Étymologie :
Étymol. et Hist. 1. xve s. bezaar « concrétion calculeuse qu'on trouve dans l'estomac ou une autre partie du corps de certains animaux et qui servait d'antidote » (B. N. ms. fr. 9136, 58 vo, cité par R. Arveiller, p. 362, v. bbg. : De bezaar. Bezaar est pierre trouuée en l'œul d'un cherf apres ce qu'il a trouvé le serpent et mangié. Et vault contre l'empoisonnement et contre tous venins) ; 2. 1548 bezoar « id. » (A. Ferrier, Remedes preservatifs et curatifs de peste, p. 37, ibid., p. 363) ; 1581 bezoard « contrepoison » (E. Ydeley, Des secrets souverains et vrais remedes contre la peste, p. 17, ibid., p. 364). 1 est empr., par l'intermédiaire du lat. méd. (1490, Avenzohar, Liber Theicrisi, 18 vocité comme source par R. Arveiller, p. 367), à l'ar. bāzahr, du pers. pādzahr « ce qui préserve du poison ». 2 est empr., par l'intermédiaire du lat. méd. bezoar (1246-ca 1320, P. d'Abano, Tractatus de Venenis, Mantoue, 1473, chap. 40 et 82, cité par R. Arveiller), à l'ar. bezuwār, forme maghrébine de bāzahr (R. Arveiller, pp. 362-371) ; FEW t. 19, s.v. bāzahr; Cor. t. 1, s.v. bezoar; Lok. no 1605). Le d de la forme mod. est dû à l'infl. du suff. -ard*.
Lire également la définition du nom bézoard afin d'amorcer la réflexion symbolique.
*
*
Historique :
Di Fan est l'autrice d'un article intitulé « De l’antidote universel à l’objet d’art, trois siècles d’histoire du bézoard », (In : Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, n°20 | 2022, pp. 29-48) :
Symbolisme :
Selon Elie-Charles Flamand, auteur de Les pierres magiques. (Éditions Le Courrier du Livre. Paris, 1981) :
LES BEZOARDS : Les Anciens pensaient que l'« esprit lapidifique » agissait aussi à l'intérieur des animaux et ils attachaient une valeur magique particulière aux concrétions pierreuses — actuellement appelées calculs — qui se forment dans l'estomac, les intestins, la vessie, les reins, et — croyaient-ils aussi — dans la tête de certaines bêtes. En Europe, on donnait à ces pierres le nom de bêzoards.
Boèce de Boot, Levin Lemne, le Grand Albert, entre autres, ont longuement disserté sur les bêzoards qui jouèrent, à leur époque, un rôle essentiel comme amulettes et comme remèdes. Des croyances similaires existaient d'ailleurs en Orient.
Si certaines de ces pierres sont bien réelles, d'autres sont mythiques. Nous allons énumérer les plus célèbres.
L'alectorie : C'est une pierre blanche qui se trouve quelquefois dans le gésier du coq. Elle a la réputation de rendre séduisant celui qui la porte, homme ou femme. C'est un talisman d'amour. Elle procure aussi les honneurs, rend éloquent et fidèle, fait retrouver les richesses perdues. Placée sous la langue, elle calme la soif.
La rajane : Cette pierre, qui est noire et que l'on peut, paraît-il, extraire de la tête du coq, a des vertus semblables à la précédente.
La crapaudine : Elle se trouverait dans la tête des vieux crapauds. Sa couleur est noire ou blanche. Les vieux traités de magie populaire recommandent de la retirer de l'animal alors que celui-ci est encore vivant. Elle sert d'antidote contre les poisons, les venins de serpents, la fièvre, les maux d'estomac et de reins.
La chélidoine : Ce bézoard naît, selon les anciens auteurs, dans le ventre des hirondelles. Il y en a deux espèces, la jaune et la noire. La jaune, enveloppée dans une toile de lin et portée sous l'aisselle gauche, apaise les lunatiques en crise, protège des épidémies, procure la bonne humeur. Broyée en poudre et mêlée à de l'eau pure, elle guérit les affections des yeux. La noire apaise la colère et les querelles, favorise les affaires déjà entreprises. Enveloppée dans de la toile couleur safran, elle dissipe la fièvre. Portée en collier, elle guérit les épileptiques et les ictériques. Le Grand Albert précise que l'on doit extraire cette pierre du corps des jeunes hirondelles alors qu'elles sont encore dans leur nid, au mois d'août.
