Étymologie :
ROND, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1. Ca 1145 en reont « environ » (Wace, Conception ND, éd. W. R. Ashford, 571 : treis anz en reont) ; 2. a) [xiiie s. reont « bouton » (d'apr. FEW t. 10, p. 520b)] ; b) 1413 « objet en forme d'anneau ou de couronne » (J. J. Guiffrey, Inventaires de Jean, duc de Berry, t. 1, p. 62 : une petite veronique de brodeure, enchassée en un roont d'argent) ; c) 1658 chapell. rond de plomb (Audren, Inventaire du mobilier du château de Vitré, p. 11) ; d) 1843 rond de serviette (Dupeuty et Cormon, Les cuisines parisiennes, II, IX ds Quem. DDL t. 5) ; e) 1892 expr. fam. comme deux ronds de flan (Courteline, v. flan) ; f) 1901 (Bruant, p. 208 : être étonné. En baver, en roter [...] des ronds de chapeau) ; 1915 en baver des ronds de chapeau (Benjamin, v. baver) ; g) 1904 rond de tailleur de pierre (Nouv. Lar. ill.) ; 3. 1461 ront « sou » (Les menus propos, 173 ds Sotties, éd. E. Picot, t. 1, p. 79 ); 4. a) xve s. « figure circulaire » (Art et science de cyromancie, ms BN fr. 14776, fo 38 ro : deux ... ronds assemblez entre la ligne naturelle et la mensale) ; b) 1666 (Molière, Misanthrope, V, 4 : cracher dans un puits pour faire des ronds) ; c) 1854 rond de fumée (Goncourt, Journal, p. 131) ; 5. a) 1538 en rond « circulairement » (Est. ds FEW t. 10, p. 520b) ; b) 1555 « disposition d'objets ou de personnes en forme de cercle » (Ronsard, Hymne de la Justice, 242 ds Œuvres, éd. P. Laumonier, t. 8, p. 59) ; c) 1904 bot. rond de sorcières (Nouv. Lar. ill.) ; d) 1904 expr. fam. tourner en rond « ne pas progresser » (Rolland, loc. cit.) ; 6. av. 1577 hipp. « piste circulaire » (R. Belleau, Petites inventions et autres poésies ds Œuvres poétiques, éd. Ch. Marty-Laveaux, t. 1, p. 152 : Manier de pié coy, en rond ou en carriere Le cheval courageux) ; 7. a) 1817 rond de jambe (Stendhal, Rome, Naples et Flor., t. 2, p. 333) ; 1874 fig. « attitude cérémonieuse, obséquieuse » (Goncourt, Journal, p. 1028) ; b) 1846 rond de bras (Baudel., Salon, p. 142) ; 8. 1850 « tranche d'un objet cylindrique » (Balzac, Pts bourg., p. 109 : des ronds de betterave rouge) ; 9. 1877 bot. rond des pinières « maladie des arbres résineux » (Sté des agriculteurs de France, section de sylvic. ds Littré Suppl. 1877) ; 1904 rond des pins (Nouv. Lar. ill.) ; 10. 1928 mécan. faux rond (Gorgeu, Machines-outils, p. 154) ; 11. 1933 bouch. rond (de gîte à la noix) (Lar. 20e) ; 1964 rond de tranche grasse (Lar. encyclop.) ; 12. 1963 bât. rond à béton (Barb.-Cad.). Empl. subst. de rond1*.
Autres noms : Cercle de fées -
Adolphe de Chesnel, auteur d'un Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés, et traditions populaires... (J.-P. Migne Éditeur, 1856) propose la notice suivante :
KOLO. On désigne par ce nom, en Allemagne, les rondes magiques que font dans les prairies les esprits appelés elfes.
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Selon Franck Lebas, auteur d' "Une somme rondelette de symboles circulaires, ou comment le sens de rond peut court-circuiter la symbolique". (In : Signifiances (Signifying), 2017, vol. 1, no 3, pp. 101-114) :
Afin de proposer une caractérisation des motifs respectifs de [rɔt] (et ses allomorphes, dont [rɔ̃d]) et [sεrk], commençons par examiner quelques situations dans lesquelles les deux morphèmes sont en concurrence :
3.1 Rond de sorcière vs. cercle de fées
Un premier exemple vient des noms donnés à certains phénomènes de la biologie végétale qui se manifestent par des formes circulaires : les ronds de sorcières et les cercles de fées.
