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Le Chaudron

Dernière mise à jour : 19 août




Étymologie :


Étymol. et Hist. 1. Mil. xiie s. (Charroi Nîmes, éd. D. Mc Millan, 776) ; 1329 chaudron (Inv. de Mad. Ysab. de Mirande, A. Vienne ds Gdf. Compl.) ; spéc. 1690 « partie d'une cassolette où l'on brûle les parfums » (Fur.) ; 1753 « baquet où l'on prépare les boyaux pour faire les cordes à musique » (Encyclop. t. 2) ; Ac. 1740 note s.v. chauderon ,, On prononce chaudron et plusieurs l'écrivent ainsi``; Ac. 1762 écrit chaudron ; 2. fam. 1704 « mauvais instrument de musique » (Trév.). Dér. du rad. de chaudière* ; suff. -eron (-on*).


Lire également la définition du nom chaudron afin d'amorcer la réflexion symbolique.




Symbolisme :


D'après Guy Rachet, auteur de "Le Sanctuaire de Dodone, origine et moyens de divination". (In : Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1962. pp. 86-99) :


[...] Et de même, on doit remettre en question l'interprétation voulant que le bruit du chaudron de Dodone ait possédé un sens divinatoire. Strabon nous parle de ce fameux chaudron dédié par les corcyréens, près duquel se dressait une statue tenant un fouet d'airain formé de trois chaînes armées d'osselets qui, lorsque le vent soufflait, frappaient le vase qui résonnait longuement. Plus précisément, suivant la description plus détaillée que nous en donne Polémon d'Ilion ce chaudron, pareil à une cloche, était lié à une colonne et sur une autre colonne voisine se dressait la statue d'un petit enfant tenant dans sa main droite un fouet dont les lanières de bronze mues par le vent servaient de battant. Polémon visita Dodone au début du IIe siècle avant notre ère et il nous donne la plus ancienne tradition que nous possédions sur ce vase d'airain. Des auteurs de basse époque ont par ailleurs prétendu qu'il n'y avait pas un, mais plusieurs vases qui s'entrechoquaient, produisant des sons qui ne cessaient jamais ; Démon parle d'une guirlande de bassins contigus ; Eustathe nous dit que de nombreux bassins étaient placés côte à côte ; serait-ce une mauvaise interprétation du texte de Polémon ? Il ne semble pas.

Peut-être, plus simplement, à une époque ultérieure, de nouveaux vases ont été alignés auprès du lébès offert par les corcyréens, nouvelles offrandes à la suite d'un illustre exemple. Ce qui parait douteux, c'est le caractère prophétique de ces sons. Bouché-Leclercq, qui veut voir une sorte d'unité préconçue dans le fait que les signes divinatoires seraient tous auditifs écrit qu' « il n'est pas douteux que le son du bronze n'ait servi à Dodone de véhicule à la révélation » et il prend à témoin Callimaque qui parle des Pélasges de Dodone « serviteurs du lébès jamais muet » ; j'avoue ne voir là aucune preuve du caractère divinatoire de ce son. Il paraîtrait plutôt que cette croyance que le son de l'airain du vase de Dodone possédait une valeur divinatoire a été accréditée par les pères de l'Église qui ne sont jamais embarrassés de contrôler leurs assertions

Par contre, ce chaudron possédait certainement un double sens, symbolique et rituélique. Les vases et chaudrons semblent représenter un symbolisme solaire et on connaît une représentation d'Héraclès dans une coupe solaire. Par ailleurs Antigone de Caryste parle du char à chaudron de Crannon, en Thessalie, qui d'après la croyance populaire faisait venir la pluie lorsqu'on le secouait 8. Il conviendrait de rapprocher du bassin de Dodone le bassin à sonnailles posé sur la tête d'une grande déesse, du char de Judenburg Strettweg ainsi que le char à chaudron de Larnaca, décoré de colombes (ou de corbeaux). De même le fouet de bronze qui frappe le chaudron pourrait être le symbole de l'éclair ou de la foudre de Zeus Dodonéen, comme le son du bronze représenterait le bruit du tonnerre, dans un sanctuaire de montagne où l'on adorait une divinité de l'orage. Mais le son du bronze possédait surtout une valeur rituélique : il a une puissance purificatrice et prophylactique et il chasse les démons, c'est pourquoi les cérémonies antiques et les processions étaient accompagnées de bruits de cymbales et d'instruments à percussion ; c'est encore cette croyance universellement répandue, qui a poussé les chrétiens à munir leurs églises de cloches, et c'est encore là la raison primitive pour laquelle on agite une clochette près de l'autel et on sonne les cloches au moment de l'élévation.

