Veleda
- Anne
- il y a 5 jours
- 40 min de lecture
Étymologie :
Sandrine Agusta-Boularot et Marc Borréani, auteur d'un article sur "Deux inscriptions religieuses inédites de l’antique territoire d’Aquae Sextiae (Aix-en-Provence)." (In : Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 2011, 175 (2010), pp. 265-272) mentionne un nom gaulois en lien avec celui de Veleda :
Verueldia est un anthroponyme féminin qui trouve ici sa première attestation. La lecture Verueldia s’impose puisque la dénomination du personnage, calquée sur le modèle romain des duo nomina, nécessite de voir dans Verueldia un « gentilice indigène » (1), formé par l’ajout du suffixe -ius/-ia à un nom unique celtique. Ce nom est formé sur le préfixe uer(o)- qui signifie « sur-, super- », que l’on retrouve dans la formation de plusieurs noms de personne – entre autres celui de Vercingétorix – et de différents noms de lieu, tels Vercellae. La seconde partie du nom fait écho à celui de Veleda, « femme sacrée et prophétesse, vénérée par les Germains, selon Tacite (Germania 8) » ; cet anthroponyme serait en fait composé d’après le nom d’une fonction celtique qui désignerait la « voyante, prophétesse, poétesse ». Verueldia aurait été formée sur Veruelda qui signifierait donc « super-prophétesse », « super-voyante ». On rapprochera le nom de la dédicante des noms celtiques ou germaniques suivants : Verueda (AE 1983, 784), Veldicca (ou Vledicca ?) (RIB 358), Velediatus, Veldeius et Veueldeius, Velduminus (ainsi que Veldumianus, Velduminianus, Veldominianus). Ce gentilice indique que Verueldia Seruata descendait d’une famille d’origine locale.
Notes : 1) On trouve concurremment employées les expressions « gentilice indigène », « gentilice patronymique » ou encore « gentilice de formation patronymique ».
Histoire :
Renée Carré et Laurent Lamoine, auteurs de "Druides et druidesses, le pouvoir impérial et l’intégration des Gaules dans l’Empire romain". (In : Homo religiosus. Mediadores con lo divino en el mundo mediterraneo antiguo, Maria Luisa Sánchez León, Oct 2005, Palma de Majorque, France. pp. 533-574) présentent la Veleda historique :
Les hommes politiques qui s’opposaient à Rome s’entouraient de conseillères intermédiaires privilégiées entre eux et les dieux. Veléda fut la prophétesse attitrée de Civilis. Elle était tellement respectée qu’elle pût même être réclamée comme arbitre entre les habitants de Cologne et les Tenctères au même titre que le Batave. Cerialis, le chef militaire romain, n’hésita pas à lui envoyer des courriers secrets et, dans un certain sens, à lui demander son aide, reconnaissant, implicitement au moins, son rôle social et politique sinon religieux (2). Déjà dans La Germanie Tacite mentionnait Veléda et rappelait qu’elle avait été considérée longtemps par beaucoup comme un être surnaturel. La tournure de sa phrase ne permet pas de savoir qui avait cette certitude. Les Germains étaient-ils les seuls ? Cette impression n’était-elle pas partagée par d’autres, y compris des Romains ? Veléda, après la victoire romaine, semble bien avoir été affectée au service d’un sanctuaire, à Ardée peut-être, d’après M. Guarducci. Manifestement elle ne fut pas considérée comme une simple prisonnière parmi d’autres et son côté sacré fut pris en compte. En outre, Vitellius lui-même aurait bénéficié des services d’une femme de la nation des Chattes, écoutée par lui telle un oracle prophétisant son avenir98. Domitien plus tard recevra et honorera Masyus, le roi des Semnons, et sa prophétesse Ganna que Dion Cassius présente comme ayant pris la succession de Veléda.
[...]
On peut aussi s’interroger sur le statut de la dame de Chamalières, trouvée au milieu des ex-voto de la source guérisseuse des Roches, près de Clermont-Ferrand. Ce buste en bois d’une femme à l’air grave, voilée, portant un torque représente-t-elle une divinité ? Une prêtresse ? Une prophétesse ? Si le torque était l’attribut d’une divinité n’oublions pas que Veléda était considérée par certains à l’instar d’une déesse et que d’autres femmes, ailleurs, pouvaient bénéficier de la même considération. Des prêtresses sacrées se trouvaient-elles normalement dans les/des sanctuaires gaulois et n’avons-nous mention de leur existence que lorsqu’elles intervenaient directement dans la vie politique et militaire romaine et de façon flagrante ?
Note : 1) Tacite, Hist. 4,61 écrit : Ea virgo nationis Bructerae late imperitabat, vetere apud Germanos more, quo plerasque feminarum fatidicas et augescente superstitione arbitrentur deas. Tuncque Veledae auctoritas adoleuit : nam prosperas Germanis res et excidium legionum prædixerat. (“Cette vierge, de la nation des Bructères, exerçait un pouvoir étendu, en raison d’une antique coutume des Germains, qui attribue à beaucoup de femmes des pouvoirs prophétiques et qui, avec le progrès de la superstition, en fait des déesses. À cette époque l’autorité de Veléda grandit, car elle avait prédit le succès des Germains et l’extermination des légions”, Le Bonniec). Voir Guyonvarc’h – F. Le Roux 1986, 423 et 438 qui analysent le nom de la prophétesse des Bructères comme un nom commun devenu nom propre signifiant “voyante”.
