Étymologie :
Étymol. et Hist. 1. 1re moitié du xiie s. masc. « bête de somme » (Psautier Oxford, éd. Fr. Michel, XLVIII, 12 [jumentum]) ; 2. 1174 fém. « femelle du cheval » (Guernes de Pont-Ste-Maxence, S. Thomas, éd. E. Walberg, 594). Du lat. jumentum « bête de somme »; jumentum « femelle du cheval » est attesté au vies. (TLL, t. 7, 2, col. 647), jumenta « id. » au viiie-ixe s. ds les Gloses de Cassel (Bartsch Chrestomathie, 1, 13). Dans cet emploi, jument a évincé l'a. fr. ive, remontant au lat. equa.
Étymol. et Hist. 1. Av. 1589 « jeune jument » (J. A. de Baif, Passe tems, 2e livre ds Œuvres en rime, éd. Ch. Marty-Laveaux, t. IV, p. 300) ; ds les dict. à partir de Rich. 1680; 2. a) 1897 « femme impulsive, pétillante » (Bloy, Femme pauvre, p. 263) ; cf. 1938 (Colette, Jumelle, p. 53) ; b) 1901 fam. « fille » [une] pouliche entretenue (Lorrain, Phocas, p. 243). Mot dial. pic. ou norm., terme d'éleveur, qui a remplacé pouline 1664 (Solleysel, Le Parfait Mareschal..., p. 501) fém. de poulin, var. de poulain* (v. pouliner), p. altér. d'apr. la forme normanno-pic. geniche de génisse (v. ce mot).
*
*
Symbolisme :
Dans Le tao du cheval, Guérison et transformation par la voie du cheval (2001), l’auteure, Linda Kohanov, analyse le lien particulier qui l’unit à sa jeune jument noire, baptisée Tabula Rasa :
« Rasa était intelligente et racée. Elle avait été en contact avec les habitudes des humains de manière douce et progressive. Ces facteurs expliquaient en grande partie la réussite que nous avions avec elle, mais il y avait quelque chose de particulier que je n’arrivais pas à cerner. Même Vikky le remarquait : ‘’Tu as une relation très inhabituelle avec cette pouliche’’ m’avoua-t-elle une après-midi ventée de février, ‘’Elle est un peu comme ta sœur’’. Toute autre personne qui aurait été dans le monde du cheval depuis assez longtemps pour remarquer tous ces détails aurait ressenti la profondeur de mon contact avec Rasa. J’étais plus contrainte que jamais à comprendre ce qui se cachait derrière mon obsession.
Dans de nombreux livres consacrés au symbolisme et à l’interprétation des rêves, le cheval est associé au pouvoir explosif des instincts et à la capacité d’aller et venir entre le monde des vivants et celui des morts. Cependant, lorsque je me suis plongée plus profondément dans les mythes des diverses cultures, j’ai compris qu’il existait en permanence un pont entre ces animaux et les aspects de la connaissance féminine qui était couramment réprimée et diabolisée dans les sociétés patriarcales. Par exemple, tout le monde connaît Pégase, mais très peu de gens savent qu’il est né du sang de Méduse, à la tête de serpent, immédiatement après que celle-ci a été tuée par Persée. Le bel étalon ailé des Grecs est sorti de la force vitale de la sagesse féminine dans son aspect le plus sombre, et pourtant, les poètes ont dit avoir reçu leur inspiration des rencontres avec ce cheval volant, et souvent un héros chevauche sur son dos robuste vers les étoiles de l’immortalité.
Une psycho-pompe féminine, sous l’allure d’une jument, enleva le prophète Mahomet jusqu’au ciel au cours d’un fameux voyage nocturne. Alborak, le cheval blanc ailé qui possédait une tête de femme et une queue de paon, est le véhicule par lequel le père de l’une des religions patriarcales les plus rigoureuses du monde reçut les visions sacrées qui cristallisèrent son autorité spirituelle. Le mot « cauchemar » se dit nightmare en anglais, mais nous pouvons décomposer ce mot en deux autres mots, night qui signifie nuit, et mare qui signifie jument. Alors, nous pouvons faire un jeu de mots et nous interroger pour savoir comment la jument de nuit est devenue un cauchemar. Sous l’aspect d’un cheval noir, la jument de nuit était censée punir les pêcheurs. Elle était aussi l’aspect destructeur de la déesse mère grecque Déméter. Les qualités nourricières de cette déité à tête de jument étaient souvent symbolisées par un cheval blanc, mais lorsque Déméter était mécontente de l’arrogance des dieux et des mortels, elle se transformait en créature vengeresse nommée Mélanippée, ce qui signifie jument noire. Dans la mythologie et le folklore des anciens, les chevaux noirs étaient presque toujours craints et rejetés. Ces superstitions affectent cette race de manière encore plus tangible. J’ai dû payer deux mille dollars supplémentaires pour Rasa parce que sa couleur était particulièrement inhabituelle pour un cheval arabe. Selon certaines sources, les Bédouins, créateurs et protecteurs depuis fort longtemps de la race, tuaient les poulains noirs à la naissance parce qu’ils étaient considérés comme porteurs de malchance.