 

Roberte Hamayon, autrice de "L’os distinctif et la chair indifférente." (Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, 1975, vol. 6, no 1, pp. 99-122) évoque le symbolisme du chaudron pour les Mongols :


1. La cuisine, lieu et art, est désignée en mongol par le couple gai togoo. "feu-chaudron", dénomination qui la situe d'emblée au centre de la yourte, et de la vie de famille. Mais les outils et le cadre de son élaboration sont dans le coin sud-est, le moins noble de la yourte, domaine féminin. Le chaudron lui-même partage le prestige du foyer domestique, et son rôle de symbole de la lignée. Menacer de renverser le chaudron comme d'éteindre le feu ou souhaiter qu'une louve y vienne louveter équivaut à maudire la famille. Que le chaudron repose sur un trépied ou sur un poêle, le feu est, en région steppique, également nourri d'argal, bouse séchée des animaux domestiques. Allant de pair avec l'activité culinaire, le nourrissement du feu (sa "bouche" ouvre au sud-est) est également une activité féminine.

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Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, auteurs du Dictionnaire des symboles (1ère édition, 1969 ; édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982) :


Le chaudron est un vaisseau de métal dans lequel on fait chauffer, bouillir ou cuire. Ce qu'on y fait, c'est avant tout le bouillon et les confitures, mais aussi les cuisines magiques et démoniaques : d'où les chaudières du diable et les chaudrons de sorcières de nos légendes. La chaudron, c'est aussi, chez les Celtes, l'équivalent de la corne, du vase ou de la jarre en d'autres lieux : c'est le chaudron d'abondance dispensant une nourriture inépuisable, symbole d'une connaissance sans limites.

[voir symbolisme celtique]

Le chaudron, c'est le vase ting des Chinois, vase rituel où faire bouillir les offrandes, mais aussi les coupables - à titre de condamnation - et même les accusés - à titre d'ordalie. Le caractère ting et l'hexagramme du Yi-king qu'il désigne figurent expressément la chaudière. Elle est, dit le Yi-king, symbole de bonheur et de prospérité : nous retrouvons la notion de chaudron d'abondance. Suivent des interprétations partielles, en forme de proverbes, qui traitent de la discrimination du bien et du mal (par renversement de la chaudière), de l'échec ou de la réussite de la cuisson, laquelle apparaît comme une image du Grand Œuvre alchimique : Quand la chaudière a un pied cassé, le bouillon du Seigneur se renverse. Or ce bouillon est la quintessence même de sa Vertu. Le premier chaudron tripode fut fondu par Jouang-ti, qui en obtint le pouvoir de divination, de fixation des cycles, et finalement l'immortalité. Les tripodes apparaissent en même temps que les sages ; ils disparaissent, si la vertu s'altère. Yu-le-Grand organisateur de l'empire, fondit neuf chaudrons avec le métal apporté des neuf régions : ils symbolisaient l'union de ces neuf régions en leur centre (cinq étaient yang et quatre yin), donc la totalité du monde ; ils se déplaçaient seuls et bouillaient spontanément ; ils recevaient par le haut l'influence du Ciel. Lors de la décadence des Tcheou, les tripodes s'enfoncèrent dans l'eau, les vertus, les connaissances s'étant perdues. Le premier empereur, Ts'inche houangti, tenta d'en retirer un de la rivière Sseu : il en fut empêché par un dragon Sa vertu n'était pas de celles qui permettent d'obtenir les chaudrons.

L'alchimie interne (nei-tan) fait du corps humain le chaudron tripode, où s'élabore l'élixir de l'immortalité. Plus précisément, le chaudron correspond au trigramme k'ouen, la Terre, le principe passif, le réceptacle : à la fois le cham de cinabre inférieur (hia tant'ien) et la base du symbolisme alchimique.

Le chaudron magique, dont le symbolisme s'apparente à celui du mortier, joue un grand rôle dans les mythes et les épopées des peuples ouralo-altaïques, et de toute l'Asie chamanique. Kazan (Chaudron) est le nom de nombreux héros, les uns historiques, les autres légendaires, des peuples turcs ; ce fut aussi, à plusieurs reprises, un nom de ville : Kazan, capitale de la Horde d'or, Kazan des Tatares de la Volga, etc. Le géant Samïr-Kazan, ou Salir-Kazan, des Turcs Baraba et Tara, semble être le maître des eaux profondes et lutte dans certaines versions, avec le héros Ak-Köbökn Ecume-Blanche. Dans l'épopée khirghize de Er Töshtük le héros est obligé par le Géant Bleu, maître du monde souterrain, de partir à la recherche du chaudron magique à quarante anses, chaudron vivant, doué d'une âme, si assoiffé de sang qu'il dévore toux ceux qui osent l'approcher. D'après les traditions des savants, si l'on se réfère à l'avis des sages, une des anses de ce chaudron est un Dragon suceur de sang - une autre renferme les sept fléaux de Dieu qui embrasent le monde entier ; une autre anse se redresse et, à la furie qu'elle manifeste, ceux qui sont venus l'affronter ont pensé voir la mort en personne. C'est en définitive Tchal-Kouyrouk, le cheval magicien du héros qui sauvera son maître de cette épreuve, en plongeant pour attaquer et vaincre le Chaudron magique au fond du lac du Pays-sans-retour.