2) Tac. Hist. 5,24, op. cit .: Nam Cerialis per occultos nuntios Batavis pacem, Civili veniam ostentans, Veledam propinquosque monebat fortunam belli tot cladibus adversam opportuno erga populum Romanum merito mutare… (Le Bonniec : “En effet, Cerialis, par des courriers secrets, faisait miroiter la paix aux yeux des Bataves, le pardon à ceux de Civilis, et il invitait Veléda et ses proches à changer la fortune de cette guerre qui leur avait apporté tant de désastres, en rendant un service opportun au peuple romain”).
Laurent Lamoine, auteur de "Rois et dieux en Gaule." (In : La théocratie dans l’Antiquité. Les dieux et le pouvoir, Christian-Georges Schwentzel, Oct 2014, Metz, France. pp.101-113 évoque le rôle crucial de Veleda dans l'exercice du pouvoir royal :
De Vindex à « l’Empire des Gaules », en passant par Vitellius, « l’année des quatre empereurs » est marquée par l’instrumentalisation de réminiscences politiques et religieuses gauloises qui ont pu être gardées dans les récits historiques postérieurs. Alors que Vespasien et ses partisans s’emparent du pouvoir, cet usage ne disparaît pas. On peut le reconnaître encore dans les prophéties druidiques, évoquées par Tacite après l’incendie du Capitole, et dans la figure de Véléda, vierge prophétesse de la nation des Bructères (des Germains) mais qui porte un nom celtique, qui conseilla aussi bien Civilis que Q. Petilius Cérialis 48. Il est clair que c’est la relation entre le pouvoir et la divination qui intéresse les contemporains de la guerre civile, des Flaviens et des premiers Antonins, parce que le contrôle de la divination est un enjeu majeur du pouvoir impérial. Mariccus, les druides du livre IV des Histoires et Véléda prophétisent et conseillent les chefs rebelles.
Symbolisme :
Monique Clavel-Lévêque, dans un article intitulé "Codage, norme, marginalité, exclusion : le guerrier, la pleureuse et la forte femme dans la Barbarie gauloise." (In : Dialogues d'histoire ancienne, vol. 22, n°1, 1996. pp. 223-251) brosse le portrait de Veleda en forte femme :
De fait, en filigrane dans les textes, comme antonyme du guerrier hâbleur, fanfaron et fuyard, se construit à partir de traités épars une figure de la femme celtisée, celte, bretonne ou germaine, comme forte femme.
Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, les femmes du Nord-Ouest ibérique et spécialement cantabres évoquées par Strabon après qu'il a longuement décrit leur coiffures sophistiquées, pour lui si étonnantes. Chez ces peuples, connus "par leur courage, mais aussi par une férocité et une insensibilité tout animales", le comportement des femmes et même des mères apparaît comme une expression claire d'inhumanité, puisque dans la guerre contre les Cantabres, où s'est illustré, on le sait, le terrorisme de Rome, on a vu "des mères tuer leurs enfants avant d'être capturées... et même une femme massacrer ses compagnons de captivité", tandis que les jeunes enfants eux-mêmes comme les adultes tuaient ou se tuaient conformément à des mœurs que Strabon connaît ailleurs, chez des peuples où le courage est également partagé par les hommes et les femmes.
Et ces femmes cantabres "assument, au surplus, les travaux agricoles. On les voit, à peine accouchées, servir leurs maris, qui ont pris la place sur le lit, ou bien aller s'accroupir au bord de quelque ruisseau au cours de leurs occupations pour se délivrer, puis laver et langer elles-mêmes leurs nouveau-nés".
Au delà de leur présence dans la guerre et dans la production la vision anthropologique évoque rapidement l'inversion, étonnante pour Strabon et sa source, de la coutume encore vivante qu'est la "couvade", quand le mari prend la place de sa femme qui, là encore, sait faire face à toutes les situations.
Ainsi aussi pour les femmes germaines, chez Tacite5 où on les voit dynamiser, stimuler les guerriers, faire face à la guerre : "ce qui aiguillonne... la bravoure ce n'est ni le hasard, ni un fortuit assemblage qui construit l'escadron..., mais les familles et les parentés... les êtres chers d'où viennent à leurs oreilles les hurlements des femmes, les vagissements des nourrissons". Car ces femmes - il les dit auparavant grandes et robustes - font preuve de fermeté et de détermination : "ils portent leurs blessures à leurs mères, à leurs femmes, et elles ne s'effraient pas de compter et de sonder les plaies, elles portent aux combattants nourriture et encouragement". Ce comportement à la guerre qui fait bien de la femme le point focal du combat pour la liberté et l'identité, le pilier de la famille et de la communauté, conduit Tacite à voir dans cette implication, au delà de la solidarité des sexes, la plus haute expression de la force vitale que les Germains idéalisent et sacralisent "logiquement". Il poursuit de fait : "On a gardé le souvenir de formations qui fléchissaient déjà... et que des femmes ont redressées par la fermeté de leurs adjurations, faisant une barrière de leurs poitrines, montrant toute proche la captivité qu'ils redoutent beaucoup plus pour leurs femmes, au point qu'on s'assure plus efficacement des dispositions des cités dont on exige aussi, entre autres otages, des filles nobles. Bien plus, ils croient qu'il y a en elles quelque chose de sacré et de prophétique, et ils ne dédaignent pas leurs conseils, ni ne négligent leurs réponses". Et de rappeler le rôle de Véléda, la prophétesse qui a fait trembler les Romains sous Vespasien, "considérée longtemps par beaucoup comme un être surnaturel" et qui a finalement pu être capturée et amenée dans un sanctuaire italien, étroitement lié au pouvoir. Et Tacite de conclure : "plus anciennement encore ils ont vénéré Albrinia et plusieurs autres, non par adulation ni dans la pensée qu'ils faisaient des déesses".