La célonite : C'est la pierre qui, paraît-il, se forme dans le corps des tortues. Elle est blanche, rouge ou pourpre. Celle que l'on trouve dans le crâne de l'animal soulage les maux de tête. Mise sous la langue, surtout au moment de la nouvelle lune, elle permet de découvrir les choses à venir. Celle que l'on découvre dans le foie de l'animal guérit de la fièvre quarte si on l'absorbe réduite en poudre et mêlée à un liquide.
La pierre de limace : Elle doit être extraite de la tête de cet animal. Très petite, elle a la couleur de l'ongle humain. Pendue au cou, elle combat toutes les fièvres.
La pierre Quirim : On ne peut la découvrir que dans le nid de la huppe où cet oiseau la vomit. Placée sur le front d'une personne endormie, celle-ci se met à parler dans son sommeil et raconte tous ses secrets.
La pierre onagre : Extraite de l'animal de ce nom, elle est d'un blanc jaunâtre et de forme ovoïde. C'est un remède contre les maux de tête et les rages de dents.
La draconite : C'est de la tête d'un dragon qu'il faut aller tirer ce fabuleux bézoard. Il est souverain contre les poisons et les venins et, si on le porte au bras gauche, il assure la victoire contre ses ennemis.
Robert Labeÿ, auteur d'un article intitulé "Médicaments de la petite enfance à l'aube du XVIIIe siècle (à propos du journal de Jean Héroard, médecin de Louis XIII) (fin)". (In : Revue d'histoire de la pharmacie, 83ᵉ année, n°304, 1995. pp. 56-66) définit le bézoard :
Ce sont les concrétions calculeuses qui se forment dans l'estomac, les intestins et les voies urinaires des quadrupèdes qui portaient ce nom de bézoard. « On en distinguait deux espèces : le bézoard oriental que l'on trouve dans le quatrième estomac de la gazelle des Indes et de l'onagre, l'âne sauvage ; et le bézoard occidental qui se trouve dans le quatrième estomac de la chèvre sauvage du Pérou, de l'isard et du chamois » (Littré). Rappelons-nous, dans le Malade imaginaire, Argan vérifiant les comptes de son apothicaire M. Fleurant : « Plus une potion cordiale et préservatrice, composée avec douze grains de bézoard, sirop de limons et grenades, et autre, suivant l'ordonnance, cinq livres ». C'est de loin la préparation la plus chère du fort long « compte d'apothicaire », ce qui ne certifie pas l'authenticité de la matière première.
*
*
Marie-Lise Beffa, autrice de "Àdam Molnár, Weather-Magic in Inner Asia." (In : L'Homme, 1998, tome 38 n°147. Alliance, rites et mythes. pp. 301-302) rend compte du travail de Molnár, dont une partie concerne les bézoards :
Les pierres de pluie (pierre ordinaire consacrée, cristal, météorite et bézoard) sont le thème que l'auteur a choisi de privilégier et pour lequel il propose une thèse qui est la partie la plus personnelle de son livre. La magie à l'aide d'une pierre de pluie serait apparue au Ve siècle chez les Saka orientaux dans les régions centrale et occidentale des monts Tian Shan. Elle fut adoptée par les Turcs qui transmirent aux Mongols cette croyance dans le pouvoir météorologique de la pierre (elle servait, entre autres, à mettre en déroute les troupes ennemies par l'envoi d'une tornade) ; l'usage du bézoard comme pierre de pluie serait dû aux Mongols, qui auraient par ailleurs, lors de leurs conquêtes, diffusé jusqu'au Proche Orient cette technique guerrière de la pierre de pluie (pp. 131, 133-134, 142, et carte n° 4).