Le chaudron se retrouve dans maintes légendes helléniques : la cuisson dans un chaudron est une opération magique destinée à conférer à celui qui subit cette épreuve des vertus diverses, à commencer par l'immortalité. Dans tout cela, nous sommes en présence d'un mythe à caractère nettement initiatique, explicatif et interprétatif des périls qui menacent les enfants ou les adolescents, donc solidaire de pratiques très archaïques. D'autres légendes grecques, toutefois, présentent la passage dans le chaudron comme une sorte d'ordalie qui décidera de la nature divine du sujet : Quant à Thétis.... désireuse de savoir si les rejetons qu'elle a eus de Pélée sont mortels, comme lui, elle les plonge dans une bassine ou un chaudron plein d'eau où ils périssent par noyade, ou, selon d'autres, dans un chaudron d'eau bouillante, dont, naturellement, ils ne se ressentaient pas mieux. Quant à Médée, enfin, elle faisait cuire le vieux Pélios dans un chaudron sous le fallacieux prétexte de lui rendre la jeunesse. Le chaudron symbolise le lieu et le moyen de la revigoration, de la régénérescence, voire de la résurrection, bref, des profondes transmutations biologiques. Mais l'ambivalence du symbole faut aussi du chaudron un prélude, par la mort et la cuisson, à la naissance d'un être nouveau.

 

Simon Byl, rend compte d'un ouvrage qu'il recommande dans un article intitulé. "Mirko D. Grmek, Le chaudron de Médée. L'expérimentation sur le vivant dans l'Antiquité. (In : L'antiquité classique, Tome 67, 1998. p. 418) :


Mirko D. Grmek nous offre ici son 28e livre. Ce dernier est petit par son volume mais il est extrêmement précieux par la mine de textes antiques qu'il contient et qu'il analyse. Mais pourquoi cette allusion dans le titre au chaudron de Médée, alors que le livre s'intéresse à l'histoire de l'expérimentation biologique ? L'auteur répond à la question en nous disant : « Le chaudron de Médée est le symbole montrant le côté exceptionnel, magique, de toute expérience sur le vivant et rappelant le risque d'erreur et même de supercherie. » [...]

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Michaël Martin, dans un article intitulé « Que la Colchidienne fasse bouillir le chaudron d’airain » : rôles et fonctions du chaudron de Médée. (In : Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, numéro 16, 2013. pp. 171-189) :


Résumé : Si la baguette est indissociable des pouvoirs de Circé, le chaudron l’est d’une autre grande figure de la mythologie antique, Médée. Apparaissant à différents moments du mythe de la Colchidienne (notamment lors son séjour à Iolcos), il est à la fois le lieu où s’opère le mélange de substances et celui du passage d’un état à un autre. Or, plus encore que le rajeunissement qui semble originellement se réaliser en son sein, le chaudron chez Médée se trouve être lié au bélier et à la fonction royale ainsi que de nombreux indices tendent à la prouver. À travers l’analyse des sources littéraires mais aussi iconographiques qui nous sont parvenues (vases, reliefs), une nouvelle lecture sera proposée qui permettra de découvrir les différentes valeurs qu’il convient d’attribuer à cet objet et qui s’établissent plus nettement encore à la lumière d’autres mythes.

[...]

Dans son Trésor des Contes, Henri Pourrat rapporte deux récits où des personnages passent par le chaudron pour en ressortir différents. Ainsi dans « le Fondeur de Vieille » (livre VII, 1956), c’est l’expérience de la réjuvénation qui est abordée à travers l’histoire du grenadier Nicolas qui tente de rendre la jeunesse à une femme âgée. Il en va un peu différemment dans « La montagne noire » (livre X, 1959) où le passage par le chaudron permet au protagoniste de ramener à la vie celle qu’il aime après avoir accompli une épreuve décisive. Ce rapide détour par l’Auvergne nous montre bien la permanence et l’universalité de tels motifs qu’il est déjà possible de trouver dans la Grèce ancienne.

[...]

Le mythe tel quel : Ainsi que l’avait souligné Claude Lévi-Strauss, « il n’existe pas de version “vraie” » (Lévi-Strauss, 1958, p. 242) d’un mythe. Il est cependant parfois possible d’en dégager une version archétype d’où découlent les autres et de déceler les innovations de chacun. [...]

Pour bref qu’il soit, cet extrait nous révèle deux choses : déjà au VIIe siècle av. J.-C., Médée passe pour avoir rajeuni Aeson non par un passage dans le chaudron mais grâce à l’action de drogues qui, elles, ont connu la cuisson dans ce dernier.