Le rond de sorcière (…) est un phénomène naturel, consistant en une colonie de sporophores pérennants alignés en une formation plus ou moins circulaire, en sous-bois ou dans les prés. (…) Au Moyen Âge, les hommes y voyaient la trace de la « danse des sorcières pour évoquer le démon », celle des fées, la main du diable ou celle de génies nocturnes tels que korrigans et farfadets. (1)
Les cercles de fées sont de petites aires circulaires et énigmatiques sans végétation, de forme globalement arrondie ou hexagonales, présentes dans les prairies sèches naturelles du sud-ouest de l'Afrique australe et dans le nord-ouest de l'Australie. (…) Les discours invoquant le surnaturel évoquent un chemin d'accès à un autre monde, de l'empreinte de Dieu à une trace d'OVNI. (2)
Le rond de sorcière est la trace d’un mouvement, laissée par une danse, alors que le cercle de fées est une aire, une empreinte, constituant une limite entre deux mondes. La forme géométrique commune à ces deux phénomènes cache donc deux perspectives, radicalement différentes. Le rond est la trace d’une « ronde », le cercle est une zone délimitée. A noter que la traduction anglaise respecte cette distribution, avec des bases morphologiques tout à fait comparables : fairy ring vs. fairy circle.
On peut se fonder sur cette opposition pour établir, comme première base, une association entre [rɔt] et un mouvement, et entre [sεrk] et une frontière.
Notes : 1) Wikipédia, article Rond de sorcière. (consulté le 13 novembre 2016).
2) Wikipédia, article Cercle de fées. (consulté le 13 novembre 2016).
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Mycologie :
Francis Martin, auteur de Sous la forêt, pour survivre il faut des alliés (Éditions humenSciences, 2019) nous explique la formation des ronds de sorcière :
Ces grands cercles de champignons formés autour des pins ne sont donc pas des émanations diaboliques de la terre. Le mycélium du champignon associé aux radicelles ne fait que suivre la progression concentrique du système racinaire de son hôte. Au printemps, les racines périphériques de l'arbre ont repris leur croissance, avides de coloniser de nouveaux territoires souterrains à la recherche d'éléments minéraux. Année après année, la couronne racinaire s'accroît au même rythme que la couronne foliaire. Bien entendu, ces milliers de nouvelles radicelles entrent en symbiose avec leurs partenaires fongiques (bolets ou gomphides), attirés irrésistiblement par l'éveil de leur grand voisin. Pas une seule radicelle n'est délaissée, des milliers de couples telluriques se forment et profitent de l'été pour prospérer et prospecter le sol, absorber l'eau et les éléments minéraux indispensables à leur croissance, et bénéficier ainsi au bien commun. A l'automne, la couronne racinaire est festonnée d'une abondance de filaments mycéliens actifs, mais repus. Les pluies de plus en plus fréquentes et la baisse des températures nocturnes déclenchent alors, au sein de ce tapis de filaments entrelacées, des phénomènes mystérieux qui échappent encore à la perspicacité des scientifiques. Une cascade d'événements moléculaires provoque la formation de petits embryons de champignons, à proximité des radicelles. en quelques jours, ces embryons se divisent frénétiquement, se gorgent d'eau, bousculent la terre et émergent à la lumière du soleil matinal. Pressés, ils déploient leurs chapeaux bien alignés, en rond parfait, puis ils libèrent leurs semences aux quatre vents.
[...]
L'automne dernier, j'ai eu le bonheur d'observer, dans un taillis de hêtres en forêt de Champenoux, un rond de sorcière de plus de dix mètres de circonférence formé par des clitocybes nébuleux (Clitocybe nebularis). Cet anneau était constitué de plusieurs centaines de fructifications produites par le réseau mycélien sous-jacent qui avait dû consommer toute la matière végétale disponible depuis des années, pour alimenter cette poussée spectaculaire. Je me suis assis au centre afin de photographier cet étonnant développement annulaire, et j'avais l'impression de ressentir à travers le lit de feuilles mortes les mouvements incessants des convois de nourriture connectant le front de filaments mycéliens, dévorant sans répit les débris, aux érections fugaces, libérant leurs milliards de spores sous la brise.