Le fait que ces tribus musulmanes dominées par les hommes affichent une peur féroce des chevaux noirs n’aurait pas surpris Carl Jung. Ce psychiatre suisse ne fait jamais mention des Bédouins dans ses nombreux écrits, mais son expérience l’amène à considérer l’image des juments noires comme la manifestation de la sagesse féminine qui s’élève de l’inconscient collectif. Jung était particulièrement fasciné par le rêve d’un cheval aux dimensions mythiques qui perturbait l’un de ses clients, un scénario qui impliquait aussi un magicien et un roi proche de la mort. Il semblait que le monarque malade cherchait l’endroit idéal pour être enterré parmi les nombreuses tombes éparpillées dans la région. Il choisit finalement un tombeau appartenant à une princesse vierge appartenant à un clan ancestral, mais lorsque la tombe fut ouverte et que les restes de la jeune femme furent exposés à la lumière du jour, ses os se transformèrent en un cheval noir qui s’enfuit en galopant jusque dans le désert. Le magicien se mit à courir après la créature enchantée. Après une quête de plusieurs jours et après de nombreux essais infructueux, il traversa le désert et arriva dans les herbages qui se trouvaient de l’autre côté. Là, il découvrit le plus rare des trésors car la jument l’avait conduit vers les clés perdues du paradis.
Ce n’est pas seulement dans un seul mais dans trois de ses livres que Jung examine ce rêve en détail, en utilisant l’apparition soudaine du cheval pour illustrer les caractéristiques de l’anima, l’aspect féminin de la psyché masculine qui est réprimé chez la plupart des hommes et, par conséquent, dans notre culture en général. Anima signifie âme, mais dans le modèle théorique de Jung, cette créature numineuse possède une identité propre, indépendante des contrôles de l’intellect et des étiquettes sociales. L’anima d’un homme peut rester endormie pendant des années et s’éveiller soudainement en provoquant toutes sortes de troubles. Pour ceux qui ont de bonnes relations avec elle, elle devient la muse, source d’inspiration et d’innovation pour un artiste, un musicien ou un inventeur, comme Pégase qui surgit du sang de la Méduse, ou Déméter avec sa tête de jument qui génère la fertilité du printemps. Pour ceux qui ignorent ses talents ou, qui semblent être un modèle de bon sens et de raison, ils craignent sa passion pour la vie ou essaient de la maîtriser avec les forces de la logique, et ainsi, elle devient un élément impétueux et compulsif, provoquant des cauchemars, des sautes d’humeurs et des désirs étranges. Dans ces circonstances, l’anima s’assimile davantage à Mélanippée.
Selon les explications de Jung, le rêve du vieux roi malade qui libère par inadvertance un cheval noir possède une portée bien plus vaste que les besoins personnels de son client. C’est un nouveau mythe, complet en lui-même, qui a émergé du domaine des archétypes ; c’est une vision qui prédit la mort de la forme patriarcale du pouvoir et montre la résurrection du principe féminin, trop longtemps enfoui, capable de guider les futures générations vers une existence plus équilibrée.
Le fait que l’image rédemptrice prenne la forme d’un cheval noir touchait la corde sensible dans mon propre cœur et je commençais à me demander quelles épreuves pouvaient être impliquées dans le fait d’accompagner cette jument à la robe couleur nuit à travers le désert… »
[Au départ, l’auteur destinait sa jument à la compétition, mais celle-ci se blesse accidentellement, se retrouvant boiteuse et handicapée à vie. L’auteur pense d’abord la faire opérer, mais un cauchemar prémonitoire où apparaissent des vautours et un chien noir, lui annonce que sa jument ne survivra pas à l’opération. L’une de ses voisines fait également un rêve récurrent annonçant la mort de Rasa. L’auteur renonce donc à l’intervention chirurgicale, mais que faire de cette jument handicapée ? Linda Kohanov va alors se tourner vers l’équithérapie, en fondant le centre Epona : la jument Tabula Rasa en deviendra l’une des meilleures « soigneuses ».]