C’est d’ailleurs l’exact développement de ce thème que réalise sept siècles plus tard Ovide dans les Métamorphoses, suite à une demande de Jason qui est prêt à donner des années de sa propre vie pour rallonger celle de son père. Cette demande semble attester du fait que le passage de Jason lui-même dans le chaudron a été oublié dans le monde romain. Mais la magicienne, qui se place sous le patronage d’Hékate se dit incapable d’un tel acte. En revanche il lui est possible de lutter contre la vieillesse, ce qu’elle va mettre en œuvre au cours d’une cérémonie rapportée dans le détail. Nous n’en garderons ici que l’essentiel pour bien en dégager la structure :

1) Médée, ayant plongé le vieillard « par ses chants dans un profond sommeil qui lui donne l’apparence de la mort, elle l’étend sur un lit d’herbes » (Ovide, Métamorphoses, VII, 253-254. Trad. : G. Lafaye) ;

2) elle prépare alors « dans un bassin de bronze posé sur des charbons, un philtre puissant » – puis je passe sur la composition qui n’apporterait rien à notre démonstration ;

3) elle égorge ensuite le vieil homme, « laisse écouler son vieux sang et le remplace par les sucs qu’elle a préparés ; à peine Aeson les a-t-il absorbés par sa bouche ou par sa blessure que sa barbe et ses cheveux de blancs deviennent noirs ; sa maigreur disparaît ; la pâleur et la flétrissure de son visage s’évanouissent ; une substance nouvelle comble le creux de ses rides et ses membres reprennent toute leur vigueur ; Aeson s’étonne ; il se retrouve tel qu’il était quarante ans auparavant » (Ovide, Métamorphoses, VII, 286-294. Trad. : G. Lafaye).

L’opération du rajeunissement s’opère donc, chez Ovide comme chez l’auteur des Nostoi, par l’absorption du philtre, le chaudron n’étant pour l’occasion qu’un ustensile de la magicienne où celle-ci réalise ses décoctions.

[...]

Le chaudron, du rajeunissement à la régénération : Le fait que le chaudron se trouve associé à Médée n’est pas anodin. Même si nous venons de voir que son rôle est sans doute à minorer par rapport à celui que lui donne la tradition, il n’en demeure pas moins associé à la Colchienne. Primitivement, Médée par son nom même se trouve liée à cet ustensile caractéristique des mélanges. La racine *med serait à mettre en relation avec l’art de guérir et à rapprocher du verbe mèdesthai « imaginer, songer à », et par extension « préparer ». Elle se trouve ainsi apparentée à des fi gures mineures de l’Iliade à commencer par Agamède, « la blonde, experte à tous les poisons que nourrit la vaste terre » ( Homère, Iliade, XI, 740. Trad. : P. Mazon) ou encore plus nettement Hécamède. Cette dernière se trouve d’ailleurs préposée dans un bref passage à une préparation, mélange sur lequel l’aède nous apporte maints détails :


Devant eux, tout d’abord, elle pousse une table, aux pieds de smalt, belle et bien polie. Elle y dépose une corbeille en bronze, avec des oignons pour accompagner le breuvage, du miel jaune, de la sainte mouture de blé, enfi n une coupe splendide que le vieillard lui-même a apportée de chez lui. Elle est ornée de clous d’or. Elle a quatre anses et deux colombes d’or becquetant à côté de chacune et un support double en dessous. Tout autre aurait peine à la soulever de la table, alors qu’elle est pleine : le vieux Nestor, lui, la lève sans effort. La femme pareille aux déesses y fait son mélange au vin de Pramnos. Elle y râpe un fromage de chèvre au moyen d’une râpe en bronze ; puis elle y verse de la farine blanche ; et, quand elle a terminé le mélange, elle les invite à boire. ( Homère, Iliade, XI, 628-642. Trad. : P. Mazon).


Ce passage, souvent négligé par les spécialistes, a pourtant une grande importance. En effet, avec Hécamède, le mélange prend dans sa préparation une dimension toute particulière, presque religieuse. Point de chaudron ici mais une coupe qui remplit une fonction comparable. Point de cuisson. Et si au premier abord, cet objet n’a rien de surnaturel, sa destination à des hommes revenant du combat suffit à dévoiler son objectif, à savoir revivifier les corps. Le rôle du chaudron dans le rajeunissement d’Aeson, dont nous avons noté qu’il est relativement secondaire, répond à cette logique : « Dans la technique de la rénovation, comme dans l’élaboration du philtre, c’est en guérisseur, en médecin, que Médée opère » ( Halm-Tisserand, 1993, p. 27). L’épisode d’Aeson est d’ailleurs le seul où, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage de Mirko D. Grmek (1994), se déroule l’unique expérimentation sur le vivant et, en un sens l’ancêtre des transfusions. Lieu des mélanges les plus divers, ce n’est qu’à la fin de l’époque archaïque que le chaudron se voit rattaché à la sphère masculine et que les femmes n’ont plus « droit ni au chaudron, ni à la broche, ni au couteau » comme le note Marcel Detienne (1979, p. 189). L’annexion du chaudron par Médée se mue, aux yeux de l’homme de l’époque classique, en intrusion dans la sphère du masculin et par là en transgression.

[...]