Michael Lim et Yun Shu, auteurs de Champignons - Alimentation, Médecine, Psychédéliques (Éditions Jonglez, 2022) précisent la structure concentrique du mycélium :
Des vagues de mycélium rayonnent vers l'extérieur depuis l'endroit où a germé la spore. Il répond aux signaux chimiques envoyés par les sources de nutrition et croît vers la nourriture en formation circulaire pour maximiser sa surface. Lorsque la source d'aliments d'une zone est épuisée, le mycélium interne est cannibalisé et les ressources sont redirigées à l'extérieur du cercle. Le mycélium pousse efficacement, comme un anneau creux qui s'étend. Cela explique que parfois vous puissiez trouver des « ronds de sorcière » dans les prairies. Le centre du cercle meurt à mesure que les ressources s'orientent vers les bords extérieurs, augmentant graduellement la circonférence de l'anneau. Le mycélium peut poursuivre sa croissance ainsi aussi longtemps que des nutriments et de l'eau restent disponibles.
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Usages traditionnels :
Selon Frédéric Duhart, auteur d'une « Contribution à l’anthropologie de la consommation de champignons à partir du cas du sud-ouest de la France (XVIe -XXIe siècles) », (Revue d’ethnoécologie [En ligne], 2 | 2012) :
Une lecture du milieu environnant se trouve à l’origine d’autres exclusions de la sphère du comestible. Dans les années 1840, par exemple, certains paysans du Lot-et-Garonne évitaient encore de ramasser les sujets d’Agaricus campester disposés en rond de sorcières en raison de la représentation superstitieuse qu’ils avaient de pareilles formations (Lespiault 1845 : 34).
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Selon Pascal Ide, auteur d'un article intitulé "Pour une approche philosophique des champignons" (In : Revue des Questions Scientifiques, vol. 194, 2023, n°1-2, pp. 1-103) :
En fait, double est la question. La première, qui concerne la res, est de savoir où se trouve le lieu de coordination permettant, d’une part d’intégrer les multiples données concernant le milieu et le réseau mycélien, d’autre part de déterminer la croissance de celui-ci en sa vitesse et en sa direction. Bien des mécanismes échappent encore aux chercheurs. Par exemple, le mycélium de certaines espèces forme des « ronds de sorcière » qui s’étendent sur des centaines de mètres et donnent naissance à un cercle de fungi poussant de manière synchronisée (Gregory, 1982) ; or, la migration des substances chimiques est trop lente pour expliquer le transfert simultané d’informations.
Note : On observe la même coordination synchrone inexpliquée dans les comportements de cultures de Panellus stipticus bioluminescents (cf. Olsson & Hansson, 1995).
Symbolisme :
Dans son Grimoire de Magie forestière (Alliance magique Éditions, 2021) Lyra Ceoltoir rend compte de son expérience magique avec les champignons :
Les Ronds de Sorcières : Ces étranges formations, que l'on appelle aussi « cercles de fées » (ou « mycélium annulaire », si l'on est scientifique), sont des colonies de champignons vivaces alignés en suivant un tracé circulaire sur le sol des sous-bois et des prés Etant donné qu'ils sont le fruit de l'épanouissement d'un champignon dont le mycélium se développe à partir d'un point central, ils s'élargissent chaque année de 20 à 40 centimètres en moyenne même si certains ont une croissance beaucoup plus spectaculaire !
Curieuse nature : Toutes les espèces de champignons ne peuvent pas constituer des ronds de sorcière, et certains (on en dénombre environ une soixantaine) ont une tendance beaucoup plus nette que d'autres à pousser de cette façon. Parmi ceux-ci, citons notamment tous les Hygrophores de sous-genre Limacium et Camaraophyllus, la plupart des Psalliotes et des Hébélomes, la majorité des Tricholomes et des Clitocybes, beaucoup de Cortinaires et quelques rares Amanites. Les plus courant sous nos latitudes, en France métropolitaine, sont le Tricholome de la Saint-Georges (Calocybe gmabosa), le Marasme des Oréades (Marasmius oreades) et le Clitocybe géotrope (ou Tête-de-Moine, Infundibulicybe geotropa).
