnants les uns que les autres. Quelquefois, le portrait se réduit à une formule bien sentie :
La baleine :
Elle a bien dans la bouche de quoi se faire un corset, mais avec ce tour de taille !..
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XII. La baleine
« Le pêcheur, attardé dans les nuits de la mer du Nord, voit une île, un écueil, comme un dos de montagne, qui plane, énorme, sur les flots. Il y enfonce l’ancre… L’île fuit et l’emporte. Léviathan fut cet écueil. » (Milton.)
Erreur trop naturelle, Dumont Durville y fut trompé. Il voyait au loin des brisants, un remous tout autour. En avançant, des taches blanches semblaient désigner un rocher. Autour de ce banc l’hirondelle et l’oiseau des tempêtes, le pétrel, se jouaient, s’ébattaient, tournoyaient. Le rocher surnageait, vénérable d’antiquité, tout gris de coronules, de coquilles et de madrépores. Mais la masse se meut. Deux énormes jets d’eau, qui partent de son front, révèlent la baleine éveillée.
L’habitant d’une autre planète qui descendrait sur la nôtre en ballon, et, d’une grande hauteur observerait la surface du globe, voulant savoir s’il est peuplé, dirait : « Les seuls êtres qu’il m’est donné de découvrir ici sont d’assez belle taille, de cent à deux cents pieds de long ; leurs bras n’ont que vingt-quatre pieds, mais leur superbe queue, de trente, bat royalement la mer, la maîtrise, les fait avancer avec une rapidité, une aisance majestueuse, auxquelles on reconnaît très bien les souverains de la planète. »
Et il ajouterait : « Il est fâcheux que la partie solide de ce globe soit déserte, ou n’ait que des animalcules trop petits pour qu’on les distingue. La mer seule est habitée, et d’une race bonne et douce. La famille y est en honneur, la mère allaite avec tendresse, et quoique ses bras soient bien courts, elle trouve moyen, dans la tempête, de serrer contre elle-même et de protéger son petit. »
Ils vont ensemble volontiers. On les voyait jadis naviguer deux à deux, parfois en grandes familles de dix ou douze, dans les mers solitaires. Rien n’était magnifique comme ces grandes flottes, parfois illuminées de leur phosphorescence, lançant des colonnes d’eau de trente à quarante pieds qui, dans les mers polaires, montaient fumantes. Ils approchaient paisibles, curieux, regardant le vaisseau comme un frère d’espèce nouvelle ; ils y prenaient plaisir, faisaient fête au nouveau venu. Dans leurs jeux ils se mettaient droits et retombaient de leur hauteur, à grand fracas, faisant un gouffre bouillonnant. Leur familiarité allait jusqu’à toucher le navire, les canots. Confiance imprudente, trompée si cruellement ! En moins d’un siècle, la grande espèce de la baleine a presque disparu.
Leurs mœurs, leur organisation, sont celles de nos herbivores. Comme les ruminants, ils ont une succession d’estomacs où s’élabore la nourriture ; les dents leur sont peu nécessaires, ils n’en ont pas. Ils paissent aisément les vivantes prairies de la mer ; j’entends les fucus gigantesques, doux et gélatineux ; j’entends des couches d’infusoires, des bancs d’atomes imperceptibles. Pour de tels aliments, la chasse n’est pas nécessaire. N’ayant nulle occasion de guerre, ils ont été dispensés de se faire les affreuses mâchoires et les scies, ces instruments de mort et de supplice, que le requin et tant de bêtes faibles ont acquis à force de meurtres. Ils ne poursuivent point. (Boitard.) C’est l’aliment plutôt qui va à eux, apporté par le flot. Innocents et paisibles, ils engouffrent un monde à peine organisé qui meurt avant d’avoir vécu, passe endormi à ce creuset de l’universel changement.
Nul rapport entre cette douce race de mammifères qui ont, comme nous, le sang rouge et le lait, et les monstres de l’âge précédent, horribles avortons de la fange primitive. Les baleines, bien plus récentes, trouvèrent une eau purifiée, la mer libre et le globe en paix.