« Par inadvertance, j’ai peut-être formé une alliance avec Mélanippée en personne lorsque j’ai accueilli Rasa chez moi. Par un geste empathique, Démeter la vengeresse avait détruit tous mes plans et mes aspirations concernant la carrière de cette pouliche dans le monde du dressage et de l’endurance. Puis, pour une raison insondable, les forces qui orientent notre destinée se sont manifestées pour sauver le cheval noir en envoyant une nuée de vautours pour avertir de sa mort possible, allant jusqu’à torturer ma voisine avec cinq nuits peuplées de rêves récurrents. Il était difficile de ne voir dans cette histoire qu’une série de coïncidences. Je ne pouvais m’empêcher de ressentir qu’il existait une sorte d’intelligence vive derrière tout cela, mais je ne savais pas si j’étais la protagoniste d’une comédie divine ou la victime d’une blague cosmique (…) Pour comprendre la valeur que pouvait avoir une pouliche handicapée, je devais non seulement abandonner mes ambitions équestres, mais aussi mon attitude fondamentale par rapport aux chevaux et à leur relation avec les humains. Pour cela, je devais suivre mon cœur et non plus ma tête. La culture qui avait modelé mon identité consciente considère les animaux comme des possessions utiles, dépourvues de pensées et de sentiments vrais. Il était illogique de dépenser du temps ou de l’argent pour une bête qui ne pouvait plus assumer ses fonctions premières, mais je savais que je devais laisser Rasa vivre ce qu’elle voulait si je désirais découvrir le sens caché de notre alliance.
Les sentiments de gratitude et d’affection que je ressentais pour Rasa allaient en grandissant alors que j’acceptais notre destinée. D’une certaine manière, elle avait éveillé en moi un esprit plus intuitif, plus créatif et plus compatissant, un esprit qui avait été réprimé par le culte froid de la raison pendant une grande partie de ma vie adulte. En fait, le temps était venu pour le vieux roi de mourir. Avec son décès imminent en vue, une perspective nouvelle émergeait et traversait le désert en boitant sous l’apparence d’une jument noire comme la nuit et qui s’appelait Tabula Rasa. Je sentais que le jour viendrait où la couleur du sacrifice qui nous enveloppait s’épanouirait vers une teinte rouge vif qui nous donnerait de la force, et à cet instant, je compris pour quelles raisons les tribus patriarcales des Bédouins avaient une telle peur des chevaux noirs. Lorsque l’expression féminine de la sagesse est bannie vers les régions les plus profondes de l’inconscient collectif, elle tente de se manifester de manière perturbatrice et vengeresse, mais parfois, les vautours, les juments noires, les tornades et les chiens sauvages sont exactement ce dont une femme a besoin pour se structurer et mettre en valeur ses atouts ».
Extrait proposé par Caroline M.
*
*
Pour Jacques Voisenet, auteur de "L’animal et la pensée médicale dans les textes du Haut Moyen Age." paru dans la revue Rursus. Poiétique, réception et réécriture des textes antiques, 2006, n°1 :
La jument et le cheval manifestent un désir particulier à l’accouplement. Pour Aristote : « De toutes les femelles, la plus ardente à désirer l’union est la jument ; ensuite vient la vache. Les juments ont la folie du mâle : de la vient que, en guise d’insulte, le nom de cet animal et lui seul, est appliqué à la femme qui s’abandonne sans retenue aux plaisirs de l’amour. (…) Quand les cavales sont en état de rut (…) elles laissent s’écouler une certaine humeur appelée hippomane, (…) elle est recherchée entre toutes par les femmes dans la préparation des breuvages ». Toujours pour Aristote, la jument est la seule femelle, avec la femme, à accepter l’accouplement lorsqu’elle est gravide.
*
*
Dans le chapitre intitulé « La femme est l’avenir du cheval », tiré du livre Galops, Perspectives cavalières, II (2013) Jérôme Garcin témoigne de l’influence très concrète, dans le monde de l’équitation, du nouveau mythe évoqué ci-dessus par Linda Kohanov… et y trouve son compte !