Tous ces indices induisent indubitablement une « initiation » ( puisque c’est bien de cela qu’il faut parler !) qui a pris les traits soit de l’avalement par le dragon, soit du passage par le chaudron. Dans les deux cas, le motif est cependant identique : il s’agit bien pour l’initié d’une régression, d’un retour ad uterum 14 qui de ce fait est précédé d’une mort rituelle. Celui-ci est attesté dans nombreuses civilisations. Ce moment demeure dangereux car il doit permettre à l’initié d’atteindre un état primordial. Nos sources ont indirectement conservé le souvenir de ce moment à travers le motif de l’égorgement puis du démembrement. Quant à la cuisson, elle permettait de pousser plus loin encore l’expérience mystique en fondant les chairs et en permettant le retour aux seuls os. On notera dans cette régression la place tenue par le bouilli dont le rôle a été magistralement étudié par Marcel Detienne (1977).

Quant au chaudron, son rôle n’est donc pas sans importance. Car contrairement au monstre engloutisseur, il est intimement lié à la technè. Comme le précise Annie-France Laurens : « Pour l’homme, le chaudron est un produit de sa culture, grâce auquel il espère satisfaire le besoin de dépassement de ses limites, vers le haut » (1984, p. 234). Plus largement, « cette cuisson devrait le débarrasser des marques et des risques de la génération, la cuisson au chaudron fonctionnant comme un rite de passage qui viendrait effacer le trajet mortifère par le ventre de la femme » ( Laurens, 1984, p. 236). Cette mort est suivie d’une renaissance, « une résurrection comparable à la remontée des Enfers ou au rite symbolique du sacrifice du porcelet » (Moreau, 1992, p. 225). L’initié sort alors de son expérience différent et dans le cas présent régénéré, prêt à affronter les épreuves qui l’attendent car comme le note Mircea Eliade : « On sait que, pour les cultures archaïques et traditionnelles, le retour symbolique au Chaos équivaut à la préparation d’une nouvelle création » (1959, p. 199).

[...]

 Il existe dans le monde indo-européen de nombreuses références où le chaudron remplit le rôle de maître de vérité ; mais c’est en général une seule partie du corps ( la main) qui est plongée dans l’eau bouillante à la recherche d’un objet immergé. [...]


Au passage par le chaudron correspondraient donc chez Médée plusieurs types de cérémonies dont la finalité aurait été sensiblement différente si tant est que celles-ci puissent être raccrochées au mythe originel. Ainsi, dans le cas de Jason, nous aurions bien affaire au chaudron de réjuvénation dans le cadre d’une initiation et d’une épreuve par laquelle il entre en possession du talisman royal. Pour ce qui est d’Aeson, les sources nous indiquent clairement un rôle plus traditionnel du chaudron, lieu des mélanges les plus divers. C’est finalement la séquence de Pélias qui laisse la place la plus importante aux hypothèses. Cependant deux choses demeurent acquises : une lecture traditionnelle n’est plus permise et plusieurs indices convergents incitent à penser que nous sommes en présence d’un rituel de légitimation à la fonction royale. Seule des découvertes philologiques permettront peut-être un jour de préciser les choses.

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Katerina Kerestetzi, dans "Un mort pour son chaudron : Ou comment faire du dieu-objet du palo monte un être irremplaçable (Cuba)". (Techniques & culture, 2012, vol. 58, pp. 48-65) nous fait découvrir une autre culture liée au chaudron :


Résumé : La nganga, chaudron de fer qui condense la présence d’un mort, est l’objet focal de la pratique du culte afro-cubain du palo monte. Source unique de pouvoir et de savoir pour les adeptes (paleros), il n’est pas un aspect du culte qui ne requiert sa présence ou sa médiation (rites, opérations magiques, consultations). Élément structurant de la pratique religieuse, la nganga se présente aussi comme un objet-frontière : marque de fabrique des paleros, elle est le symbole du culte et de ses prêtres pour le reste de la société. Ces raisons font que le chaudron des paleros est irremplaçable en tant que catégorie d’objet. Mais chacune des ngangas est pour son possesseur un être singulier et irremplaçable. L’objectif de cet article est de mettre en lumière les processus suivant lesquels un adepte ne peut imaginer sa vie sans son chaudron. La thèse défendue ici est que l’irremplaçabilité de la nganga tient à sa capacité d’indexer un certain type de relations. Plus spécifiquement, il sera question de monter comment à travers certains processus rituels, la nganga devient l’objectification d’un ensemble de relations constitutives de l’identité rituelle de son possesseur (comme par exemple la relation initiatique). Ensuite, en focalisant sur la vie quotidienne, nous verrons que la nganga finit par restructurer les arrangements domestiques et par modifier le rapport de l’adepte à soi. Il sera donc question de montrer que remplacer ou détruire sa nganga signifierait pour le palero une remise en question radicale de son existence.