Il avait rêvé son vieux rêve discordant des lézards-poissons, des dragons volants, le règne effrayant du reptile ; il sortait du brouillard sinistre pour entrer dans l’aimable aurore des conceptions harmoniques. Nos carnivores n’avaient pas pris naissance. Il y eut un petit moment (quelque cent mille années peut-être) de grande douceur et d’innocence, où sur terre parurent les êtres excellents (sarigues, etc.), qui aiment tant leur famille, la portent sur eux et en eux, la font, s’il le faut, rentrer dans leur sein. Sur l’eau parurent les bons géants.
Le lait de la mer, son huile, surabondaient ; sa chaude graisse, animalisée, fermentait dans une puissance inouïe, voulait vivre. Elle gonfla, s’organisa en ces colosses, enfants gâtés de la nature, qu’elle dota de forces incomparables et de ce qui vaut plus, du plus beau sang rouge ardent. Il parut pour la première fois.
Ceci est la vraie fleur du monde. Toute la création à sang pâle, égoïste, languissante, végétante relativement, a l’air de n’avoir pas de cœur, si on la compare à la vie généreuse qui bouillonne dans cette pourpre, y roule la colère ou l’amour. La force du monde supérieur, son charme, sa beauté, c’est le sang. Par lui commence une jeunesse toute nouvelle dans la nature, par lui une flamme de désir, l’amour, et l’amour de famille, de race, qui, étendu par l’homme, donnera le couronnement divin de la vie, la Pitié.
Mais, avec ce don magnifique, augmente infiniment la sensibilité nerveuse. On est plus vulnérable, bien plus capable de jouir, de souffrir. La baleine n’ayant guère le sens du chasseur, l’odorat, ni l’ouïe très développée, tout en elle profite au toucher. La graisse, qui la défend du froid ne la garde nullement d’aucun choc. Sa peau, finement organisée, de six tissus distincts, frémit et vibre à tout. Les papilles tendres qu’on y trouve sont des instruments de tact délicat. Tout cela animé, vivifié d’un riche flot de sang rouge, qui, même en tenant compte de la taille différente, surpasse infiniment en abondance celui des mammifères terrestres. La baleine blessée en inonde la mer en un moment, la rougit à grande distance. Le sang que nous avons par gouttes lui fut prodigué par torrents.
La femelle porte neuf mois. Son agréable lait, un peu sucré, a la tiède douceur du lait de femme. Mais, comme elle doit toujours fendre la vague, des mamelles en avant, placées sur la poitrine, exposeraient l’enfant à tous les chocs ; elles ont fui un peu plus bas, dans un lieu plus paisible, au ventre d’où il est sorti. Le petit s’y abrite, profite du flot déjà brisé.
La forme de vaisseau, inhérente à une telle vie, resserre la mère à la ceinture et ne lui permet pas d’avoir la riche ceinture de la femme, ce miracle adorable d’une vie posée, assise et harmonique, où tout se fond dans la tendresse. Celle-ci, la grande femme de mer, quelque tendre qu’elle soit, est forcée de faire tout dépendre de son combat contre les flots. Du reste, l’organisme est le même sous cet étrange masque ; même forme, même sensibilité. Poisson dessus, femme dessous.
Elle est infiniment timide. Un oiseau parfois lui fait peur et la fait plonger si brusquement, qu’elle se blesse au fond.
L’amour, chez eux, soumis à des conditions difficiles veut un lieu de profonde paix. Ainsi que le noble éléphant, qui craint les yeux profanes, la baleine n’aime qu’au désert. Le rendez-vous est vers les pôles, aux anses solitaires du Groënland, aux brouillards de Behring, sans doute aussi dans la mer tiède qu’on a trouvée près du pôle même. La retrouvera-t-on ? On n’y va qu’à travers les défilés horribles que la glace ouvre, ferme et change à chaque hiver, comme pour empêcher le retour. Pour eux, on croit qu’ils passent sous les glaces, d’une mer à l’autre, par la voie ténébreuse. Voyage téméraire. Forcés de venir respirer de quart d’heure en quart d’heure, quoiqu’ils aient des réserves d’air qui peuvent leur suffire un peu plus, ils s’exposent beaucoup sous cette énorme croûte percée à peine de quelques soupiraux. S’ils ne les trouvent à temps, elle est si dure et si épaisse, que nulle force, nul coup de tête la briserait. Là on peut se noyer aussi bien que Léandre dans l’Hellespont. Ne sachant cette histoire, ils s’engagent hardiment et passent.