« C’est une révolution douce dont personne ne parle, un bouleversement des mœurs sans équivalent dans la société française qui tient en une phrase : aujourd’hui, plus des trois quarts des cavaliers sont des cavalières. En quelques décennies seulement, un monde, qui était de tradition militaire et d’obédience machiste, et où les hommes régnaient en maîtres absolus, a en effet été conquis par les femmes. Une victoire gagnée à califourchon et en douceur, sans combat ni revendication d’aucune sorte, sans triomphalisme bêta ni militantisme féministe. Une victoire à la Sagan et non à la Jeanne d’Arc. Une victoire qui illustre à merveille les lois fondamentales de l’équitation, bafouées par des siècles de charges héroïques et de cavalcades guerrières : on n’obtient rien de son cheval par la force et la violence, mais il donne tout, et plus encore, si on sait le monter avec délicatesse, finesse, avec des aides invisibles, avec l’air de ne pas y toucher. Cela s’appelle le tact équestre, vertu ô combien féminine où le plaisir a sa part : « monter à cheval, c’est aussi bon que de faire l’amour » confessait Christine de Rivoyre, qui s’y connaissait à la fois en équitation et en séduction.
Jusqu’à la fin du siècle dernier, le monde du cheval sentait la caserne, la sueur et le vieux whisky. Il ressemble désormais à un gynécée. Il suffit d’aller dans n’importe quel centre équestre pour le constater : rien que des filles. Les rares garçons se cachent pour s’y rendre – c’est comme s’ils prenaient, craignant les quolibets, des cours de danse classique. Au centre des manèges, d’accortes monitrices ont pris la place des maigres officiers à la retraite qui, jadis, menaient les reprises d’une voix de stentor, en faisant claquer leur cravache sur des bottes cirées. Quant aux propriétaires, ce sont des femmes, pour la plupart. Elles ont, pour leur cheval, des yeux de mère et des égards d’amante. Elles mettent des sentiments là où les hommes veulent du rendement ; elles préfèrent l’émotion à l’exploit et la grâce à la gagne.
Mais là encore, les choses changent à la vitesse du triple galop. En haute compétition, les femmes excellent en dressage mais elles avaient laissé aux hommes, sans doute pour ne pas trop les humilier, les épreuves internationales de saut d’obstacles. C’est désormais fini. Les femmes rivalisent de vitesse, de justesse et de légèreté.
J’oubliais : en attendant que, dans un futur proche, l’équitation devienne un sport exclusivement féminin, je ne cache pas mon bonheur d’être encore cavalier. Il n’y a rien de plus délicieux que de dessiner des appuyers au milieu de jeunes filles en fleurs. On a l’impression d’herboriser ».
Texte proposé par Caroline M.
*
*
Russe et français, cosaque et moine, recteur de séminaire et éleveur de chevaux, le père Alexandre Siniakov retrace son parcours spirituel avec les chevaux dans une œuvre intitulée Détachez-les et amenez-les moi (2019). Le titre de son livre est une référence à l'Évangile selon Saint-Matthieu : « Jésus et ses disciples approchant de Jérusalem, arrivèrent en vue de Bethphagé sur les pentes du mont des Oliviers. Alors Jésus envoya deux disciples en leur disant : ‘’Allez au village qui est en face de vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et son petit avec elle. Détachez-les et amenez-les moi. Et si l’on vous dit quelque chose, vous répondrez : ‘’Le Seigneur en a besoin’’ Et aussitôt on les laissera partir ».
« La plupart du temps, les moines murmurent des prières à l’oreille de Dieu, pendant que les chevaux écoutent bruire l’univers. La plupart du temps, les moines vont à pied à l’appel des cloches, pendant que les chevaux piétinent ou dodelinent sans nulle part où aller. La plupart du temps, les moines se retirent dans leur cellule, pendant que les chevaux regagnent leur stalle.
Mais il arrive qu’un moine se recueille auprès des chevaux sous leur abri. Il arrive qu’il aille à cheval par les chemins à la rencontre de l’inconnu et peut-être de l’abandonné. Il arrive qu’il murmure ses prières à l’oreille des chevaux comme une hymne de louange adressée par l’homme à l’univers.