[...]
Beaucoup plus proche de son guerrier de mari, aussi forte et active, parfois plus que lui selon certains auteurs, la femme gauloise semble rester fidèle aux idéaux et aux normes culturelles d'une tradition largement celtique. La vulgate établie s'est sans doute constituée à partir du témoignage de Poseidonios d'Apamée, vers les années 100, pour qui le portrait ethnographique des Gaulois est très simple. Repris comme tel par Strabon, Diodore de Sicile, on le retrouve aussi, à partir de Timagène, chez Ammien Marcelin au IVe après J.-C. : "Presque tous les Gaulois sont de taille très haute, ils ont le teint blanc, le poil roux, le regard farouche et terrible. Ils aiment les querelles et sont extrêmement arrogants. Qu'un d'entre eux ait une rixe et qu'il fasse appel à sa femme, beaucoup plus forte que lui et aux yeux pers, alors même une troupe d'étrangers ne pourra pas lui résister. Surtout quand cette femme, le cou gonflé, grinçant des dents, balançant ses immenses bras de neige, et tout en jouant des talons, commence à lancer ses poings comme des catapultes projetées par les cordes enroulées" [ Ammien, XV, XII, 1.].
Les résonnances et références implicites à la religion gauloise traditionnelle ne paraissent pas contestables dans un tel passage. On y retrouve bien des éléments de la description rapide des prophétesses et druidesses de Mona dans l'évocation d'une transe prophétique qui dynamise la puissance des femmes. Plutarque, dans la vie de César, rapporte une anecdote, évoquée par César lui-même sur le trouble semé dans l'armée d'Arioviste en 57 avant notre ère par "la divination des femmes sacrées qui, considérant les tournoiements des fleuves, et cherchant des signes dans les tourbillons et le bruit des eaux courantes, faisaient des prédictions et ne permettaient pas qu'on livrât bataille avant la nouvelle lune" . Mais il y a plus, car le topos, largement répandu, qu'on lit ici, fait bien des druidesses, des mi-prêtresses, mi-magiciennes, sinon sorcières, telles ces "sœurs", "voyantes" et "savantes" qu'évoque le plomb du Larzac vers le début du Ile siècle de notre ère. Elles restent dans la ligne de Véléda, symbole de la mulier druyas que consultent encore, au sanctuaire oraculaire de Grand (Vosges, France) notamment, plusieurs empereurs.
*
*
Selon Jean-Marie Pailler, auteur de "Mères, Fils et confréries à l’écoute de la Source : témoignages antiques et approche par la toponymie, l’archéologie et l’épigraphie gauloises." (In : Les Gaulois au fil de l’eau. Actes du 37e colloque de l’Association française pour l’étude de l’âge du Fer (Montpellier, 7-11 mai 2013). Ausonius Éditions, 2015. p. 1131-1152 ) :
Dans son traité ethnographique, la Germanie (8.3) et plus encore dans les Histoires (4.61), Tacite prête à la célèbre Veleda, sous Vespasien, une responsabilité sacrale qu’il reconnaît plus largement à certaines femmes :
“Cette vierge, Bructère de nation, exerçait un pouvoir étendu (late imperitabat), conformément à une antique coutume chez les Germains [comparer César cité plus haut : apud Germanos ea consuetudo esset ut…], qui attribue à beaucoup de femmes le don de prophétie et qui, avec le progrès de la superstition, en fait des déesses (plerasque feminarum fatidicas et augescente superstitione arbitrantur deas)”.
Plus loin, Tacite souligne chez Veleda un caractère lié au paysage des eaux offert par les bouches du Rhin, son pays : elle est, par nature, une maîtresse du fleuve. Mêmes éléments, ou à peu près, que dans les textes précédents, mais plus explicitement affirmés : un pouvoir étendu (imperitabat), le don de “prophétie” (fatidicas), ainsi qu’une confirmation de la confusion entrevue plus haut entre Femmes de pouvoir, Prêtresses chargées des oracles des eaux, Déesses protectrices et prévenantes. Au demeurant, le rapprochement du nom de la princesse bructère, Veleda, avec le thème celtique *uelet-, “voyante, prophétesse, poétesse”, est linguistiquement assuré, ainsi qu’en témoigne la désignation de cette fonction en vieil irlandais du Haut Moyen-Âge : fili, génitif filed 12. À Veleda, “la Voyante”, comme aux conseillères d’Arioviste, on est enclin à conférer le titre de Mater et à leur reconnaître une relation étroite, intime avec les eaux courantes de leur pays. De proche en proche se dessine l’image d’une série d’équivalences entre l’émission du chant divin des eaux, la valeur “prophétique” qu’elle renferme et la capacité d’écoute et d’exaucement, notamment en matière politico-militaire, des Matres qui règnent sur elles. Que dire de plus de ces femmes de haut parage, sinon que sous leur forme humaine elles sont autant d’intermédiaires, de porte-parole et comme d’agents de proximité des “eaux sacrées”.
