Étymologie :
Étymol. et Hist. 1676 anat. l'entrée du vagin (N. de Blegny, L'Art de guérir les Hernies..., Paris chez l'aut., 1re part., p. 98). Tiré du lat. class. vagina « gaine, fourreau où était enfermée l'épée » plus gén. « gaine, étui » d'où la 1re attest. du mot sous la forme vagina 1674, N. de Blegny, Observations curieuses et nouv. sur l'Art de guérir la maladie vénérienne, Paris, Section I, chap. 2, p. 40: la membrane qui forme le Vagina.
Lire également la définition du nom vagin afin d'amorcer la réflexion symbolique.
Anatomie :
Alain Froment, dans un ouvrage intitulé Anatomie impertinente, Le corps humain et l'évolution (© Éditions Odile Jacob, 2013) revisite l'anatomie humaine :
La longueur du clitoris est plus grande que ce que l'on voit de l'extérieur ; une partie est cachée mais stimulée pendant le coït, de sorte que tout orgasme vaginal a une part clitoridienne.
[...]
VAGIN : Le vagin (de vagina, « étui, fourreau de l'épée ») est un conduit tubulaire de 8 à 10 centimètres, légèrement plissé pendant la vie génitale mais lisse avant la puberté et après la ménopause, qui s'étire lors des rapports pour atteindre 10 à 15 centimètres. Le canal vaginal est orienté vers l'avant chez les fœtus de mammifères, puis bascule vers l'arrière, sauf dans l'espèce humaine qui est, de ce point de vue, néoténique. Le rapport sexuel devient alors possible aussi bien par l'avant que par l'arrière, spécificité humaine que seule la femelle bonobo partage.
Morsure : Il y a beaucoup de mystère autour de cette cavité à l'humidité gênante selon les termes de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, et où le gynécologue se fait spéléologue. La fente vaginale reste secrète et n'est pas figurée dans la sculpture classique, non plus que sur la femme dessinée sur la plaque déjà évoquée embarquée sur Pioneer 10, où la peur que la reproduction de cette image dans la presse ne choque les puritains a prévalu. Pour enfin pouvoir dire et répéter le mot tabou, Eve Ensler a connu une gloire internationale avec ses Monologues du vagin. La riposte n'a pas tardé avec Les Monologues du pénis de Michel Pruneau, Les Dialogues du pénis de Paul Avignon, et Le Polylogue du pénis d'Adam Baradet. Le vagin denté est un thème présent dans de nombreuses cultures, des Maoris aux Mura de l'Inde. Ce mythe, classique en psychanalyse, est lié à la peur de la castration ou à l'angoisse de la pénétration : l'intromission est triomphante mais la débandaison peu glorieuse. Verlaine parle du « sexe mangeur » (Odes en son honneur), Sartre d'une « bouche vorace qui avale le pénis » dans L'Être et le Néant (1948), et Claude Simon, dans La Route des Flandres, de sexe carnivore. Il existe en médecine une situation classique quoique rare, celle du penis captivus : la verge est emprisonnée par un spasme du sphincter vaginal et ne peut ni se dégager ni se dégonfler, le supplice pouvant durer des heures. La louve (lupa) est en latin la prostituée dévoreuse, expliquant l'origine du mot « lupanar ». Des jeunes filles de 9 à 16 ans qui cherchaient le meilleur mot symbolisant les organes génitaux externes féminins ont, selon la journaliste féministe Gloria Steinem, choisi le terme de power bundle, le siège de leur pouvoir.