Ce moins a grandi en moi comme un rêve, avant de naître un jour de printemps sous les yeux étonnés d’une ânesse. Jour après jour, j’ai grandi au contact des ânes et des chevaux, que je dirigeais et servais d’un même cœur. Renouant à la fois avec mes origines cosaques et la source de mes vœux monastiques, je suis devenu cet ami de la création et des créatures également empreintes du Créateur (…)
Dans mon esprit tout était clair : une fois passée la Semaine sainte, une fois célébrée la fête de Pâques, je me mettrais en quête d’un cheval. (…)
C’est comme ça que Dardare est entrée dans ma vie, le dimanche des Rameaux 2016. Deux jours auparavant, juste après avoir refermé l'Évangile et remis à plus tard la préparation de mon homélie, j’avais pris contact avec un haras, qui avait deux ânons de trois ans à céder : un hongre et une femelle. Et le dimanche, dès la fin de la liturgie, j’ai emprunté la fourgonnette d’une paroissienne d’origine grecque et suis parti dans le Nivernais chercher mon ânon (…).
Quand je suis arrivé, le hongre qui avait ma préférence venait de partir dans une famille qui m’avait devancé. Il ne me restait plus que la jeune ânesse que j’ai aimée dès le premier coup d’œil. Elle se tenait immobile dans le box de l’écurie, placide et rêveuse, douce et gracieuse. Je n’avais jamais vu un âne de si près et j’étais bouleversé, comme Supervielle enfant face à la beauté de la nature : ‘’ C’était lors de mon premier arbre/j’avais beau le sentir en moi/il me surprit par tant de branches’’. C’était lors de mon premier âne, et j’étais stupéfié par sa beauté. Je me suis dirigé vers Dardare et, le plus naturellement du monde, j’ai posé ma main sur son encolure, j’ai pris sa longe et je lui ai murmuré : ‘’On y va’’. (…)
En deux semaines, elle s’était attachée à moi jusqu’à me suivre dans le pré librement. Chacun de mes départs étaient accompagnés de braiements. Ensuite, pour mon grand malheur, elle a commencé à me suivre hors du pré également. Assez tôt, elle a en effet compris que le fil métallique qui constituait la barrière de son enclos n’était pas électrifié et a entrepris de le sectionner. Rien ne semblait capable de la retenir dans le pré hormis ma présence. Jusqu’à l’installation d’une clôture un peu plus solide, j’ai passé une bonne partie de mes nuits avec elle au pré. Au bout d’une semaine, j’étais épuisé mais heureux d’avoir une ânesse à laquelle je m’attachais à mesure que j’apprenais à la connaître. Il me fallait bien cette ânesse à la fois sentimentale et imperturbable, solide et agile, libre et fidèle pour commencer à devenir le Cosaque que j’étais. Je ne pouvais rêver de meilleur guide pour entre dans le monde des ânes et des chevaux.
Cependant, malgré tout le plaisir que j’avais à être près d’elle, j’ai fini par comprendre que je ne pouvais pas être durablement son unique compagnon de pré. Il me fallait un autre âne. C’est ainsi qu’Adélaïde est arrivée. »
Peu à peu, le troupeau s’agrandit : le trotteur Derby vient rejoindre les deux ânesses, Dardare et Adélaïde. Le père Alexandre a tout de même l’impression qu’une « figure maternelle » manque à sa harde et se met à chercher une jument. Ce sera Quenelle, une jument de trait de race comtoise :
« En authentique comtoise, ma Quenelle est née au cœur de la Franche-Comté. Quelques années plus tard, elle a été conduite dans les Vosges alsaciennes. C’est là que je suis allée la chercher en août 2017 avec un vrai petit camion à chevaux que j’ai loué pour l’occasion. A mon arrivée, elle se tenait déjà là, avec sa maîtresse, devant l’entrée de l’écurie, au bord de la route. Elle était impressionnante : de couleur alezan vif, avec des crins lavés (blonds) et longs, très costaude (elle pesait une tonne environ). Pourtant, malgré son gabarit imposant, elle était d’une remarquable docilité. A trois – la propriétaire de l’écurie nous a rejoint pour l’occasion – nous avons mis à peine deux minutes à la faire entrer dans le camion. Cette opération ne l’a guère émue. Elle s’est mise aussitôt à déguster le foin que j’avais préparé pour la route (…)
A son arrivée au séminaire, l’imperturbable Quenelle est descendue du camion aussi paisiblement qu’elle y était montée. En entrant dans son nouvel enclos, elle a à peine regardé Derby et les ânesses et s’est directement dirigée vers la mangeoire emplie de foin qu’elle a dévoré sans prêter la moindre attention au nouveau contexte, sous le regard ébahi de ses trois colocataires. Voyant Quenelle entrer dans le pré, Derby a voulu l’impressionner : il s’est cabré à plusieurs reprises devant elle, en agitant les antérieurs. Qu’est-ce qu’il m’a paru grand et beau à cette occasion ! Mais cela n’a absolument pas affecté Quenelle qui l’a laissé faire son étalon et s’agiter autour d’elle, sans la moindre réaction. Cette attitude a été comme une douche froide pour mon trotteur ; il s’est vite calmé et a rejoint les ânesses pour observer Quenelle en train de manger. Après avoir fini le repas, elle a avalé un seau d’eau, puis, baissant la tête, elle s’est endormie au grand dam des trois jeunes qui la surveillaient et avaient manifestement envie de jouer avec la nouvelle recrue.