Ces considérations ne nous dispensent pas d’affronter un redoutable problème : des auteurs aussi “classiques”, et pour deux d’entre eux (Plutarque, Tacite) aussi tardifs, méritent-ils d’être appelés à la barre d’une enquête sur des formes anciennes, protohistoriques, de la religion gauloise ? Peut-on extrapoler à l’ensemble celtique des constats dressés à propos de “Germains” ? Plus largement, est-on en droit de s’appuyer, pour identifier des phénomènes religieux “de l’âge du Fer”, sur des documents écrits, textes et inscriptions, dont la grande majorité sont “d’époque romaine” ? L’objection est de taille. Trois types d’arguments concourent à la surmonter. C’est d’abord, chez nos auteurs, la référence insistante à la consuetudo, la “tradition” des populations concernées, une tradition qui par nature remonte loin dans le temps et les distingue spécifiquement des coutumes étrangères ou récentes, en particulier romaines. Le deuxième argument, très général, consiste à souligner la persistance en milieu “gallo-romain” – au sens large, étendu à l’Italie du Nord celtisée et à l’ouest plus ou moins celtisant de la Germanie – de toponymes et notamment d’hydronymes, appellations de sources et de cours d’eau, ainsi que de théonymes : noms de lieux et de dieux, les uns et les autres proprement gaulois. Il semble légitime de prendre en considération ceux de ces noms qui apparaissent, à un titre ou à un autre, dans des contextes religieux originaux, visiblement peu ou pas touchés par l’influence romaine. Le troisième type de réponse porte sur des cas où la survivance celtique se dégage sans trop de difficulté du vernis romain : nous reparlerons d’Epona, la “Jument des Eaux”.
[...]
Revenons à La Graufesenque. Attribuer un appel au vase devait paraître d’autant plus naturel que l’eau qu’il contenait était elle-même porteuse d’une parole sacrée, celle d’une ou plusieurs divinités. À quelques kilomètres de là, en territoire gabale, à Banassac, une autre coupe Drag. proclame, en deux lignes gravées sur la panse après cuisson : Lubi Rutenica onobiia / tieđi ulano celicnu : “Chéris les eaux vives rutènes, et à toi la plénitude de la coupe”. On retrouve l’invite lubi, cependant que l’adjectif rutenica caractérise une “eau rutène”, transportée du pays rutène proche – La Graufesenque ? – ou identifiée par son contenant et la valeur religieuse que recèle celui-ci. En tout cas, le vase (celicnu pour celicnon, “la coupe”, malgré d’éminents avis contraires) s’adresse au buveur pour lui vanter les bienfaits d’une eau “vive” (c’est toute la force du composé ono-biia), une eau qu’il “contient” et qui promet la “plénitude” que le récipient recèle et symbolise.
Ces mêmes eaux, ou d’autres, sont dites parfois “savantes”, voire “prophétiques”, “voyantes” : Vidunna, Vidluia, Vatuia, et l’on se rappelle Veleda… Toutes se réfèrent à une parole inspirée qui a besoin d’interprètes, essentiellement féminines.
[...]
Remarquons enfin que, si des prêtresses-mères, voire des prêtresses-reines (Veleda), ont exercé une fonction capitale et quasi autonome au bord du Rhin, les autres cultes connus, à commencer par celui de Néris-les-Bains, relèvent de l’autorité de “Frères” ou de “Fils”, pour qui les “Sœurs” ne sont que des aides. Si “maternelle” qu’ait pu être la théologie, le sacerdoce, lui, semble bien être resté entre les mains des hommes.
[...]
En ce qui concerne la puissance féminine “trivalente”, active sur les trois niveaux des fonctions indo-européennes, les Matres gauloises, déesses et, sans doute, prêtresses, sont de solides candidates à cette qualification. Une Mater des Eaux, évidemment présente sur le champ de la troisième fonction nourricière, est aussi protectrice d’un territoire – certes limité, où elle peut exercer jusqu’au pouvoir militaro-religieux d’autoriser ou non une attaque guerrière. Veleda se range dans la même série, précisément à son sommet.
[...]
Nous voyons encore en Gaule, et en gaulois, de jeunes animaux, éblouissants de blancheur, accompagner de leurs élans spontanés le phénomène de la source : c’est le cas des poulains fréquemment figurés en descendants et/ou protégés d’Epona, de la “jeune biche” ou “génisse” Damona, parèdre du bouillonnant Boruo assimilé à Apollon, de la Boand (“[jeune] vache”) médiévale, épouse intenable et infidèle de Nechtan, dont la faute donne naissance à la Boyne “et aux rivières du monde entier”, sans doute aussi de Sirona et peut-être Taruos.
*
*
Littérature :
René de Chateaubriand a immortalisé la figure de Velléda, au goût du romantisme, dans Les Martyrs (Garnier frères, 1861) :
« Un événement interrompit tout à coup des recherches dont le résultat devait avoir pour moi tant d’importance.
Les soldats m’avertirent que depuis quelques jours une femme sortait des bois à l’entrée de la nuit, montait seule dans une barque, traversait le lac, descendait sur la rive opposée et disparaissait.
Je n’ignorais pas que les Gaulois confient aux femmes 46 les secrets les plus importants ; que souvent ils soumettent à un conseil de leurs filles et de leurs épouses les affaires qu’ils n’ont pu régler entre eux. Les habitants de l’Armorique avoient conservé leurs mœurs primitives, et portaient avec impatience le joug romain. Braves, comme tous les Gaulois jusqu’à la témérité, ils se distinguaient par une franchise de caractère qui leur est particulière, par des haines et des amours violentes, et par une opiniâtreté de sentiments que rien ne peut changer ni vaincre.
Une circonstance particulière aurait pu me rassurer : il y avait beaucoup de chrétiens dans l’Armorique, et les chrétiens sont sujets fidèles ; mais Clair, pasteur de l’Église des Rhédons, homme plein de vertus, était alors à Condivincum, et lui seul pouvait me donner les lumières qui me manquaient. La moindre négligence pouvait me perdre auprès de Dioclétien et compromettre Constance, mon protecteur. Je crus donc ne devoir pas mépriser le rapport des soldats. Mais comme je connaissais la brutalité de ces hommes, je résolus de prendre sur moi-même le soin d’observer la Gauloise.