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Symbolisme celte :


 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, auteurs du Dictionnaire des symboles (1ère édition, 1969 ; édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982) approfondissent le symbolisme celte du chaudron :


La littérature celtique décrit trois types de chaudrons ; l'un est le chaudron du Dagda, le dieu-druide. C'est un chaudron d'abondance que personne ne quitte sans être rassasié. L'autre est le chaudron de résurrection dans lequel, selon le récit gallois du Mabinogi de Branwen, on jette les morts afin qu'ils ressuscitent le lendemain. Un troisième type de chaudron est sacrificiel. Le roi déchu s'y noie dans le vin ou la bière, en même temps qu'on incendie son palais, lors de la dernière fête de Samain de son règne. On a affaire à trois variantes du même talisman divin, ancêtre et prototype du Saint-Graal. En Gaule les témoignages tardifs des Scholies Bernoises (IXe siècle), recopiant presque certainement des sources antérieures perdues, mentionnent un semicupium dans lequel on noyait rituellement un homme, en hommage à Teutatès.

Précisons que le chaudron d'abondance de Dagda, le Dieu Efficace-Seigneur de la science, contient non seulement la nourriture matérielle de tous les hommes de la terre, mais toutes les connaissances de tout ordre. On peut ajouter également que Kerridwen, la déesse des poètes, des forgerons et des médecins, possédait aussi son chaudron, qui était un centre d'inspiration et de pouvoirs magiques.

La majorité des chaudrons mythiques et magiques des traditions celtiques (leur rôle est analogue dans les autres mythologies indo-européennes) ont été trouvés au fon de l'Océan et des lacs. Le chaudron miraculeux de la tradition irlandaise, Murios, tire son nom de muir, la mer. La force magique réside dans l'eau ; les chaudrons, les marmites, les calices sont des récipients de cette force magique, souvent symbolisée par une liqueur divine, ambroisie ou eau vive ; ils confèrent l'immortalité ou la jeunesse éternelle, transforment celui qui les possède (ou qui s'y plonge) en héros ou en dieu.

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Selon Claude Sterckx, auteur de "Perceval le Gallois, Brân le Méhaigné et le symbolisme du Graal". (In : Revue belge de philologie et d'histoire, tome 62, fasc. 3, 1984. Langues et littératures modernes — Moderne taal- en letterkunde. pp. 463-473) :


L'Autre-Monde celtique est donc celui de la Virtualité, naturellement hors du temps, et il est naturel que cette fête soit présidée par la tête de Bran si Ton veut bien reconnaître que celle-ci symbolise la vie cosmique elle-même, la virtualité de toutes les existences.

Contenant virtuellement en soi tout ce qui existe, la tête de Bran assure naturellement dans le mythe l'abondance inépuisable de tous les biens et de toutes les nourritures. Elle rejoint ainsi l'autre attribut du Daghdha irlandais : le chaudron magique qui assure le ravitaillement inépuisable des convives de l'Autre Monde dans la mythologie irlandaise (Stokes, 1891 : 58 ; Hull, 1929 ; Mac Alister, 1938-1956: IV, 105).

L'assimilation de la tête et du récipient alimentaire ne fait guère de doute. Déjà leur équivalence sémantique est bien connue et en témoigne (Sterckx, 1981 : 99), et par ailleurs encore le concept de la tête comme réservoir de la vie transmissible s'accorde exactement avec le pouvoir de revitalisation ou de résurrection que la mythologie celtique attribue au chaudron divin : on le retrouve dans les traditions galloises, entre autres précisément dans Le Mabinogi de Bran (Thomson, 1961 : 5- 7, 14), comme dans les traditions irlandaises (Mac Cana, 1958 : 50-64) et sans doute même dans la mythologie des Celtes de l'Antiquité puisque l'interprétation la plus vraisemblable de la fameuse scène représentée sur le chaudron de Gundestrup est celle qui y voit ce même chaudron de résurrection ou de revitalisation (cf. Gricourt, 1954) ou encore ce chaudron conçu comme le réservoir de vie cosmique où retourne et d'où sort toute vie.

L'attribution du chaudron au Daghdha ou à son homologue gaulois Sucellus (Sterckx, 1975 : 578-580) s'accorde parfaitement avec ce qui a été dégagé plus haut. Le dieu varunien castré est le réservoir de vie cosmique et à ce titre doit être identifié à la tête coupée et au chaudron, tandis que son frère est le gardien et Γ« utilisateur» de ce réservoir, en ce sens qu'il patronne et assure les passages des étincelles vitales entre ce réservoir inépuisablement rempli par le cycle éternel des morts et l'univers perpétuellement revitalisé par lui.

[...]

Plus qu'une conquête de la souveraineté, la quête de Perceval serait une sorte de retour au Principe, valant initiation ainsi qu'il est constant dans la plupart des traditions archaïques ou primitives. Ce type de rite a été bien analysé, notamment par M. Mircea Eliade qui le définit comme «la révélation, sous une forme dramatique, de l'acte même par lequel l'esprit transcende un Cosmos conditionné, polaire et fragmentaire, pour retrouver l'unité fondamentale de la Création» (1966 : 258). En particulier, cet auteur relève le lien général entre ces rites et la révélation de la sexualité qui confère aux hommes leur statut humain (Eliade, 1959 : 27) : nous y retrouvons le symbolisme sexuel que nous prétendons attaché à la Tête Coupée et au Chaudron Magique, d'autant plus clairement que nous avons souligné, dans une autre étude (Sterckx, 1981), les liens fréquents entre les rites d'initiation et la décapitation des ennemis.