Robert R. Crépeau, auteur de "Les substances du chamanisme : Perspectives sud-amérindiennes 1". (In : Anthropologie et Sociétés, 2007, vol. 31, no 3, pp. 107-125) :
Note : Il faudrait examiner le rôle des pierres dans l’horticulture et les liens établis par plusieurs sociétés entre la croissance végétale et les pierres magiques (voir Brown 1986 à ce sujet). De plus, le rôle attribué aux bézoards reste à étudier dans les Amériques et ailleurs. Quels liens ont établis les humains entre les bézoards et les substances transmises par les entités auxiliaires des chamanes? J’ai rapporté de mon terrain chez les Achuar du Pérou, dans les années 1980, une amulette de chasse constituée d’un bézoard conservé dans une petite calebasse fermée d’un couvercle scellé à l’aide de résine végétale. Le chasseur qui me l’a cédée me confia qu’elle avait la propriété d’attirer à lui le gibier terrestre. Les kuiã kaingang deviennent d’excellents chasseurs grâce aux petits fruits d’une liane (voir ci-dessus) que l’animal-auxiliaire insèrent dans leur poitrine ou sous leurs aisselles. Après cette opération initiatique, le gibier est réputé venir littéralement à eux en forêt. Karadimas (2005 : 60) mentionne que les Miraña comparent les paroles chamaniques réputées provenir de l’estomac « aux bézoards et aux pelotes stomacales qui se trouvent parfois dans celui des animaux »
Selon Patrice Notteghem et Régis Desbrosses, auteurs de "Du Jura à la Bourgogne, le Chamois à la reconquête de l’Ouest". (In : Revue scientifique Bourgogne-Nature, 2015, vol. 21, pp. 146-161) :
Le rôle magique attribué au bézoard du Chamois (concrétion brillante, noire ou verte, produite par son estomac), recherché par les bergers et les chasseurs parce que sensé préserver du vertige (et favoriser la vue), a également participé à la construction de l’image de cette espèce.
*
*
Gérard Panczer, Yi-Min Lai, Maria Vanessa Tajes Olfos, Anne Fonfrège, auteurs de "Les bézoards : des pierres antidotes magiques, de l’orfèvrerie limousine du Moyen Âge à Harry Potter." (In : Revue de Gemmologie A.F.G., 2021) rappellent les vertus magiques des bézoards :
Propriétés attribués aux bézoards : Le nom bézoard vient du persan pād (remède) et zahr (venin ou poison) et signifie « qui protège du poison » (Rossi, 1977). Bodin (1597) déclare ainsi « qu'il n'y a remède plus salutaire pour rompre soudainement à toutes sortes de venins ». Les propriétés prêtées aux bézoards et leurs emplois sont divers et variés : sous forme d’onguent, ils soigneraient les morsures de serpent (Imad-ul-Din, 1569 ; Elgood, 1935) ; sucés, en infusion ou rappés puis ingérés, ils étaient considérés comme antidotes contre les poisons (Maillé, 2014) ; enfin, le seul fait de posséder un bézoard (talisman), pouvait soit disant protéger des empoisonnements.
Le bézoard était donc un talisman, antidote magique permettant de contrer l’empoisonnement de la nourriture, tel que l’usage en est présenté par le médecin persan ʿAlī ibn al-Ḥusayn al Masoudi (circa 943) dans son ouvrage « Les prairies d'or » (Gay, 1882) :
« Eberwiz [Perviz « le Victorieux » ou Khosro II, fils d’Hormuz IV, roi sassanide de Perse, a régné de 590 à 628 ; gendre de l'empereur romain d’Orient, Maurice Ier] avait 9 sceaux qu'il employait dans les affaires du royaume. [...] Le septième surmonté d'un bézoard, sur lequel on avait gravé une mouche, était posé sur les mets servis au roi, sur les médicaments et sur les parfums. »
La question est, d’où vient cette propriété magique de contrepoison qui s’est propagée de l’Orient à l’Occident du XIIe au XVIIIe siècle ? Franckort (2015) et Le Quellec (2019) en donne une explication vraisemblable. Le bézoard est une sorte de gastrolithe composé de couches concentriques qui se forme dans l’estomac des ruminants et possédant l’apparence extérieure d’une peau de serpents (ophio en grec, comme les roches ophiolitiques ou les minéraux de type serpentines) lorsqu’il s’écaille. La chèvre qui les produit, dite « ophiophage » (qui mangerait des serpents), les aurait partiellement digérés et réduits à l’état de boules. Ainsi ces ruminants auraient la capacité de « neutraliser » le venin du serpent. Le bézoard ainsi « formé » aurait par conséquent « capté » la vertu soi-disant antidote du ruminant « ophiophage ».