Quenelle est aux antipodes de Derby : elle est un cheval de sang-froid, de dimension imposante, aux crins blonds bien touffus, de neuf ans son aînée. Ils n’ont rien en commun, sauf le désir de dominer le petit troupeau. Dès le lendemain de son arrivée, une guerre a éclaté entre elle et Derby pour la première place ; et depuis cette guerre ne s’est jamais arrêtée. Ni l’un ni l’autre n’est prêt à déposer les armes et à se soumettre. Il y a toujours dans les troupeaux de chevaux une matriarche dont la sagesse guide les jeunes et les rassure. Quenelle exerce très bien ce rôle dans mon petit troupeau. Mais Derby se prend pour l’étalon du groupe et considère qu’il doit avoir la préséance sur la matriarche (…).
*
*
Symbolisme celte :
Selon Sabine Heinz, auteure de Les Symboles des Celtes, (édition originale 1997, traduction française Guy Trédaniel Éditeur, 1998),
Les représentations de chevaux montrent aussi souvent des juments, comme la déesse Epona, et non que des étalons. Epona fut vénérée du Ier au IVe siècle avant notre ère, de la Bretagne jusqu'au nord de l'Afrique ; on la fêtait le 18 décembre. Elle n'est jamais représentée seule ; d'autres chevaux ou fruits (fertilité, abondance) l'accompagnent ou bien elle monte une jument en amazone. Une triple représentation laisse supposer un lien avec la déesse-mère. Epona est la déesse de l'élevage des chevaux et la patronne des troupes montées. Elle accompagne ses protégés durant toute leur vie jusque dans l'Autre Monde. En contrepartie, on confère par la suite des ailes au cheval. La vie ou la naissance, ainsi que la mort des héros sont donc liées à la vie des chevaux. Epona continue probablement de vivre sous les traits de la Rhiannon galloise, de Macha et d'Etain.
*
*
Paul Sébillot, auteur de Additions aux Coutumes, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne (Éditeur Lafolye, janv. 1892) rapporte une histoire qui sent bon la légende oubliée :
Il y avait une fois un petit garçon qui jouait dans l'aire, et il y avait dans une pâture un poulain qui pâturait. Un sorcier qui passait par là dit :
- Voilà un poulain qui tuera ce petit garçon.
Le père de l'enfant tua le poulain, et quand il l'eut encavé, il dit :
- En voilà toujours un qui ne lui fera pas de mal !
Mais un jour qu'on bêchait, on tira de la terre un gros os de la tête du poulain et on le mit dans un pommier. Quelque temps après l'enfant alla secouer le pommier pour avoir des pommes ; l'os du poulain lui tomba sur la tête, et, ainsi que le sorcier l'avait prédit, l'enfant fut tué par le poulain.
Contes et légendes :
Selon Bernard Coussée et la société de mythologie française, la blanque jument apparaît pendant les nuits de pleine lune dans la région du Boulonnais. Son dos peut s'allonger pour permettre à sept cavaliers de s'y asseoir, mais l'animal fabuleux finit toujours par s'en débarrasser dans l'eau. Cette légende est également fréquente en Artois, et particulièrement dans le Ternois.
Le cheval boulonnais est en outre une race de chevaux de trait bien réelle et propre à la région, portant une robe gris clair souvent perçue comme blanche. Aucun lien entre cette race de chevaux et les légendes mettant en scène des chevaux blancs n'a été mis en avant.