La solitude est grande. C’est un théâtre étrange de mort et de silence pour cette fête de l’ardente vie. Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être, témoins respectueux, prudents, observent à distance. Les lustres et girandoles, les miroirs fantastiques, ne manquent pas. Cristaux bleuâtres, pics, aigrettes de glace éblouissante, neiges vierges, ce sont les témoins qui siègent tout autour et regardent.
Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c’est qu’il y faut l’expresse volonté. Ils n’ont pas l’arme tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent le plus faible. Au contraire, leurs fourreaux glissants les séparent, les éloignent. Ils se fuient malgré eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans un si grand accord, on dirait un combat. Des baleiniers prétendent avoir eu ce spectacle unique. Les amants, d’un brûlant transport, par instant, dressés et debout, comme les deux tours de Notre-Dame, gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient de s’embrasser. Ils retombaient d’un poids immense… L’ours et l’homme fuyaient épouvantés de leurs soupirs.
La solution est inconnue. Celles qu’on a données semblent absurdes. Ce qui est sûr, c’est qu’en toute chose, pour l’amour, pour l’allaitement, pour la défense même, l’infortunée baleine subit la double servitude et de sa pesanteur et de la difficulté de respirer. Elle ne respire que hors de l’eau, et si elle y reste elle étouffe. Donc elle est animal terrestre, appartient à la terre ? Point du tout. Si, par accident, elle échoue à la côte, la pesanteur énorme de ses chairs, de sa graisse, l’accable ; ses organes s’affaissent. Elle est également étouffée.
Dans le seul élément respirable pour elle, l’asphyxie lui vient aussi bien que dans cette eau non respirable où elle vit.
Tranchons le mot. De la création grandiose du mammifère géant n’est sorti qu’un être impossible, premier jet poétique de la force créatrice, qui d’abord visa au sublime, puis revint par degrés au possible, au durable. L’admirable animal avait tout, taille et force, sang chaud, doux lait, bonté. Il ne lui manquait rien que le moyen de vivre. Il avait été fait sans égard aux proportions générales de ce globe, sans égard à la loi impérieuse de la pesanteur. Il eut beau par-dessous se faire des os énormes. Ses côtes gigantesques ne sont pas assez résistantes pour tenir sa poitrine suffisamment libre et ouverte. Dès qu’il échappe à l’eau son ennemie, il trouve la terre son ennemie, et son pesant poumon l’écrase.
Ses évents magnifiques, la superbe colonne d’eau qu’il lance à trente pieds, ce sont les signes, les témoins d’une organisation enfantine et barbare encore. En la lançant au ciel par ce puissant effort, le souffleur essoufflé (c’est le vrai nom du genre), semble dire : « Ô nature ! pourquoi m’avoir fait serf ? »
Sa vie fut un problème, et il ne semblait pas que l’ébauche splendide, mais manquée, pût durer. L’amour furtif, si difficile, l’allaitement au roulis des tempêtes entre l’asphyxie et le naufrage, les deux grands actes de la vie presque impossibles, se faisant par effort et par volonté héroïques ! — Quelles conditions d’existence !
La mère n’a jamais qu’un petit, et c’est beaucoup. Elle et lui sont tiraillés par trois choses : le travail de la nage, l’allaitement et la fatale nécessité de remonter ! L’éducation, c’est un combat. Battu, roulé de l’Océan, l’enfant prend le lait comme au vol, quand la mère peut se coucher de côté. Elle est, dans ce devoir, admirable d’élan. Elle sait qu’en son petit effort pour téter, il lâcherait prise. Dans cet acte où la femme est passive, laisse faire l’enfant, la baleine est active. Profitant du moment, par un puissant piston elle lui lance un tonneau de lait.
Le mâle la quitte peu. Leur embarras est grand, quand le pêcheur féroce les attaque dans leur enfant. On harponne le petit pour les faire suivre, et en effet ils font d’incroyables efforts pour le sauver, pour l’entraîner ; ils remontent, s’exposent aux coups pour le ramener à la surface et le faire respirer. Mort, ils le défendent encore. Pouvant plonger et échapper, ils restent sur les eaux en plein péril pour suivre le petit corps flottant.
Les naufrages sont communs chez eux, pour deux raisons. Ils ne peuvent, comme les poissons, rester dans les tempêtes aux couches inférieures et paisibles. Puis, ils ne veulent pas se quitter ; les forts suivent le destin du faible. Ils se noient en famille.