Cette formation peut être due à deux facteurs : le premier est la présence d'un arbre avec lequel les champignons opèrent une synergie ; auquel cas, ils vont naturellement avoir tendance à partir de ses racines en suivant un développement rayonnant, dessinant un cercle plus ou moins complet et régulier autour de son pied. par exemple, les lactaires adorent les épicéas et poussent souvent de cette façon autour de leur pied en formant un rayon d'une quinzaine de mètres. En compagnie des sapins communs, qui possèdent des racines beaucoup plus courtes et pivotantes dans le sol, ils ne s'éloignent toutefois que de 4 à 5 mètres en moyenne. Le second cas, en revanche, est spontané, dû au schéma de développement propre au champignon et ne dépend d'aucune espèce végétale associée.
En plus de l'alignement circulaire des champignons, un rond de sorcière se caractérise en règle générale, par un impact visible sur la végétation du sol : les plantes et l'herbe qui y poussent voient leur croissance diminuée, voire totalement stoppée. Le mycélium consomme en effet l'essentiel des ressources nutritives de la terre et/ou exsude parfois lui-même des substances néfastes pour la végétation, comme des nitrates ou des composantes antibiotiques. Cela laisse voir, même hors de la période de fructification des champignons, un cercle intérieur d'herbe fanée, entouré d'un anneau à l'inverse très fertile à l'endroit où les champignons poussaient l'année précédente. Cela s'explique par les nutriments qu'ils ont laissés dans la terre et la présence de nitrates qui, dilués par les intempéries, perdent de leur toxicité et deviennent au contraire chimiquement semblables à des engrais. Le cercle est ainsi presque toujours visible, qu'il comporte des champignons ou non !
Cette croissance progressive donne de temps à autre, on s'en doute, des cercles de fées de dimensions spectaculaires. Certains atteignent allègrement plusieurs kilomètres de diamètre au bout de plusieurs centaines d'années d'existence, s'ils ne sont pas détruits par la main de l'homme. C'est pourquoi on les trouve plus volontiers dans les vastes plaines d'Amérique du Nord, par endroits préservées de l'urbanisme et de l'exploitation agricole de masse. En France, le mycologue Georges Becker a notamment identifié près de Belfort, en 1952, un cercle de fées constitué par le bien nommé Leucopaxille gigantesque (Leucopaxillus giganteus), étendu sur environ six cents mètres de rayon, âgé de plus de sept siècles.
Pour se développer idéalement, un rond de sorcière a donc besoin de calme, de nutriments et d'un espace dépourvu au maximum d'obstacles. C'est la raison pour laquelle on les trouve plus fréquemment dans les prés que dans les bois.
Cercle magique : Selon la légende, ces étranges cercles de champignons seraient la trace des pas de danseurs féeriques laissées lors de nuits de festivités, ou des cercles magiques de sorcières issus d'un sabbat. A cause de cela, ils sont généralement vus par le folklore comme des lieux dangereux où il ne vaut mieux pas mettre le pied, sous peine d'être entraîné par les fées dans une danse hors du temps, dont on a bien peu de chance de sortir vivant ! On ne plaisante pas avec les fées, dans la tradition, car elles ne connaissent ni le bien ni le mal et n'agissent que par instinct, sans se soucier des conséquences que leurs actes peuvent avoir sur nous, pauvres humains.
Cela dit, la rareté des cercles et certaines légendes de fées bienveillantes en font parfois un signe de chance, et celui ou celle qui en voit un surgir sur son terrain est peut-être la cible d'une bénédiction surnaturelle.
Ainsi, dans les îles britanniques, on affirme que des moutons qui paissent l'herbe poussant au centre d'un rond de sorcière prospéreront davantage que leurs congénères. Les végétaux ne sont pas en reste, puisqu'il est également dit que les cultures entreprises sur une terre hébergeant un tel cercle seront plus abondantes que les autres.
Une maison construite fortuitement (ce point important, car construire en connaissance de cause sur des champignons est vu comme une destruction) sur un cercle apportera santé et prospérité à ses habitants, tout en leur accordant une chance hors du commun.