Sécrétions : Le vagin est, comme la bouche, ouvert sur l'extérieur, mais en beaucoup plus propre ! Il héberge en effet une flore spécifique, le bacille de Doderlein, qui acidifie le milieu pour empêcher des pathogènes de s'y installer, car toute cavité chaude et humide se comporte comme un incubateur. Un tel obstacle a fait apparaître chez le mâle, dans les glandes de Cowper, la sécrétion la plus alcaline de toutes celles qu'élabore le corps humain afin de protéger les spermatozoïdes de l'acidité de l'utérus. Le vagin a un important potentiel de sécrétions ; les glandes de Bartholin, homologues féminins des glandes de Cowper dont l'orifice s'ouvre dans le sillon situé entre l'hymen et les petites lèvres, produisent la cyprine, qui a un rôle lubrificateur. Les glandes de Skene, situées de part et d'autre du méat urinaire, ressemblent au tissu prostatique et participent à la discrète éjaculation qui accompagne l'orgasme féminin, et dont la composition est proche de celle du liquide spermatique. Une émission beaucoup plus abondante peut jaillir chez les « femmes fontaines » ; l'origine de ce liquide inodore et peu coloré a longtemps été énigmatique, car son volume allant jusqu'à plusieurs décilitres dépasse de loin la capacité des glandes de Skene et de Bartholin. On pense à présent que c'est une sorte d'urine de composition beaucoup plus aqueuse, rapidement filtrée par le rein sous l'effet du stimulus sexuel. En Afrique, il existe des plantes destinées à supprimer les sécrétions vaginales considérées comme malpropres. Cette pratique de dry sex donne à l'homme des sensations plus agréables, mais favorise la transmission du virus du sida. Le tiers inférieur du vagin, plus musculeux, enserre fortement le pénis ; ces muscles se relâchent avec les maternités, mais la chirurgie propose à présent une sorte de lifting.
Orgasme : L'orgasme, ensemble de trois à quinze contractions de huit dixièmes de seconde chacune, peut être atteint très vite, ou pas du tout. À l'éléctroencéphalogramme, on dirait une mini crise d'épilepsie. Une étude faite sur 20 000 femmes a donné une moyenne d'échauffement de 20 minutes, temps souvent plus court chez l'homme, ce qui ne manque pas d'être une source de frustration au sein du couple. D'après une enquête menée en Grande-Bretagne en 2003, seule une femme sur quatre atteint l'orgasme à chaque rapport. Le point G (G pour Ernst Grafenberg, le gynécologue allemand qui l'a décrit, et non parce qu'il est au centre de gravité du corps de la femme), est une zone située à la face antérieure du vagin à 5 à 8 centimètres de l'orifice; c'est en fait un équivalent du tissu érectile du pénis, qui enserre l'urètre et est capable de turgescence. Une étude conduite39 en 2010 et portant sur 1 800 Anglaises de tous âges, vraies ou fausses jumelles, a contesté la réalité du point G au motif que 56 % des femmes, surtout les plus jeunes, affirment connaître leur point G, mais que l'on n'observe pas de corrélation entre jumelles. De nombreux autres travaux ne vont pas dans le même sens, soulignant le côté subjectif de ce point G. Le point A, nouveau venu situé dans le cul-de-sac antérieur du vagin nommé fornix (<< endroit voûté», par extension cellule où reçoivent les prostituées, et donc fornication), a été découvert dans les années 1990 par une équipe médicale de Kuala Lumpur. Sa stimulation déclenche la lubrification du vagin et provoque des orgasmes puissants.
Florilège : Le mot « con » a longtemps été un mot savant et nullement grossier (du grec konnos = toupet de poils, qui donne le latin cunnus, « sexe de la femme » ; cuniculus, ou connil, désigne le lapin en vieux français). Passant de l'anatomie au trait moral, c'est tardivement qu'il devient une insulte, qu'on arrive de surcroît à féminiser en conne ! À part cela, les mots familiers sont évidemment nombreux ; vient en premier la chatte (qui devient « teuche » en verlan) avec de nombreux dérivés félins : chagatte, minou, minette, matou, greffier, ou angora. Notons que selon de distingués philologistes l'anglais pussy pourrait ne pas venir de pussycat mais du vieil anglais pusa « bourse ». On peut aussi citer le barbu, la babasse, la fente, le bégonia, le bénitier, la moule, le bossu, la crèche, la fendasse, le goulu, la cocotte ou coucoune (créole), la prune, l'abricot, l'amande, la figue, la fraise, le nénuphar, la pâquerette, la marguerite, le pot à miel, le réchaud, le gobe-mouche, la laitue, la foune (foufoune, founette, fouffe), la choune ou chounette, l'atelier, le judas, l'aumônière, la bonbonnière, le bijou, la bague ou bagouze, le berlingot, la case-trésor, la tirelire, le turlu, la cramouille, la crapette, la craquette, le frifri, la motte, la touffe, le ou la schneck, la barbichette, la salle des fêtes, et même les très élégants tiroir à saucisses, garage à bites ou forge à cocus. Mais il est autant personnalisé que le sexe masculin, et certaines femmes lui donnent un prénom ou un nom propre.