En décembre 1723, à l’embouchure de l’Elbe, huit femelles échouèrent, et près de leurs cadavres on trouva leurs huit mâles. En mars 1784, en Bretagne, à Audierne, même scène. D’abord des poissons, des marsouins, vinrent à la côte effarés. Puis on entendit des mugissements étranges, épouvantables. C’était une grande famille de baleines que poussait la tempête, qui luttaient, gémissaient, ne voulaient point mourir. Ici encore les mâles périssaient avec les femelles. Nombreuses, enceintes, et sans défense contre l’impitoyable flot, elles furent (elles et eux) lancées à terre assommées par le coup.
Deux accouchèrent sur le rivage, avec des cris perçants, comme auraient fait des femmes, et aussi de navrantes lamentations de désespoir, comme si elles pleuraient leurs enfants.
Jules Michelet, La Mer, XI. La Baleine, 1875.
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La Baleine
Plaignez, plaignez la baleine Qui nage sans perdre haleine Et qui nourrit ses petits De lait froid sans garantie.
Oui mais, petit appétit, La baleine fait son nid Dans le fond des océans Pour ses nourrissons géants.
Au milieu des coquillages, Elle dort sous les sillages Des bateaux, des paquebots Qui naviguent sur les flots.
Robert Desnos, "La baleine" in Chantefables et Chantefleurs, 1952.
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Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) évoque brièvement de canard de nos contrées :
26 décembre
(Nieuport)
Il pleut sur la mer. Le gris du ciel en nappes de plomb se mêle au gris de l'eau sans bornes ; et voilà l'infini.
Je relis mon manuscrit sur les baleines. L'océan se couvre de neige au loin ; l'eau se prend à l'horizon ; la banquise se compose, et j'ai l'océan Glacial à mes pieds. La baleine franche à l'énorme sourire y passe comme un songe entre des châteaux de cristal, onde mouvante de chair grise dans le gris du bout du monde, souffle irréel parmi les brumes - un croissant de caudale attardé sur une vague de rêve.
Je descends sur la grève. J'entre dans l'écume. Mes jambes régressent, ma poitrine enfle, mes mains s'aplatissent. Je pèse une tonne. Je m'allonge dans la mer. Je pèse dix tonnes. Dans la caverne de ma bouche, ma langue rose touche mes fanons de cinq mètres. Je pèse soixante tonnes. J'ai besoin d'onduler ; ma caudale se soulève ; je nage. Je souffle. Je sonde. La douceur de l'eau sur ma peau nue me fait frissonner. j'entends, dans la masse aquatique, de grands appels sonores et très doux.
Attendez-moi, mes sœurs : j'arrive !
Dans Debout les morts (Éditions Viviane Hamy, 1995 ; Éditions J'ai lu, 2000), roman policier atypique dans lequel Fred Vargas met en scène pour la première fois les "évangélistes", l'inspecteur de police Leguennec est comparé à un chasseur de baleines :
"- [...] Leguennec est un bon flic mais il a tendance à vouloir saisir sa baleine trop vite. C'est un harponneur, il en faut. Moi, j'aime mieux laisser la baleine sonder, laisser filer la ligne, verser de l'eau dessus si ça chauffe trop, repérer où ressort la baleine, la laisser sonder à nouveau et ainsi de suite. Du temps, du temps..."
[...] - Tu as fini ton spectacle ? lui demanda Marc.
- Puisqu'on a parlé de baleine, répondit Vandoodsler, je plante cette pièce sur le grand mât. Elle reviendra à celui qui harponnera l'assassin.
- C'est indispensable ? dit Marc. Sophia est morte, mais toi tu t'amuses. Tu en profites pour faire le capitaine Achab. Tu es dérisoire.
- Ce n'est pas une dérision, c'est un symbole. Nuance. Du pain et des symboles. C'est fondamental.
- Et c'est toi le capitaine, bien entendu ?
Vandoosler secoua la tête.
- Je n'en sais rien, dit-il. On ne fait pas une course. Je veux cet assassin et je veux que tout le monde y travaille.
[...] ... alors... alors oui, j'en avais assez pour retrouver son histoire, comme Achab pour sa baleine tueuse... et comme lui, je connaissais sa route... et par où elle allait passer... "
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Arts visuels :
Street Art Quartier Championnet à Grenoble :
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