Des vertus dénoncées dès le XVIe s.
Cette croyance légendaire qui a longtemps perdurée est pourtant mise à mal dès le XVIe s. par le célèbre chirurgien français Ambroise Paré. En effet, il présente dans ces mémoires, l’ « Experience du Bezahar faite par le commandement du Roy Charles neufiéme » (Parré, 1628 ; Vol. 3, Chap. XLV : Du Bezahar) faite le 3 avril 1566 à Clermont, lors du grand tour de France que Catherine de Médicis fait entreprendre à son fils, le roi Charles IX (16 ans) pour lui faire découvrir son royaume.
« Le Roy [...] estant en sa ville de Clermont en Auvergne, vn seigneur luy apporta d'Espagne vne pierre de Bezahar, qu'il luy affermoit estre bonne contre tous venins, et l'estimoit grandement. [...] Ledit seigneur qui apporta la pierre, voulut outre mes raisons soustenir qu'elle estoit propre contre tous venins. [...] Le roy luy dist qu'il vouloit faire experience d'vne pierre qu'on disoit estre bonne contre tous venins [...] ».
Un voleur, condamné à la pendaison, accepta l’expérience d’avaler un poison puis une décoction de « pierre de Bezahar » comme contre-poison et d’être gracié en cas de guérison. Hors, le malheureux mourut en d’atroces souffrances, « Et ainsi la pierre d'Espagne, comme l'experience le monstra, n'eut aucune vertu. A ceste cause le Roy commanda qu'on la iettast au feu : ce qui fut fait. »
Plusieurs furent ainsi les pharmaciens ou médecins à dénoncer aux XVIe s. les croyances dans les vertus des bézoards et l’usage qui en était fait par les médecins (Suau, 1586 ; Guybert, 1639). Dans un pamphlet « Les Tromperies du Bézoard découvertes », le médecin Philippe Guybert affirme dès 1639 :
« Je n’admets ny ne trouve en la pierre de Bezoard aucune qualité occulte, par laquelle elle puiffe fervir aux fièvres maligne ; & ie croy que ce font contes fabuleux & difcour de vieilles tout ce qu’en ont efcrit les Arabes, & ce qu’en difent encor auiourd’hui les modernes » (pp. 634-635)
« ... que tous les marchands de cette pierre font des imposteurs, & que tout ce qu’on en dit n’eft qu’un pur menfonges par eux inventé pour s’enrichir bien toft & et bien aisément aux défpens du peuple trop crédule... » (p. 636).
De même, dans son ouvrage « Observations sur les us et abus des apothicaires », le médecin Guy Patin (1648) écrit :
« Ceux qui exaltent le bézoard n’en savent pas seulement le vrai nom : ce leur est assez qu’ils puissent en faire accroire et en tirer beaucoup d’argent, quand ils peuvent encore trouver quelqu’un qui soit assez crédule pour être trompé [...].
Ce grand homme [Francisco Valles, professeur de médecine à Madrid, commentateur d’Hippocrate au XVIe s.], dit qu’il ne croit rien de tout ce qu’on dit du bézoard, qu’il n’a aucune vertu contre les venins ou la pourriture, et que c’est une drogue contrefaite. [...] d’où je vous laisse conclure que l’histoire des prétendues merveilles de ce précieux caillou n’est pas moins ridicule que ce que la fable raconte du prodigieux enfantement des Montagnes [Fables de Phèdre] ».
Depuis 1566, malgré ces nombreuses dénégations, la légende des bézoards continuera à être propagée par De Boodt (1644) et des auteurs aussi prestigieux que Tavernier (1676), repris par Pomet (1694). Il sera encore employé par les médecins durant le XVIIIe siècle et ne disparaitra des prescriptions qu’au début du XIXème siècle (Maillé, 2014). Même l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (Daubenton, 1751) présente les différents composés dénommés bézoards sans pour autant signaler ses vertus douteuses.
*
*