Défloration : L'hymen (« membrane » en grec), obturant partiellement l'entrée ou introït du vagin, à 2 centimètres de profondeur, est assimilé à une fleur, comme l'indique le mot « défloration ». Mais quelle peut être l'utilité évolutive d'une membrane qui obture le vagin et rend douloureux les premiers rapports sexuels ? On a imaginé un effet retardateur rendant ceux-ci moins anodins, et donc plus importants socialement dans l'édification du couple, mais cette anatomie n'a rien de spécifique aux humains car de nombreux mammifères la partagent : lamas, cobayes, taupes, baleines dentées, chimpanzés, éléphants et rats. Beaucoup de sociétés attachent en tout cas une importance considérable à la virginité. Pourtant, l'hymen peut être déchiré par les activités sportives, les tampons hygiéniques et autres. D'autre part, on estime que la moitié des vierges déflorées ne saignent pas, et on appelle « hymen complaisant » la membrane qui supporte la pénétration sans se déchirer ; à l'inverse, il peut être scléreux et empêcher toute intromission. Ses variations anatomiques sont nombreuses, mais l'absence totale de l'hymen est trop rare (seulement 0,03 % des femmes) pour pouvoir servir de prétexte à une virginité intacte. Il existe en ce domaine nombre de stratagèmes, comme le remarquait Henri de Mondeville, médecin de Philippe le Bel (« Des filles non mariées et par malheur déflorées» s'enfilaient une vessie natatoire de poisson pleine de sang « dans la vulve afin de paraître tout à fait vierges »), ou simplement avec une petite éponge imprégnée de sang de pigeon. Dans le monde musulman, il y a un regain d'exigence de certificats de virginité émanant de la belle-famille. En Algérie par exemple, des professionnels de santé plus ou moins qualifiés pratiquent une hyménoplastie rudimentaire consistant à recoudre au catgut les lambeaux d'hymen, qu'on appelle les caroncules myrtiformes, au risque d'infections, d'hémorragies, et de découverte de la supercherie. Le plus simple est d'acheter un faux certificat, ou d'user de ruse (se faire une petite coupure, ou faire coïncider le premier rapport avec la date des règles). Les Japonais ont retrouvé en 1993 la recette de Mondeville, en commercialisant pour 10 euros une petite poche remplie de faux sang nommé artificial virginity hymen qu'on introduit une vingtaine de minutes avant le rapport sexuel. Cet artifice, qui connaît un grand succès en Asie, a suscité une violente polémique dans les pays musulmans et a été condamné par une fatwa en Égypte pour promotion de l'immoralité. Les jeunes musulmanes de nos banlieues ont parfois recours à une autre solution : conserver leur hymen et choisir en attendant une voie de pénétration plus postérieure. La légende veut que l'hymen ait été mobilisé dans le débat sur la transmission des caractères acquis : Lyssenko' se serait trouvé incapable d'expliquer pourquoi l'hymen n'avait pas fini par disparaître alors que les femmes le perdent en général avant leur première grossesse.