Vers le soir, je me revêtis de mes armes, que je recouvris d’une saie, et sortant secrètement du château, j’allai me placer sur le rivage du lac, dans l’endroit que les soldats m’avoient indiqué.
Caché parmi les rochers, j’attendis quelque temps sans voir rien paraître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m’apporte du milieu du lac. J’écoute, et je distingue les accents d’une voix humaine ; en même temps je découvre un esquif suspendu au sommet d’une vague ; il redescend, disparaît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d’une lame élevée ; il approche du rivage. Une femme le conduisait : elle chantait en luttant contre la tempête et semblait se jouer dans les vents : on eût dit qu’ils étoilent sous sa puissance, tant elle paraissait les braver. Je la voyais jeter tour à tour en sacrifice, dans le lac, des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire et de petites meules d’or et d’argent.
Bientôt elle touche à la rive, s’élance à terre, attache sa nacelle au tronc d’un saule, et s’enfonce dans le bois en s’appuyant sur la rame de peuplier qu’elle tenait à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille était haute ; une tunique noire, courte et sans manches, servait à peine de voile à sa nudité. Elle portait une faucille d’or suspendue à une ceinture d’airain, et elle était couronnée d’une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds, qui flottoient épars, annonçaient la fille des Gaulois, et contrastaient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantait d’une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s’abaissait et s’élevait comme l’écume des flots.
Je la suivis à quelque distance. Elle traversa d’abord une châtaigneraie dont les arbres, vieux comme le temps, étaient presque tous desséchés par la cime. Nous marchâmes ensuite plus d’une heure sur une lande couverte de mousse et de fougère. Au bout de cette lande, nous trouvâmes un bois, et au milieu de ce bois une autre bruyère de plusieurs milles de tour. Jamais le sol n’en avait été défriché, et l’on y avait semé des pierres, pour qu’il restât inaccessible à la faux et à la charrue. À l’extrémité de cette arène s’élevait une de ces roches isolées que les Gaulois appellent dolmen, et qui marquent le tombeau de quelque guerrier. Un jour le laboureur, au milieu de ses sillons, contemplera ces informes pyramides : effrayé de la grandeur du monument, il attribuera peut-être à des puissances invisibles et funestes ce qui ne sera que le témoignage de la force et de la rudesse de ses aïeux.
La nuit était descendue. La jeune fille s’arrêta non loin de la pierre, frappa trois fois des mains, en prononçant à haute voix ce mot mystérieux :
« Au gui l’an neuf ! »
À l’instant je vis briller dans la profondeur du bois mille lumières ; chaque chêne enfanta pour ainsi dire un Gaulois ; les barbares sortirent en foule de leur retraite : les uns étaient complètement armés ; les autres portaient une branche de chêne dans la main droite et un flambeau dans la gauche. À la faveur de mon déguisement, je me mêle à leur troupe : au premier désordre de l’assemblée succèdent bientôt l’ordre et le recueillement, et l’on commence une procession solennelle.
Des eubages marchaient à la tête, conduisant deux taureaux blancs qui devaient servir de victimes ; les bardes suivaient en chantant sur une espèce de guitare les louanges de Teutatès ; après eux venaient les disciples ; ils étaient accompagnés d’un héraut d’armes vêtu de blanc, couvert d’un chapeau surmonté de deux ailes et tenant à sa main une branche de verveine entourée de deux serpents. Trois sénanis, représentant trois druides, s’avançaient à la suite du héraut d’armes : l’un portait un pain, l’autre un vase plein d’eau, le troisième une main d’ivoire. Enfin, la druidesse (je reconnus alors sa profession) venait la dernière. Elle tenait la place de l’archidruide, dont elle était descendue.
On s’avança vers le chêne de trente ans, où l’on avait découvert le gui sacré. On dressa au pied de l’arbre un autel de gazon. Les sénanis y brûlèrent un peu de pain et y répandirent quelques gouttes d’un vin pur. Ensuite un eubage vêtu de blanc monta sur le chêne, et coupa le gui avec la faucille d’or de la druidesse ; une saie blanche étendue sous l’arbre reçut la plante bénite ; les autres cubages frappèrent les victimes, et le gui, divisé en égales parties, fut distribué à l’assemblée.
Cette cérémonie achevée, on retourna à la pierre du tombeau ; on planta une épée nue 55 pour indiquer le centre du mallus ou du conseil ; au pied du dolmen étaient appuyées deux autres pierres, qui en soutenaient une troisième couchée horizontalement. La druidesse monte à cette tribune. Les Gaulois debout et armés l’environnent, tandis que les sénanis et les eubages élèvent des flambeaux : les cœurs étaient secrètement attendris par cette scène, qui leur rappelait l’ancienne liberté. Quelques guerriers en cheveux blancs laissaient tomber de grosses larmes qui roulaient sur leurs boucliers. Tous penchés en avant et appuyés sur leurs lances, ils semblaient déjà prêter l’oreille aux paroles de la druidesse.