Certaines légendes affirment pareillement que, à l'instar des pieds d'arcs-en-ciel, les cercles de fées marquent les emplacements où les fées enterrent leurs trésors, dont elles font parfois cadeau aux humains qu'elles jugent méritants et dignes d'un tel présent... à condition qu'ils n'en parlent jamais. Sinon, toutes les richesses se changeront en feuilles mortes, en bouts de charbons ou... en champignons, naturellement.
Les ronds de sorcière ne sont pas perçus partout de la même façon, et leur folklore peut varier d'un pays à l'autre, en fonction de la manière dont on détermine leur origine.
En France, comme en Allemagne (où on les appelle « hexeringe », « anneaux de sorcière »), ils sont davantage vus comme le fruit des actions des sorcières et constituent le lieu de rassemblement de celles-ci pendant les grands sabbats, en particulier lors de la nuit de Walpurgis. Aussi appelée Walpurgisnacht, elle se tient la veille du 1er Mai. Considérée comme un moment d'intense activité magique, souvent orienté sur la fécondité et la fertilité, elle est donc vue d'un mauvais œil par l'Église catholique, pour laquelle elle est synonyme de débauche Une légende hollandaise dit également que les ronds de Sorcière sont en réalité l'endroit où le diable... baratte son beurre ! Au Tyrol, on prétend qu'ils naissent de la queue enflammée d'un dragon effleurant le sol et que plus rien ne peut y pousser pendant sept ans.
Quoi qu'il en soit, y pénétrer est risqué. En France, on raconte que leur accès est gardé par des crapauds géants qui n'hésitent pas à maudire les curieux imprudents. Dans beaucoup de pays d'Europe, le folklore affirme qu'entrer dans un rond de sorcière ne se fait pas sans sacrifice : il en coûte généralement un œil à l'humain trop aventureux. Cependant, la contrepartie peut s'avérer fructueuse. On dit aussi qu'y pénétrer accorde ensuite le pouvoir de voir les fées, mais que cela rend également l'individu plus vulnérable à leurs charmes et à leurs illusions.
De fées ou de sorcières, bénéfiques ou maléfiques ces cercles sont sacrés, et les violer condamne presque toujours le malotru qui s'y risque à une terrible malédiction En particulier s'il y pénètre en portant sur lui un objet de fer (métal haï des fées, qui le fuient comme la peste) ou s'il les détruit. Mourir jeune, être rattrapé par la justice et puni sévèrement pour des crimes que l'on croyait oubliés, devenir subitement invisible aux yeux des autres mortels et vagabonder pour toujours dans la solitude et l'indifférence, être catapulté entre les mondes et y erre sans but pour l(éternité sont autant de sentences courantes pour celui ou celle qui osera profaner un rond de sorcière. Naturellement, ces lieux sont particulièrement dangereux lors des sabbats de Beltane et de Samhain, moments où le voile entre les mondes est le plus fin et où les esprits détiennent plus d'influence sur le monde tangible qu'à l'accoutumée.
Cela dit, tout n'est pas perdu pour celui ou celle qui se retrouve malencontreusement prisonnier d'un rond de sorcière : on peut tenter de l'en sortir en lui jetant de la marjolaine (Origanum majorana) et du thym (Thymus vulgaris), puis en le touchant avec un objet en fer ou une branche de sorbier (Sorbus sp.). Hélas, on revient rarement indemne d'une telle aventure, et les séquelles sont souvent graves. Elles peuvent aller de la mélancolie à la folie, en passant par la cécité, un comportement incohérent (rire aux enterrements, pleurer aux mariages...) ou encore d'étranges douleurs dont on ne guérit jamais.
Les sorciers et les sorcières s'en sortent mieux, en général, puisque les légendes racontent que pratiquer dans un rond de sorcière, après avoir demandé humblement l'autorisation de le faire (et avoir reçu un signe de l'aval des gardiens du cercle), décuple grandement le pouvoir des sortilèges qui y sont tissés.
Cueillis avec grand respect et des offrandes appropriées, leurs champignons sont des ingrédients souverains, une fois séchés et réduits en poudre, pour tracer des cercles magiques, dans la pratique de la magie féerique ainsi que pour accroître la puissance comme l'efficacité des sortilèges.