Missionnaire : « Copuler » veut dire « cheviller » (en anglais screw, « visser »). En français du Cameroun, on parle d'écrasage ou de pistachage qui évoque l'action d'écraser des condiments sur la pierre pour faire la sauce. Les positions du coït, assez vilain mot qui vient de co-ire « aller ensemble », sont à l'image de la fantaisie humaine, mais c'est celle du missionnaire, de face et considérée comme moins bestiale, qui a l'agrément de l'Église. Elle a aussi l'avantage d'être confortable et stimulante puisque le pubis de l'homme frotte le clitoris, ce qui finalement explique son succès. À la différence des autres mammifères, primates compris, la femme présente une disponibilité sexuelle et une fécondabilité permanentes, et non une saison spéciale d'ovulation, appelée œstrus, qui nécessite l'émission d'un signal vers le mâle. La ménopause est aussi spécifiquement humaine, à l'exception de rares espèces qui s'occupent des soins aux petits, comme les baleines. On en a dérivé une théorie de la grand-mère basée sur l'utilité sociale d'une femme débarrassée des soucis reproducteurs et susceptible de se consacrer à l'éducation des nouvelles générations. De même, l'acte d'accoucher ne se fait pas dans la solitude comme chez la plupart des autres mammifères ; tout se passe comme s'il y avait eu une coévolution entre le mécanisme anatomique et la sociabilité, si bien que les difficultés imposées par la transformation évolutive du bassin du fait de la bipédie sont compensées par l'assistance des matrones. Au passage, remarquons que la position couchée sur le dos adoptée en Occident n'est nullement la meilleure : commode pour l'accoucheur, elle est inconfortable pour la parturiente, et a été imposée aux femmes par la caste médicale. Ailleurs, on accouche volontiers en position assise.
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Symbolisme :
Le site La Vague de Vie propose un fascicule intitulé "Le symbolisme des organes du corps humain" (malheureusement non sourcé) dans lequel on peut lire la notice suivante :
VAGIN : Le conduit qui mène de l’utérus à la vulve de la femme symbolise le canal de rencontre des principes féminins et masculins, illustrant la fusion des polarités compatibles et complémentaires. Les affections du vagin trahissent une oppression de sa féminité ; un rejet de sa féminité ; une peur de la pénétration ou de la domination viril.
Selon Barbara Neyman, « Connaissez-vous ces symboles féministes ? », (Elle, 4 mars 2021) :
Dans certaines sociétés traditionnelles, le triangle représente le sexe de la femme, mais il semblerait que sa première apparition publique dans la lutte féministe, date de mai 1972 à Paris. C’est à la fin d’une convention organisée sur les crimes contre les femmes à la Mutualité, que la féministe italienne Giovanna Pala réalise ce geste sur scène. Elle forme un triangle avec ses mains, au-dessus de sa tête, pour faire écho à celui photographié en couverture du numéro 3 du journal féministe « Le torchon brûle ». On retrouve également ce triangle inversé dans la foule lors du procès de Bobigny en novembre 1972 où des femmes sont venues soutenir Marie-Claire, 16 ans, jugée pour avoir avorté à la suite d’un viol. Par ce triangle, au-dessus de leur tête, elles soutiennent la jeune femme qui sera acquittée. Une première. On le reverra régulièrement dans les rassemblements appelant à légaliser l’IVG.
Plus récemment, Emmanuelle Laborit, interrogée par ARTE pour l’émission 28 minutes à qui on demandait alors comment dire féminisme en langage des signes, réalise ce triangle avec les mains.