Elle promena quelque temps ses regards sur ces guerriers représentants d’un peuple qui le premier osa dire aux hommes : « Malheur aux vaincus ! » mot impie retombé maintenant sur sa tête ! On lisait sur le visage de la druidesse l’émotion que lui causait cet exemple des vicissitudes de la fortune. Elle sortit bientôt de ses réflexions, et prononça ce discours :
« Fidèles enfants de Teutâtes, vous qui au milieu de l’esclavage de votre patrie avez conservé la religion et les lois de vos pères, je ne puis vous contempler ici sans verser des larmes ! Est-ce là le reste de cette nation qui donnait des lois au monde ? Où sont ces États florissants de la Gaule, ce conseil des femmes auquel se soumit le grand Annibal ? Où sont ces druides qui élevaient dans leurs collèges sacrés une nombreuse jeunesse ? Proscrits par les tyrans, à peine quelques-uns d’entre eux vivent inconnus dans des antres sauvages. Velléda, une faible druidesse, voilà donc tout ce qui vous reste aujourd’hui pour accomplir vos sacrifices ! Ô île de Sayne , île vénérable et sacrée ! je suis demeurée seule des neuf vierges qui desservaient votre sanctuaire ! Bientôt Teutatès n’aura plus ni prêtres ni autels. Mais pourquoi perdrions-nous l’espérance ? J’ai à vous annoncer les secours d’un allié puissant : auriez-vous besoin qu’on vous retraçât le tableau de vos souffrances pour vous faire courir aux armes ? Esclaves en naissant, à peine avez-vous passé le premier âge, que des Romains vous enlèvent. Que devenez-vous ? Je l’ignore. Parvenus à l’âge d’homme, vous allez mourir 61 sur la frontière pour la défense de vos tyrans, ou creuser le sillon qui les nourrit. Condamnés aux plus rudes travaux, vous abattez vos forêts, vous tracez avec des fatigues inouïes les routes 62 qui introduisent l’esclavage jusque dans le cœur de votre pays : la servitude, l’oppression et la mort accourent sur ces chemins en poussant des cris d’allégresse, aussitôt que le passage est ouvert. Enfin, si vous survivez à tant d’outrages, vous serez conduits à Rome : là, renfermés dans un amphithéâtre, on vous forcera de vous entre-tuer, pour amuser par votre agonie une populace féroce. Gaulois, il est une manière plus digne de vous de visiter Rome ! Souvenez-vous que votre nom veut dire voyageur. Apparaissez tout à coup au Capitole, comme ces terribles voyageurs vos aïeux et vos devanciers. On vous demande à l’amphithéâtre de Titus. Partez ! obéissez aux illustres spectateurs qui vous appellent. Allez apprendre aux Romains à mourir, mais d’une tout autre façon qu’en répandant votre sang dans leurs fêtes : assez longtemps ils ont étudié la leçon, faites-la-leur pratiquer. Ce que je vous propose n’est point impossible. Les tribus des Francs qui s’étaient établies en Espagne retournent maintenant dans leur pays ; leur flotte est à la vue de vos côtes ; ils n’attendent qu’un signal pour vous secourir. Mais si le ciel ne couronne pas vos efforts, si la fortune des césars doit l’emporter encore, eh bien, nous irons chercher avec les Francs un coin du monde où l’esclavage soit inconnu ! Que les peuples étrangers nous accordent ou nous refusent une patrie, terre ne peut nous manquer pour y vivre ou pour y mourir. »
Je ne puis vous peindre, seigneurs, l’effet de ce discours prononcé à la lueur des flambeaux, sur une bruyère, près d’une tombe, dans le sang des taureaux mal égorgés, qui mêlaient leurs derniers mugissements aux sifflements de la tempête : ainsi l’on représente ces assemblées des esprits de ténèbres que des magiciennes convoquent la nuit dans les lieux sauvages. Les imaginations échauffées ne laissèrent aucune autorité à la raison. On résolut, sans délibérer, de se réunir aux Francs. Trois fois un guerrier voulut ouvrir un avis contraire, trois fois on le força au silence, et à la troisième fois le héraut d’armes lui coupa un pan de son manteau.
Ce n’était là que le prélude d’une scène épouvantable. La foule demande à grands cris le sacrifice d’une victime humaine, afin de mieux connaître la volonté du ciel. Les druides réservaient autrefois pour ces sacrifices quelque malfaiteur déjà condamné par les lois. La druidesse fut obligée de déclarer que, puisqu’il n’y avait point de victime désignée, la religion demandait un vieillard, comme l’holocauste le plus agréable à Teutatès.
Aussitôt on apporte un bassin de fer sur lequel Velléda devait égorger le vieillard. On place le bassin à terre devant elle. Elle n’était point descendue de la tribune funèbre d’où elle avait harangué le peuple, mais elle s’était assise sur un triangle de bronze, le vêtement en désordre, la tête échevelée, tenant un poignard à la main, et une torche flamboyante sous ses pieds. Je ne sais comment aurait fini cette scène : j’aurais peut-être succombé sous le fer des barbares en essayant d’interrompre le sacrifice ; le ciel, dans sa bonté ou dans sa colère, mit fin à mes perplexités. Les astres penchaient vers leur couchant. Les Gaulois craignirent d’être surpris par la lumière. Ils résolurent d’attendre, pour offrir l’hostie abominable, que Dis, père des ombres, eût ramené une autre nuit dans les cieux. La foule se dispersa sur les bruyères, et les flambeaux s’éteignirent ; seulement quelques torches agitées par le vent brillaient encore çà et là dans la profondeur des bois, et l’on entendait le chœur lointain des bardes qui chantait en se retirant ces paroles lugubres :
« Teutatès veut du sang ; il a parlé dans le chêne des druides. Le gui sacré a été coupé avec une faucille d’or, au sixième jour de la lune, au premier jour du siècle. Teutatès veut du sang ; il a parlé dans le chêne des druides ! »
Je me hâtai de retourner au château. Je convoquai les tribus gauloises. Lorsqu’elles furent réunies au pied de la forteresse, je leur déclarai que je connaissais leur assemblée séditieuse et les complots qu’on tramait contre César.