La blanque jument est mentionnée en détail dans la lettre d'un médecin, M. Vaidy, destinée à M. Eloi Johanneau, le 4 juin 1805 à Samer. Elle est consignée par l'Académie celtique :
« Enfin, mon cher ami, je suis allé visiter les Tombelles, guidé par une paysanne qui m'a dit, sans que je le lui demandasse, que ce lieu était le cimetière d'une armée étrangère qui avait occupé les environs de Questreque, il y a bien longtemps. Cette ancienne sépulture est aujourd'hui un petit terrain communal, situé à une demi-lieue sud de Samer, et trois-quarts de lieue sud-ouest de Questreque, dans une plaine aride, au pied du mont de Blanque-Jument (...) Le mont de Blanque-Jument, suivant la tradition des habitants de Samer, est ainsi nommé, parce qu'on voyait autrefois sur son sommet une jument blanche, d'une beauté parfaite, qui n'appartenait à aucun maître, et qui s'approchait familièrement des passants et leur présentait sa croupe à monter. Tous les gens sages se gardèrent bien de céder à une pareille séduction. Mais un incrédule ayant eu, un jour, la témérité de monter la blanque-jument, il fut aussitôt terrassé et écrasé. Depuis ce temps, la jument ou plutôt l'esprit qui avait pris cette forme, n'a plus reparu. »
Dr Vaidy, Mémoires de l'Académie celtique
Cette histoire est reprise de la même façon par Paul sébillot, dans son ouvrage inachevé Le folklore de France et mentionnée rapidement par Henri Dontenville, créateur de la Société de mythologie française. Le lieu-dit « de Blanque jument » est situé au sud de Samer, près du Breuil, et semble mentionné sous ce nom dès 1504.
Wikipedia
*
*
Littérature :
Dans ses Histoires naturelles (1874), Jules Renard brosse des portraits étonnants des animaux que nous connaissons bien :
C’est la rentrée générale des foins ; les granges se bourrent jusqu’aux tuiles faîtières. Les hommes et les femmes se dépêchent, parce que le temps menace et que, si la pluie tombait sur le foin coupé, il perdrait de sa valeur. Tous les chariots roulent ; on charge l’un, tandis que les chevaux ramènent l’autre à la ferme. Il fait déjà nuit que le va-et-vient dure encore.
Une jument mère hennit dans ses brancards. Elle répond au poulain qui l’appelait et qui a passé la journée au pré sans boire.
Elle sent que c’est la fin, qu’elle va le rejoindre et elle tire du collier comme si elle était seule attelée. Le chariot s’immobilise près du mur de la grange. On dételle, et la jument libre irait d’un trot lourd à la barrière où le poulain tend le nez, si on ne l’arrêtait, parce qu’il faut qu’elle retourne chercher là-bas le dernier chariot.
*
*
LES JUMENTS BLANCHES
En breton, pour dire « la jument blanche »,
on dit : « Ar gazeg wenn ».
En arabe, on dit : « El fâras lè bêda ».
En anglais, on dit : « The white mare".
En esquimau, on ne dit rien parce que chez eux
il n ‘y a pas de juments blanches.
En espagnol, on dit : « La yegua blanca ».
En flamand, on dit : « De witte merrie ».
Comme vous pouvez le voir
toutes ces juments sont très différentes.
Mais ce sont toutes des juments blanches.
Paul ANDRÉ, "Les Juments blanches" dans L‘Enfance lucide, anthologie, Unimuse, 1989
*
*
Leonard Cohen, Ballade de la Jument Absente (traduction de l’anglais, Ballad of the absent mare) ; chanson proposée par Caroline M. :
Dites une prière pour le cowboy
Sa jument a fui
Et il marche à la recherche
De l’errante chérie
Mais la rivière déborde
Sur les routes désertes
Et les ponts sont brisés
Dans l’effroi de la perte
Il n’y a pas de piste à suivre
Nulle part où aller
Disparue comme la neige
Quand vient l’été
Les grillons brisent son cœur
Avec leur chanson
Quand le jour s’en va
La nuit n’a rien de bon
Rêva- t-il, n’a t-elle pas
Au galop, sous ses fers
Ecrasé l’herbe, et
Plié les fougères,
Imprimant sur la boue
La marque d’or qu’il a
Clouée sous ses sabots
Quand il était roi
Et, alors même qu’elle pâture
Dans les alentours
Il piste de nuit
Il piste de jour
Aveugle à sa présence
Sauf pour comparer
Ici sa blessure
Là, sa peine méritée
De l’arbre le plus haut
Si subitement
Un oiseau perché
Lance son chant
Le soleil réchauffe
La brise légère
Qui caresse les saules
Près de la rivière
Oh, le monde est doux
Le monde est vaste
Et elle se tient
Où l’ombre et la clarté contrastent
De la vapeur aux naseaux
Immense, farouche, elle
Monte sur la lune quand
Elle rue vers le ciel
Et elle vient vers sa main
Mais pas vraiment docile
Elle rêve d’évasion
Ainsi l’espère t’il
Et elle jaillira par
Le premier passage
Libre pour brouter
L’herbe des grands alpages
Fera-t-elle une pause
Sur le haut plateau
Où il n’y a rien plus bas
Et il n’y a rien plus haut
Et voici le temps du faix
Et de la cravache
Traverse-t-elle la flamme ?