Il ne faut pas croire que toutes ces superstitions sont tombées en désuétude. Certaines sont encore très vivaces dans bon nombre de régions. En Ecosse, en Irlande et au Pays de Galles, notamment, des témoignages de gens ayant soi-disant assisté à des rassemblements féeriques dans des cercles de fées, où les champignons leur tiennent lieu de sièges, de tables, ou même d'ombrelles et de parapluies, fleurissent encore de nos jours. Dans le Devon, la rumeur court qu'un coq noir apparaît parfois au centre de ces cercles, probablement en écho aux mythes mettant en scène le diable, dans les légendes rurales teintées de christianisme métissé à des traditions plus anciennes.
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Symbolisme celte :
Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont, 1995 et 2019), Éloïse Mozzani nous propose la notice suivante :
Dans la plupart des pays d'Europe, on appelait « cercles des fées » des cercles humides de rosées, ou dont l'herbe était plus courte et plus pâle, ou encore, comme en Angleterre, des cercles arides sur le sol : outre-manche, pénétrer dans le cercle des fées était funeste ; en Suède, qui le faisait tombait sous la coupe des fées.
Dans le preprint de l'article de Carole Chauvin-Payan, intitulé "Les noms populaires des champignons dans les populations européennes mycophobes" (Quaderni di Semantica, 2018, Prospettive della semantica / Perspectives on Semantics / Perspectives de la sémantique / Perspectivas de la semántica, pp. 159-189) on apprend que :
Si aujourd’hui, le phénomène des ronds de champignons, ronds de sorcières, cercles de fées, corros de hadas, corros de brujas s'explique par le fait que lorsqu’un mycélium s'installe dans la prairie, il fructifie là où il est, et qu’une fois le sol épuisé, il s'étendra et ainsi de suite tous les ans, pendant très longtemps les ronds de sorcières ou cercles des fées ont donné lieu à toutes sortes de croyances et de superstitions. Les ronds de champignons ont souvent été considérés comme des lieux de rassemblements des danses des fées ou des lieux de sabbats des sorciers et du diable.
Selon G. Kastner [1858 :106] “Les traditions celtiques nous représentent les Fées comme également adonnées à la danse. La place où elles ont dansé est aisément reconnaissable ; elle est circulaire, et l’herbe y est comme brûlée. C’est ce que le peuple appelle cercle de fées. […]” Selon E. Rolland “Les cercles mystérieux que forment les pas de fées, dans leurs rondes nocturnes, passent, en beaucoup d'endroits, pour des asiles inviolables, toutes les fois que, sous le coup d'un danger quelconque, tel que poursuites de bêtes malfaisantes, embûches et attaques de Georgeon (le diable) et de ses suppôts, on est à portée de s'y réfugier. (Croyances du Centre) [1967 : 179] ” En Aveyron, et dans d’autres nombre de régions, il est dit que l’herbe ne croît plus où les fées ont dansé, ces lieux s'appellent les bals des fées [1904-1907, réed. 1968 : 201-203]. Mais près de Mont-Fol, il est aussi dit qu’une partie de prairie où les sorcières tiennent leur sabbat est sans herbe. Au revers du Puy de Pège, entre la chapelle et la bastide, le chemin du Diable est une sorte de cercle où l'herbe ne peut pousser ; les gens du pays disent que c'est autour de ce cercle que Satan et ses adeptes viennent danser chaque nuit.
En Côtes d’Or, fées, sorciers, lutines et diable se retrouvent ensembles dans ces cercles. “C'est là disent les vieillards, que se tient le sabbat, où lutins et sorciers, fées et diables, se réunissent au clair de lune et dansent des rondes qui forment des cercles magiques où l'herbe se dessèche sous leurs pieds. Cette croyance s'appliquait tout particulièrement à l'un des plus réguliers, que l'on voyait au Vic du Chastenay, non loin d'une voie romaine appelée Chemin des fées, d'un arbre légendaire, et d'un lieu dit la Grosse-Borne, ce qui semble indiquer la présence, au temps jadis d'un menhir […]. [Sébillot, 1904-1907, réed. 1968: 202-204] ”
Pour certains, les danses des fées ou les sabbats de sorcières que nous avons présentées ci-dessus sont d’anciens vestiges de cérémonies païennes. Pour Kastner [1858 : 109] :
“Tout ce qu’au moyen-âge on a raconté des danses et des sabbats de sorcières a très probablement son origine dans les mythes dont nous avons parlé sur la danse des Elfes, des Fées et des Nains. D’anciens contes qui remontent au XIVe siècle, mettent en scène des femmes nocturnes Nachtfrauen, qui sont au service de dame Holda, et qui, pendant certaines nuits, traversent les airs, montées sur des animaux. […] Holda présidait les danses. On entendait près des montagnes l’orchestre du bal mystérieux exécutant l’air favori de la déesse, le merveilleux chant d’Holda. Personne n’ignore le rôle que jouait la danse dans certaines cérémonies religieuses du paganisme. […] C’est dans ces danses païennes, dans les danses aériennes des Elfes, et peut-être dans le sautillement des feux follets que l’idée des rondes de sorcières a pris naissance.”