Les barbares furent glacés d’effroi. Environnés des soldats romains, ils crurent toucher à leur dernier moment. Tout à coup des gémissements se font entendre : une troupe de femmes se précipite dans l’assemblée. Elles étaient chrétiennes, et portaient dans leurs bras leurs enfants nouvellement baptisés. Elles tombent à mes genoux, me demandent grâce pour leurs époux, leurs fils et leurs frères ; elles me présentent leurs nouveau-nés, et me supplient, au nom de cette génération pacifique, d’être doux et charitable.
Eh ! comment aurais-je pu résister à leurs prières ? Comment aurais-je pu mettre en oubli la charité de Zacharie ? Je relevai ces femmes !
« Mes sœurs, leur dis-je, je vous accorde la grâce que vous me demandez au nom de Jésus-Christ, notre commun maître. Vous me répondrez de vos époux, et je serai tranquille quand vous m’aurez promis qu’ils resteront fidèles à César. »
Les Armoricains poussèrent des cris de joie, et ils élevèrent jusqu’aux nues une clémence qui me coûtait bien peu. Avant de les congédier, j’arrachai d’eux la promesse qu’ils renonceraient à des sacrifices affreux sans doute, puisqu’ils avaient été proscrits par Tibère même et par Claude. J’exigeai toutefois qu’on me livrât la druidesse Velléda et son père Ségenax, le premier magistrat des Rhédons. Dès le soir même on m’amena les deux otages ; je leur donnai le château pour asile. Je fis sortir une flotte qui rencontra celle des Francs, et l’obligea de s’éloigner des côtes de l’Armorique. Tout rentra dans l’ordre. Cette aventure eut pour moi seul des suites dont il me reste à vous entretenir. »
[...]
« Je vous ai dit, seigneurs, que Velléda habitait le château avec son père. Le chagrin et l’inquiétude plongèrent d’abord Ségenax dans une fièvre ardente, pendant laquelle je lui prodiguai les secours qu’exigeait l’humanité. J’allais chaque jour visiter le père et la fille dans la tour où je les avois fait transporter. Cette conduite, différente de celle des autres commandants romains, charma les deux infortunés : le vieillard revint à la vie, et la druidesse, qui avait montré un grand abattement, parut bientôt plus contente. Je la rencontrais se promenant seule, avec un air de joie, dans les cours du château, dans les salles, dans les galeries, les passages secrets, les escaliers tournants qui conduisaient au haut de la forteresse ; elle se multipliait sous mes pas, et quand je la croyais auprès de son père, elle se montrait tout à coup au fond d’un corridor obscur, comme une apparition.
Cette femme était extraordinaire. Elle avait, ainsi que toutes les Gauloises, quelque chose de capricieux et d’attirant. Son regard était prompt, sa bouche un peu dédaigneuse et son sourire singulièrement doux et spirituel. Ses manières étaient tantôt hautaines, tantôt voluptueuses ; il y avait dans toute sa personne de l’abandon et de la dignité, de l’innocence et de l’art. J’aurais été étonné de trouver dans une espèce de sauvage une connaissance approfondie des lettres grecques et de l’histoire de son pays, si je n’avais su que Velléda descendait de la famille de l’archidruide et qu’elle avait été élevée par un senani, pour être attachée à l’ordre savant des prêtres gaulois. L’orgueil dominait chez cette barbare, et l’exaltation de ses sentiments allait souvent jusqu’au désordre.
Une nuit, je veillais seul dans une salle d’armes où l’on ne découvrait le ciel que par d’étroites et longues ouvertures pratiquées dans l’épaisseur des pierres. Quelques rayons des étoiles, descendant à travers ces ouvertures, faisaient briller les lances et les aigles rangées en ordre le long des murailles. Je n’avois point allumé de flambeau, et je me promenais au milieu des ténèbres.
Tout à coup, à l’une des extrémités de la galerie, un pâle crépuscule blanchit les ombres. La clarté augmente par degrés et bientôt je vois paraître Velléda. Elle tenait à la main une de ces lampes romaines qui pendent au bout d’une chaîne d’or. Ses cheveux blonds, relevés à la grecque sur le sommet de sa tête, étaient ornés d’une couronne de verveine, plante sacrée parmi les druides. Elle portait pour tout vêtement une tunique blanche : fille de roi a moins de beauté, de noblesse et de grandeur.
Elle suspendit sa lampe aux courroies d’un bouclier, et venant à moi elle me dit : « Mon père dort ; assieds-toi, écoute. »
Je détachai du mur un trophée de piques et de javelots que je couchai par terre, et nous nous assîmes sur cette pile d’armes en face de la lampe.
« Sais-tu, me dit alors la jeune barbare, que je suis fée ? »
Je lui demandai l’explication de ce mot.
« Les fées gauloises, répondit-elle, ont le pouvoir d’exciter les tempêtes, de les conjurer, de se rendre invisibles, de prendre la forme de différents animaux.
- Je ne reconnais pas ce pouvoir, répondis-je avec gravité. Comment pourriez-vous croire raisonnablement posséder une puissance que vous n’avez jamais exercée ? Ma religion s’offense de ces superstitions. Les orages n’obéissent qu’à Dieu.