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Mythologie :
François Delpech, auteur d'un article intitulé "Le vagin denté : variantes ibériques". (In : Des Monstres... Actes du Colloque de Mai 1993 à Fontenay aux Roses) rappelle les différents schèmes du mythe du vagin denté :
Le cycle mythique du « Vagin Denté » et les croyances qui y correspondent sont en effet caractéristiques de cultures multiples mais fort « exotiques » et semblent impliquer, malgré l'universalité du fantasme gynophobique de castration sur lequel ils reposent, des systèmes de représentations très « primitifs », qui ne sont clairement attestés que dans des sociétés de type tribal (en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique, en Sibérie et dans le centre de l'Inde). L'image monstrueuse du Vagin Denté, qui est en quelque sorte «la mère de tous les monstres», est la projection mythique de l’une des plus profondes obsessions infantiles : elle suppose, du point de vue féminin, une fixation de la confusion primitive entre oralité et génitalité, entre manducation et activité sexuelle, et cristallise l'angoisse masculine de l'éviration. La plupart des récits qui la mobilisent sont à la fois des légendes d'origine du mariage et des mythes de fondation de la culture et de l'ordre social.
Ils racontent le plus souvent comment un « héros civilisateur » parvient à mettre fin à un état de chaos primitif caractérisé par l'incompatibilité radicale des hommes et des femmes : la désagréable particularité physiologique de ces dernières (la présence de dents dans leurs vagins), le fait qu'elles se nourrissent avec leur sexe et non avec leur bouche, et leur mauvaise habitude de « consommer » les membres virils des amants qui les approchent, rendent impossible, et le plus souvent fatal, le commerce sexuel. Après un certain nombre d'expériences malheureuses, dont le plus souvent ses frères ont fait les frais, le héros, qui a observé l'origine et la nature du dysfonctionnement, prend l'initiative de briser, avec un instrument quelconque (pierre, bâton, ... etc.) ou avec un étui pénien particulièrement résistant, les dents vaginales de la partenaire avec laquelle il s'accouple. Son exemple est aussitôt imité et tout le monde, hommes et femmes, finit par y trouver son compte.
Dans les récits de ce type se combinent l'élimination du Mal, la mise en place de l'échange matrimonial - fondement de la vie sociale - et un scénario initiatique : comme dans les contes merveilleux occidentaux (5), le héros doit subir, en personne ou par procuration, un stage périlleux au cours duquel il est menacé (et parfois plus que menacé) de mutilation et soumis à une mise à mort symbolique (1). La femme au vagin denté est l'équivalent de la magicienne ou de l'ogresse (la « Baba-yaga » dans les contes russes) que le héros doit affronter et par qui il meurt et renaît (2). Le cycle mythique du Vagin Denté est parfois plus ou moins directement associé au thème du déflorateur rituel (les dangers inhérents aux premiers contacts sexuels sont assumés par des « spécialistes » qui « préparent le terrain » au futur et légitime conjoint) et occasionnellement aux pratiques rituelles d'excision (le clitoris, véritable pénis féminin, étant alors conçu comme la dernière « dent » restée dans le vagin des femmes après l'opération extractrice réalisée par le héros et ses émules).
Il est vrai que ce complexe de mythes et de croyances est, du moins sous ses formes primitives, étranger aux cultures occidentales, même si plusieurs légendes et contes folkloriques semblent porter la trace de représentations plus ou moins analogues. Si l'on y regarde de plus près cependant, l'ethnotexte léonais recueilli par J. Camarena n'est pas totalement isolé : il relève en fait d'un type de conte qui, s'il ne figure pas en tant que tel dans les nomenclatures folkloriques, est bien connu des amateurs de littérature et de tradition orales érotiques. De ce conte-type il existe des versions écrites, « littéraires », relativement anciennes et un certain nombre de versions folkloriques européennes, dont il est facile de montrer qu'elles sont une adaptation « rationnalisée » des écrits orientaux les plus « primitifs ». Il s'agit du conte dit de « la tête du brochet », qui représente la forme complète du récit dont le texte léonais n'est qu'une version simplifiée ou mutilée. Ce texte ne précise pas en effet l'origine de la bizarre superstition qu'avance le jeune garçon pour justifier son refus de se marier. Il est évident qu'une partie du récit a été omise, et qu'il manque ici l'épisode qui explique le pourquoi de cette croyance.