Pour cet auteur, les esprits enchanteurs des peuples du Nord : fées, lutins, elfes et nains ainsi que les cérémonies et fêtes qui leur étaient associées sont devenus avec le christianisme des objets malfaisants. Il écrit :
“L’endroit où se tenaient les rondes infernales était presque toujours un de ces lieux maudits où le christianisme avait eu à détrôner quelques divinités des anciens cultes. […]. Le Venusberg, d’où s’échappent les accords d’une musique mystérieuse, est le séjour enchanté d’une Vénus germanique présidant aux joies impures de l’amour des sens. Ceux qui s’abandonnent aux séductions de dame Vénus, qui se rendent aux fêtes célébrées en ce lieu, et qui prennent part aux rondes des esprits diaboliques dont cette reine reçoit les hommages, sont à leur tour frappés de réprobation. [1858: 38]» Cette réprobation de la religion chrétienne a fait que les danses des fées sont devenues pour la population des sabbats de sorcières. ”
Selon Kastner ces mythes et croyances expriment en général l’horreur qu’inspirent les croyances et pratiques du paganisme aux prêtres chrétiens. Ils vont de pair avec cette autre série de mythes qui transforment en une chasse éternelle la procession d’Odin ou Wuotan, disant que ce dernier était maudit pour avoir assuré qu’il donnerait sa part au paradis s’il pouvait être éternellement à la chasse. “Voilà comment la superstition chrétienne arriva peu à peu à confondre de simples mortels avec des êtres qui autrefois étaient considérés comme des êtres immatériels et comme des divinités d’un ordre inférieur. Bientôt, on compta même parmi cette troupe d’esprits, les enchanteresses ou sorcières humaines, désignant par ce terme certaines vieilles femmes de mauvaise réputation restées plus ou moins attachées à des cérémonies, à des pratiques toutes païennes. [1858 : 111] ”
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Littérature :
Wiliam Shakespeare, dans La Tempête (1611 ; traduction de M. Guizot – Éditions Didier et Cie, 1864), Acte V, scène 1, cite ces fameux ronds de sorcières comme création des fées :
PROSPERO. – Vous, fées des collines et des ruisseaux, des lacs tranquilles et des bocages ; et vous qui, sur les sables où votre pied ne laisse point d’empreinte, poursuivez Neptune lorsqu’il retire ses flots, et fuyez devant lui à son retour ; vous, petites marionnettes, qui tracez au clair de la lune ces ronds (1) d’herbe amère que la brebis refuse de brouter ; et vous dont le passe-temps est de faire naître à minuit les mousserons, et que réjouit le son solennel du couvre-feu ; secondé par vous, j’ai pu, quelque faible que soit votre empire, obscurcir le soleil dans la splendeur de son midi, [...]
Note de l'édition de 1864 : 1) Ces ronds ou petits cercles tracés sur les prairies sont fort communs dans les dunes de l’Angleterre : on remarque qu’ils sont plus élevés et d’une herbe plus épaisse et plus amère que l’herbe qui croît alentour, et les brebis n’y veulent pas paître. Le peuple les appelle fairy circles, cercles des fées, et les croit formés par les danses nocturnes des lutins. On en voit de pareils dans la Bourgogne. Partout où se trouvent ces ronds, on est sûr de trouver des mousserons.