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Antonio Aguilera Martín, professeur d’histoire ancienne, université de Barcelone, dans un article intitulé "Enquête sur le chaudron celte de Gundestrup" (Histoire & Civilisations, publié le 31/05/2021, mis à jour le 06/09/2021) s'interroge sur l'origine du célebrissime chaudron dit de Gundestrup :


En 1891 est découvert l’un des chefs-d’œuvre de l’art celte : le chaudron de Gundestrup. Un objet exceptionnel, qui permet de combler certaines zones d’ombre dans notre approche de cette civilisation encore mal connue.

Le dieu Cernunnos (détail du chaudron de Gundestrup, Ier siècle av. J.-C.) • WIKIMEDIA COMMONS


Le 28 mai 1891, dans le nord du Danemark, non loin de la localité de Gundestrup, un jeune Danois de 22 ans baptisé Jens Sørensen exploitait la tourbière de Rævemosen, lorsque sa pelle heurta un objet dur et métallique : une pièce ronde de 69 cm de diamètre. Les pelletées qui suivirent mirent au jour 13 autres grandes plaques : une, circulaire, de 25 cm de diamètre, sept presque carrées de 21 sur 25 cm, et quatre rectangulaires de 21 sur 44 cm, pour un total de 9 kilos. Ces pièces, toutes en argent, présentaient surtout un exceptionnel décor d’animaux fantastiques, de mystérieux bustes humains et d’étranges scènes tirées de mythes ou d’histoires sacrées. Il s’agissait incontestablement de l’une des découvertes les plus importantes concernant l’âge du fer.


Un assemblage de plaques d’argent : Ces 14 fragments arrivèrent le 2 juin 1891 à Copenhague, où Sophus Müller, conservateur au musée Oldnordisk (l’actuel Musée national du Danemark), entreprit sans tarder d’étudier et d’assembler ces éléments, dont une analyse chimique révéla qu’ils se composaient de 97 % d’argent et de 3 % d’or. Müller en conclut que les plaques avaient jadis été soudées autour d’une base pour former une seule et grande cuve : la plaque ronde en occupait le fond, les sept plaques carrées (initialement au nombre de huit) en constituaient la paroi extérieure, et les cinq plaques rectangulaires (fixées au verso des plaques carrées au moyen d’un pourtour tubulaire, dont on a conservé trois petits fragments) en recouvraient l’intérieur.

On venait de découvrir l’un des exemplaires de chaudrons en métal typiques des sociétés celtes du continent et des îles Britanniques, entre la fin de l’âge du bronze et le début du Moyen Âge. Destinés à cuisiner, stocker ou servir des aliments, ou encore à remplir certaines fonctions dans le cadre de cérémonies ou de rituels, ces chaudrons représentaient un symbole d’abondance. Sans doute réservés aux membres les plus privilégiés de la société, ils témoignaient d’un certain statut social, et leur utilisation se limitait probablement aux grandes occasions.


Un chaudron à la sauce thrace : Sophus Müller fit remarquer que le chaudron découvert à Gundestrup avait été utilisé avant d’être déposé dans la tourbière. Il présentait en effet de claires traces d’usure et quelques dommages, comme l’absence des cornes du taureau sur la plaque servant de fond. L’aspect du chaudron laissait par ailleurs supposer qu’il avait été démonté de force, avant d’être abandonné dans le marais. Depuis les travaux de Sophus Müller, plusieurs études ont tenté de déterminer le style, la date de fabrication et l’origine de cette pièce, car on pense aujourd’hui qu’elle n’a pas été forgée au Danemark.

Deux hypothèses divergentes le présentent soit comme l’œuvre de Celtes de Gaule, soit comme une fabrication thrace. Or, chaque hypothèse est étayée par des preuves, puisque le chaudron présente des caractéristiques techniques et stylistiques à la fois celtes et thraces. Une telle ambivalence pourrait s’expliquer de la façon suivante : le chaudron aurait été fabriqué en Thrace, puisque le relief des silhouettes repose sur une technique typique des orfèvres de cette région, mais à une époque où Thraces et Celtes étaient des peuples voisins, ce qui justifierait la présence d’éléments celtes, comme les casques ou les trompettes de guerre (carnyx). Située entre 150 av. J.-C. et le début de notre ère, la fabrication du chaudron laisse supposer qu’il fut l’œuvre d’artisans de la tribu thrace des Triballes, mais qu’il était destiné à leurs voisins, le peuple celte des Scordisques.