Tout s'éclaire lorsque l'on examine les versions du conte de la « tête du brochet » qui nous sont parvenues. Elles évoquent en effet, pour commencer, la cour assidue et importune que fait un jeune paysan passablement balourd à la servante de sa femme ou à la fille de la voisine. Pour lui donner une leçon et le décourager celle-ci feint d'accéder à ses désirs, se laisse étreindre et, au moment où le garçon va la pénétrer, place furtivement entre ses cuisses une tête de brochet. Elle s'arrange alors, en serrant les jambes, pour que les mâchoires du poisson, pourvues de dents aiguës, se referment sur le membre de son trop fougueux amoureux à l'instant où celui-ci donne l'assaut décisif. Cruellement blessé, le garçon, qui ne s'est pas rendu compte du stratagème, bat aussitôt en retraite et jure qu'on ne l'y reprendra plus. Plus tard, lorsque, contraint par sa famille, le héros de cette douloureuse aventure est amené à se marier, ce qu'il fait à contre-cœur, il se garde bien de toucher à sa femme. Lorsque celle-ci, insatisfaite, lui demande la raison de sa froideur, il explique que, les femmes ayant des dents dans le vagin, il a peur d'être mordu.
A partir de ce point, le développement du conte varie selon les versions. la fille fait Dans plusieurs d'entre elles, comme dans le récit espagnol, la fille fait à son mari une démonstration destinée à le désabuser : elle lui montre son sexe afin qu'il observe qu'il n'y a point là de dents. Mais le garçon, décidément traumatisé, n'y trouve que la confirmation de sa croyance infantile : il remarque en effet quelque chose qui lui rappelle sa première et fâcheuse expérience. C'est généralement le clitoris, qu'il prend pour une petite langue qui lui rappelle celle du brochet, renforce sa conviction que ce qu'il voit est bien une bouche et lui fait augurer que les dents ne sont pas loin...
D'autres versions, plus optimistes, le font revenir sur son erreur initiale, qu'un examen plus approfondi finit par dissiper, et se concluent par une heureuse copulation.
D'autres encore prolongent le récit en faisant intervenir la mère du garçon, ou sa belle-mère, qui paient de leur personne pour le détromper (avec la même alternance d'échec et de succès que ci-devant : dans une version picarde c'est sa mère qui lui montre son sexe, sans réussir pour autant à ébranler sa conviction fétichiste puisqu'il en déduit, a contrario, la confirmation, en expliquant l'absence de dents par l'âge avancé de l'intéressée...).
Plusieurs versions introduisent enfin un épisode mouvementé où le garçon consent, au cours d'un voyage en traîneau, à pénétrer son épouse à condition de lui attacher préalablement les jambes avec les rênes du cheval (afin que le sexe mordeur ne puisse le poursuivre). L'opération est donc effectuée, mais les cris auxquels elle donne lieu font que le cheval s'emballe : le héros est éjecté et la fille arrive en extravagant équipage chez sa mère. Ce n'est qu'après confirmation du fait que son épouse, enfin déflorée, a fini de saigner (il), ou après que sa belle-mère lui ait fait en personne une démonstration pratique de l'innocuité du sexe féminin, que le garçon consent à mener une vie conjugale normale.
Attesté au moins depuis le XVIIIe siècle dans la littérature écrite, puisqu'il figure dans les contes versifiés libertins de Plancher de Valcour et de l'abbé Bretin, le conte de la tête du brochet (laquelle est d'ailleurs parfois remplacée par un autre piège : tête de mouton, essaim de bourdons, écrevisse vivante...) est partie intégrante du folklore érotique slave et eurasiatique, et se retrouve dans le répertoire licencieux de la tradition orale française (Picardie, Alsace). La version léonaise recueillie par J. Camarena est à ma connaissance la première et unique attestation ibérique de ce type de récit.