Maurice Genevoix, dans un article intitulé "images pour un jardin sans murs" (In : Revue Des Deux Mondes (1829-1971), 1956, pp. 203–23) évoque les champignons qui se mettent en rond :
L'humus fermente comme un moût, les ronds-de-sorcière champignonnent, les lactaires blancs et charnus, doux au toucher comme l'écorce des bouleaux, les lactaires roux que leur latex empourpre d'une rosée de sang,
les russules de cuir violet, les bolets luisant sous la pluie
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André Dhôtel dans Rhétorique fabuleuse (Paris, Éditions Garnier, 1983) consacre un chapitre entier au "Vrai mystère des champignons". Les Ronds de sorcière n'échappent pas à son œil amusé :
Le poète prétendait qu’il fallait une inspiration presque sacrée pour reconnaître un champignon et le voir merveilleusement apparaître dans un monde incroyable. Eh bien ! Qu’il mette en jeu cette inspiration ! Si le poète se méfie dès qu’on prétend déterminer chaque champignon par des structures bien définies, de quoi se plaint-il lorsqu’on lui fournit tout un jeu de couleurs et d’odeurs non pas fixées une fois pour toutes mais vouées à l’enchantement des sens ? Désirez-vous la confusion ou la précision ?
Tout ce qui n’est point vers est prose, nous dit le démon. Cher poète, ce qui vous manque c’est d’avoir éduqué vos sens, et de les modeler aux structures réelles, aux définitions qui vous permettent les distinctions subtiles. Mais vous vous y refuser afin de vous éblouir à des images légendaires. Ce qu’il faut détruire en vous d’abord c’est ce goût des légendes qui entretiennent une confusion aussi bien enchanteresse qu’horrifiante. Si vous voulez y voir clair, examinez d’abord un peu vos féeries.
Les ronds de sorcière… Parfois on remarque dans les prairies des champignons disposés en un cercle. Ce sont, par exemple, les cercles que forment les tricholomes de la Saint-Georges, les mousserons, certaines psalliotes, des rhodopaxilles, des clitocybes. Ces cercles peuvent avoir jusqu’à six cents mètres de diamètre. Un kilomètre même (en Amérique, bien sûr). Il arrive, particulièrement pour le clitocybe géant, que l’herbe prospère à l’intérieur du cercle et qu’elle dépérit à l’extérieur. Et c’est en ceci qu’interviendrait la sorcellerie.
Or ce charme légendaire s’explique par des combinaisons chimiques. Pour certains ce sont les principes antibiotiques qui dessèchent l’herbe d’un côté, tandis que de l’autre les champignons qui ont pourri la fortifient. Ou bien encore, et ce serait le plus probable, les produits ammoniacaux, trop intenses vers l’extérieur, nuisent à la végétation, mais normalement peu denses à l’intérieur du cercle activent la croissance des herbes.
Quoi qu’il en soit, c’est une affaire d’équilibre chimique. Cela crève les yeux.
Oui, les contes populaires…
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Arts visuels :
Jean-Pascal Léger et Michel Dieuzaide, dans L'immobilité battante. (L'Atelier contemporain, 2017) proposent un entretien avec l'artiste Pierre Tal Coat :
Si on considère les titres de vos toiles, on voit revenir fréquemment les Vols, les Troupeaux, les Silex, les Ronds de sorcières…
Oui. Toujours il y a mouvance. C’est le mouvement qui déclenche. C’est pour cela que j’aime beaucoup dessiner en voiture, en marchant… Pour cela aussi je parle du contact d’ombre et de lumière qui est la mouvance principale, qui nous porte. [...]
Que sont, par exemple, ces « ronds de sorcières » ? pour parler d’autres éléments que les pierres, du passage sur l’herbe…
Ce sont des herbes foulées en rond, on ne sait si ce sont des animaux qui les ont foulées. On dit « rondes de sorcières » parce que c’était attaché à la légende des sorcières ou des lutins, des elfes qui venaient danser la nuit. Il y avait les ronds de pierres levées aussi, de toutes petites pierres. Et tous les signes qu’on n’emploie plus, les signes qu’on employait dans les champs, par des morceaux de bois ou par des pierres, des pierres assemblées en rond, en hauteur…, des signes qui n’existent plus pour dire tel ensemencement ou telle défense…
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