Une présence au Danemark inexpliquée : Cependant, comment le chaudron est-il arrivé jusqu’au Danemark ? D’aucuns considèrent qu’il y fut acheminé par les Cimbres, un peuple germanique qui habitait la région du Danemark et du nord de l’Allemagne. Les sources romaines indiquent en effet qu’une abondante émigration de Cimbres et d’autres peuples germaniques dévasta une grande partie de l’Europe entre 120 et 100 av. J.-C. Il semblerait par ailleurs que les Cimbres et les Scordisques aient conclu en 114 av. J.-C. une alliance autorisant les premiers à vivre pendant cinq ans sur le territoire des seconds. Si les conditions précises dans lesquelles le chaudron est arrivé entre les mains des Cimbres demeurent inconnues, il est possible que ces derniers l’aient emporté avec eux au moment de regagner leur région d’origine, où le chaudron fut déposé dans la tourbière en guise d’offrande.

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Symbolisme du Tarot :


 Kristoffer Hugues, dans Les secrets du tarot celtique (Llewellyn Publications, 2017 ; Éditions De Vinci, 2021) présente ainsi les Coupes, qui sont analogues au chaudron :


La Suite des Coupes : La Maison de Llyr

Élément : Eau.

Saison : Automne.

Fonction : Émotions - Interaction - Connexion.

Types de personnalité : Artistique - Émotive - Expressive.


Affirmation : Je suis consumé par le sentiment intense que je sais ce qui doit être exprimé, mais je ne dispose pas encore des outils permettant de donner pleinement forme à mon inspiration. Mon Awen s'élève sous la forme d'une vague d'émotion, et demeure non manifesté mais délicieusement tangible.


La Suite des Coupes et la Maison de Llyr représentent les pouvoirs du royaume de l'Eau. Réglée par le dieu Llyr et sa famille, la suite a trait à l'humidité, à ce qui est mouillé, moite et juteux. Elle concerne les sentiments profonds et incarne les mystères véritables de l'univers. L'être humain est issu de l'environnement liquide de l'utérus, constitué en majorité d'eau et, à sa mort, serait même voué à descendre sous les eaux de LA Mer de l'Ouest. Le mot soul (« âme »), du germanique satiwalo, qui signifie « de la mer », fait référence à ce mystère.

La Suite des coupes possède une profondeur que l'on peut ressentir mais difficilement exprimer. Elle est associée au siège des émotions, à la fois exquises et mortelles, dont sont issus l'amour humain et son expression, ainsi que la jalousie, l'amertume et la possessivité. Or le siège des émotions a suscité plus d'une guerre. Si le Feu est le désir de créer à partir de l'étincelle de l'univers, l'Eau est l'élément qui le tempère et lui donne l'opportunité de s'aimer lui-même.

Contemplez ce mystère - il n'y a qu'un océan ; nous pouvons lui donner plusieurs noms, le compartimenter, mais il n'y en a qu'un. Les rivières l'alimentent, toutes perdent leur forme et leur nom en plongeant dans son unité, mais perdent-elles leur essence ? Non. La mer se souvient.

 




Littérature et arts visuels :


Pierre Bras, dans un article intitulé « Portrait en pied du féminisme. Pilar Albarracín en toréador », (Vacarme, vol. 85, no. 4, 2018, pp. 55-62) explore un des avatars modernes du chaudron, à savoir la cocotte-minute :


L’un des intérêts du texte d’Ernaux, pour ce qui nous occupe, réside dans le fait que cette question de la fausse libération des femmes n’est pas placée dans le contexte du monde du travail – ce qui insisterait sur ce qui est bien connu, à savoir la double journée qui incombe aux femmes – mais est introduite dans le contexte de la connaissance : l’étude de La Bruyère ou Verlaine. La cocotte, chez Ernaux, renoue avec le chaudron d’abondance, chaudron magique qui contient des nourritures et toutes les connaissances ; le posséder, c’est posséder le pouvoir et le savoir8. Il suffit d’avoir lu Astérix pour en être familier.

Albarracín déclasse elle aussi le symbole du chaudron de la connaissance en lui donnant la forme d’un appareil qui appartient au domaine du féminin. Elle renverse, comme lors du carnaval, le pouvoir en le faisant passer du haut vers le bas, des hommes vers les femmes : la cocotte-minute est au chaudron magique ce que la quenouille est au sceptre. Mais par sa métamorphose en cocotte-minute, ce symbole du pouvoir qu’est le chaudron apparente aussi la Torera aux sorcières et à l’imaginaire qui les accompagne. On trouve, dans la série américaine des années 1960, Ma Sorcière bien aimée, une version contemporaine du mythe de la sorcière, placé désormais dans une famille moderne dotée d’appareils électroménager : par le rire, on y parle de façon cryptée des juifs, de sexe, on y fait la critique de la vie de femme au foyer, on se gausse de l’inégalité des sexes qui prévaut encore aux États-Unis. Mais il s’agit ici de la représentation de la classe moyenne. Ce n’est pas le cas chez Pilar qui dote son personnage d’habits brodés et d’une épée. En fait, si la cocotte-minute oriente du côté de la question du pouvoir les interrogations de celui qui regarde la Torera, elle ne le fait pas par elle-même, mais par le dispositif dans lequel l’inscrit Albarracín, dispositif qui est seul capable de créer un lien inédit, à la fois comique et signifiant, entre cet appareil électroménager et le spectateur.

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