Le conte que je viens d'évoquer est certes bien différent des mythes orientaux et américains du cycle «Vagina Dentata» : les dents vaginales y sont purement fictives , et la croyance du protagoniste en leur existence n'est fondée que sur l'illusion et le traumatisme déterminés par le stratagème initial ; le cas est purement individuel, non plus collectif, et le mythe de fondation devient anecdote drolatique. Dans le meilleur des cas, le conte, qui s'apparente a priori au cycle multitudinaire des histoires d'idiots (et notamment d'idiots qui ignorent tout des sexes et de leur fonctionnement), prend la tournure d’un récit d’initiation sexuelle, mais l'aspect «héroïque» des mythes évoqués plus haut, qui mettaient en valeur l'initiative du protagoniste masculin, fait ici totalement défaut : nous sommes dans un univers dominé par la femme, (fille, mère ou belle-mère), seule détentrice de l'astuce et du savoir, manipulatrice avisée des affects masculins, et ce n'est que par elle que le garçon parvient, à grand 'peine, (mis à part les cas où il n'y parvient pas du tout) à se libérer de son infantile phobie.
La relation généalogique de nos contes licencieux avec le cycle mythique du Vagin Denté est cependant assurée : leur implantation privilégiée dans les folklores russe et balkanique, à partir desquels le récit a dû se diffuser dans les cultures germaniques et méditerranéennes et finalement parvenir jusqu'à nous, est certainement à mettre en rapport avec les formes eurasiatiques (Sibérie, Asie du Nord-Est) du cycle en question. Le motif de la tête du brochet est manifestement dérivé d'une contamination entre les mythes selon lesquels les dents vaginales de la femme (ou des femmes en général) sont en fait celles d'un animal vivant - serpent ou poisson - qui habite à l 'intérieur de son corps et qui s'en prend aux membres de ses amants, et les récits qui font allusion aux instruments artificiels (d'origine probablement rituelle) - tels que godemichets ou vagins postiches - au moyen desquels sont atténués les dangers de la défloration et des premiers contacts. Il faut d'ailleurs remarquer que dans les mêmes cultures où circulent les mythes de vagins dentés, se trouvent aussi des fabliaux humoristiques où la croyance à cette particularité anatomique n'est qu'une fiction stratégique entretenue (en vain) par des maris jaloux pour écarter les éventuels amants de leurs épouses. Enfin le motif de la fausse interprétation stomatologique de l'innocente apparence du vagin (la «langue», la rougeur annonciatrice de dents) prolonge l'indication mythique selon laquelle le clitoris ne serait autre que la seule dent qui aurait survécu à l'intervention dévastatrice du « culture hero ».
Le passage du mythe au conte implique une mise à distance du contenu de la croyance ; la réutilisation de cette dernière comme procédé narratif et ressort humoristique - nouvelle mise en perspective qui a dû s'opérer dans les cultures slaves - suppose une projection et une objectivation du fantasme horrifique. Extériorisé sous la forme d'une superstition idiote, attribuée à un garçon ignorant, le fantasme perturbateur est donc désamorcé. Le thème de l'initiation amoureuse prend du même coup la place du mythe sociogonique et en réinterprète les schémas imaginaires de manière à transformer l’aventure collective en cas particulier. La fonction du récit n'est plus de fonder ou garantir un système de représentations idéologiques mais de fixer, dédramatiser, et, autant que possible, neutraliser une obsession monstrueuse et récurrente : l'important est de faire rire, et cette dimension cathartique, synthétisée le plus souvent dans le trait final, s'accommode aussi bien d'un dénouement négatif mais comique - la communication sexuelle ne s'établissant pas, du fait de la persistante et idiote réticence du garçon - que d'une fin heureuse marquée par l'inauguration d'une relation érotique normale.
[...]
on remarque que, comme dans les formes européennes du cycle du Vagin Denté, (où, on l'a vu, l'action est également dominée par les femmes) la représentation traumatisante et fictive du sexe féminin - imaginé ici comme castré, là comme castrateur - sert alternativement à disjoindre et à rapprocher, à repousser et à séduire.