Fait-il feu de la hanche ?
A cette jument
Au galop, il s’attache
A ce cavalier
Elle aussi s’attache
Avec droite et gauche
Pour unique espace
Nuit et jour montrant
Seuls que le temps passe
Et, penché sur son cou
Il lui dit tout bas
« Où tu vas, je vais
Avec toi »
Comme un seul, ils tournent
Et ils vont vers la plaine
Nul besoin de fouet
Ah, nul besoin de rênes
Mais qui donc serre les liens
D’une telle union ?
Et qui donc, le soir même
Brusquement les rompt ?
Est-ce la jument ou
Le cavalier
Ou l’amour sans espoir
Comme la fumée ?
Mais ma chérie dit :
« Léonard, laisse tomber
Tous ces vieux clichés
De Westerns surannés »
Je mets donc en musique
Et voilà qu’ils s’en vont
Partent comme la fumée
Partent comme cette chanson *
*
Dans le chapitre intitulé « Les cavalcades de M. Morand », extrait du livre livre Galops, Perspectives cavalières, II (2013) Jérôme Garcin évoque la complexité de l’auteur de Milady, un roman d’amour entre un cavalier et sa jument :
« Il a quatre-vingt-cinq ans et il sanglote. Des yeux brillants du vieillard menu, tendu, tassé, à peine fripé, un peu rond, coule soudain une intarissable fontaine de regrets.
La scène se passe à l’Ecole Espagnole de Vienne, le 31 décembre 1972. Paul Morand n’a plus que quatre à vivre, mais il ne le sait pas. Il a choisi d’aller applaudir les écuyers autrichiens en culotte de peau blanche et botte vernies noire à chaudron, de réveillonner avec les jeunes héritiers de La Guérinière qui font danser leurs petits lippizans, une gaule de bouleau fraîchement coupée à la main, sur des airs aériens de Mozart et de Schubert.
L’auteur de Milady est bouleversé. La beauté de marbre blanc des chevaux obligeants le saisit ; la délicatesse des jeunes artistes qui les montent, et dont les doigts travaillent la rêne à la manière des flûtistes pressant les trous de leur instrument, le subjugue. Et c’est alors que, au spectacle de la grâce équestre, se mêle, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, le carrousel de ses propres souvenirs. « Touché aux larmes », il succombe et frissonne (…)
L’amour du cheval est chez lui si puissant, si exigeant que, de son œuvre volumineuse, il ne prétend parfois sauver que cette ode, devenue légendaire, à la jument du commandant Gardefort : « A part Milady, ce que j’écris est médiocre ».
Cette longue nouvelle d’une centaine de pages, Paul Morand l’a écrite pendant l’été 1935, entre Saumur et Villefranche-sur-Mer. A quarante-sept ans, il y fait le portrait d’un homme qui lui ressemble : orgueilleux, raffiné, réactionnaire, égoïste, déçu par la société des hommes, pratiquant avec la même abnégation le culte de l’honneur et l’amour du risque, habité par une ferveur équestre qui s’apparente parfois, si l’on se tourne vers le ciel des manèges, à de la mystique.
Gardefort, dans sa tenue « boutonnée haut comme une soutane », est un écuyer du Cadre Noir obligé, pour régler des dettes, de se séparer de la jument alezane, chatouilleuse, ramingue, et tachée de blanc à trois pieds, qu’il adore et jalouse comme une femme. L’acheteur, un banquier belge, est impuissant à tenir Milady. De la gracieuse, l’incompétent va vite faire en effet un canasson bouffi et terne. Gardefort se propose alors de lui montrer comment la monter. Il s’engage sur la plate-forme du long viaduc qui alimente Namur, la fait marcher droit au-dessus du précipice, et soudain se jette dans le vide en compagnie de celle qu’il a tant aimée. Il se donne la mort avec sa seule raison de vivre. Milady est une grande histoire d’amour qui finit mal ».
Extrait proposé par Caroline M.
*
*