Les contes du type « Tête de brochet » réunissent, quant à eux, en un seul récit ces deux types de finalité.
La première séquence est apotropaïque en ce quelle détermine une expérience traumatisante destinée à faire battre en retraite un amoureux trop agressif : la femme utilise et même corrobore l'ignorance sexuelle de ce dernier en imprimant dans son corps et son esprit la marque d'un paralysant fantasme de monstruosité, destiné à bloquer la spontanéité de son élan sauvage et excessif.
Manipulation psychique qui s'inverse dans la deuxième séquence : il s'agit maintenant de remettre en marche la machine sexuelle enrayée par le choc initial, et, par une démonstration destinée à la fois à désabuser et à séduire, d’arriver à ce moyen terme entre l'impulsivité sauvage et l'inhibition qu'est la sexualité contrôlée, condition de l'union matrimoniale légitime et féconde.
Il s'agit donc, moyennant une sorte de processus initiatique, de faire passer successivement l'homme-enfant d'un état pulsionnel primitif, anarchique et inassimilable, au stade mortifiant, mais utile et nécessaire, d'une phobie (fondée sur l'intériorisation imaginaire d'un pouvoir féminin et l'angoisse de la castration), pour l'amener finalement rassurante. à l'acceptation progressive d'une complémentarité équilibrée.
Deux chocs psychologiques sont donc administrés, qui impliquent de brutaux renversements d'affects : la socialisation du désir passe par l'objectivation paroxystique de l'angoisse latente que, par son excès même, il cherchait à pallier (tout en la niant), puis par la résorption de cette angoisse chauffée à blanc et désormais clairement identifiée moyennant la révélation dé-monstrative en même temps que ludique, du seul moyen dont disposent l'homme et la femme pour y remédier, à savoir l'exercice réglé d'une sexualité domestique.
[...]
Dans les formes proprement mythiques du cycle « Vagin Denté » le passage du chaos à l'ordre matrimonial suppose une violence initiale, une guerre des sexes, qui se conclut par une victoire des hommes : ils imposent leur loi aux femmes et détruisent leur phallus (c'est-à-dire leurs dents vaginales) pour mieux se l'approprier. Ce sont à la fois des récits initiatiques et des mythes de fondation : en émasculant la femme l'homme se masculinise ; en fondant le mariage il assure, en même temps qu'un échange, jusqu'alors impossible, une domination.
Le conte folklorique de la Tête de Brochet détourne et retourne cette problématique en supposant un univers où la femme a individuellement reconquis, par une astucieuse fiction, un pouvoir (purement psychique mais effectif) sur l'homme, dont elle a appris à manipuler les pulsions. Elle devient de ce fait à la fois la garante de l'ordre matrimonial - qu'elle sait maintenant utiliser à son profit - et la régente des procédures initiatiques (notamment en ce qui concerne l'initiation sexuelle). Elle a donc par une opération d'ordre intellectuel récupéré le contrôle et la régulation d'un système qui, s'il implique globalement une soumission de la femme en tant que «race», autorise, au niveau individuel et familial, des transferts et détournements discrets de pouvoirs.
Notes : 1) L'enclos où a lieu l'initiation est souvent présenté, dans les contes merveilleux russes, comme doté, en guise d’ouverture, d'une sorte de mâchoire pourvue de dents qui ne cesse de s'ouvrir et de se refermer (cf. le thème mythique des « clashing rocks » ou « Symplegades ».
2) Dans plusieurs cas les dents vaginales des femmes ont pour contrepartie une excessive longueur du phallus des hommes et servent à y remédier : la castration partielle qui est alors imposée au héros réduit son membre à une dimension normale et permet, après extraction des dents féminines, désormais inutiles, un rapport sexuel satisfaisant. La castration devient donc ici « blessure symbolique » et « mutilation qualifiante ». Dans plusieurs versions les hommes châtrés ou tués à la suite d'une première copulation ressuscitent et/ou voient leur pénis repousser.
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