- Je ne te parle pas de ton Dieu, reprit-elle avec impatience. Dis-moi, as-tu entendu la dernière nuit le gémissement d’une fontaine dans les bois, et la plainte de la brise dans l’herbe qui croît sur ta fenêtre ? Eh bien, c’était moi qui soupirais dans cette fontaine et dans cette brise ! Je me suis aperçue que tu aimoas le murmure des eaux et des vents. »
J’eus pitié de cette insensée : elle lut ce sentiment sur mon visage.
« Je te fais pitié, me dit-elle. Mais si tu me crois atteinte de folie, ne t’en prends qu’à toi. Pourquoi as-tu sauvé mon père avec tant de bonté ? Pourquoi m’as-tu traitée avec tant de douceur ? Je suis vierge, vierge de l’île de Sayne : que je garde ou que je viole mes vœux, j’en mourrai. Tu en seras la cause. Voilà ce que je voulais te dire. Adieu ! »
Elle se leva, prit sa lampe, et disparut.
Jamais, seigneurs, je n’ai éprouvé une douleur pareille. Rien n’est affreux comme le malheur de troubler l’innocence. Je m’étais endormi au milieu des dangers, content de trouver en moi la résolution du bien et la volonté de revenir un jour au bercail. Cette tiédeur devait être punie : j’avois bercé dans mon cœur les passions avec complaisance, et il était juste que je subisse le châtiment des passions !
Aussi le ciel m’ôta-t-il dans ce moment tout moyen d’écarter le danger. Clair, le pasteur chrétien, était absent ; Ségenax était encore trop faible pour sortir du château, et je ne pouvais sans inhumanité séparer la fille du père. Je fus donc obligé de garder l’ennemi en dedans et de m’exposer malgré moi à ses attaques. En vain je cessai de visiter le vieillard, en vain je me dérobai à la vue de Velléda : je la retrouvais partout ; elle m’attendait des journées entières dans les lieux où je ne pouvais éviter de passer, et là elle m’entretenait de son amour.
Je sentais, il est vrai, que Velléda ne m’inspirerait jamais un attachement véritable : elle manquait pour moi de ce charme secret qui fait le destin de notre vie ; mais la fille de Ségenax était jeune, elle était belle, passionnée, et quand des paroles brûlantes sortaient de ses lèvres, tous mes sens étaient bouleversés.
À quelque distance du château, dans un de ces bois appelés chastes par les druides, on voyait un arbre mort que le fer avait dépouillé de son écorce. Cette espèce de fantôme se faisait distinguer par sa pâleur au milieu des noirs enfoncements de la forêt. Adoré sous le nom d’Irminsul, il était devenu une divinité formidable pour les barbares, qui dans leurs joies comme dans leurs peines ne savent invoquer que la mort. Autour de ce simulacre, quelques chênes, dont les racines avoient été arrosées du sang humain, portaient suspendues à leurs branches les armes et les enseignes de guerre des Gaulois ; le vent les agitait sur les rameaux, et elles rendaient, en s’entrechoquant, des murmures sinistres.
J’allais souvent visiter ce sanctuaire plein du souvenir de l’antique race des Celtes. Un soir je rêvais dans ce lieu. L’aquilon mugissait au loin et arrachait du tronc des arbres des touffes de lierre et de mousse. Velléda parut tout à coup.
« Tu me fuis, me dit-elle, tu cherches les endroits les plus déserts pour te dérober à ma présence ; mais c’est en vain : l’orage t’apporte Velléda, comme cette mousse flétrie qui tombe à tes pieds. »
Elle se plaça debout devant moi, croisa les bras, me regarda fixement, et me dit :
« J’ai bien des choses à t’apprendre ; je voudrais causer longtemps avec toi. Je sais que mes plaintes t’importunent, je sais qu’elles ne te donneront pas de l’amour ; mais, cruel, je m’enivre de mes aveux, j’aime à me nourrir de ma flamme, à t’en faire connaître toute la violence ! Ah ! si tu m’aimais, quelle serait notre félicité ! Nous trouverions pour nous exprimer un langage digne du ciel : à présent il y a des mots qui me manquent, parce que ton âme ne répond pas à la mienne. »
Un coup de vent ébranla la forêt, et une plainte sortit des boucliers d’airain. Velléda, effrayée, leva la tête, et regardant les trophées suspendus :
« Ce sont les armes de mon père qui gémissent ; elles m’annoncent quelque malheur. »
Après un moment de silence elle ajouta :
« Il faut pourtant qu’il y ait quelque raison à ton indifférence. Tant d’amour aurait dû t’en inspirer. Cette froideur est trop extraordinaire. »
Elle s’interrompit de nouveau. Sortant tout à coup comme d’une réflexion profonde, elle s’écria :
« Voilà la raison que je cherchais ! Tu ne peux me souffrir, parce que je n’ai rien à t’offrir qui soit digne de toi ! »
Alors s’approchant de moi comme en délire, et mettant la main sur mon cœur :
« Guerrier, ton cœur reste tranquille sous la main de l’amour, mais peut-être qu’un trône le ferait palpiter. Parle : veux-tu l’empire ? Une Gauloise l’avait promis à Dioclétien, une Gauloise te le propose ; elle n’était que prophétesse, moi je suis prophétesse et amante. Je peux tout pour toi. Tu le sais : nous avons souvent disposé de la pourpre. J’armerai secrètement nos guerriers. Teutatès te sera favorable, et par mon art je forcerai le ciel à seconder tes vœux. Je ferai sortir les druides de leurs forêts. Je marcherai moi-même aux combats, portant à la main une branche de chêne. Et si le sort nous était contraire, il est encore des antres dans les Gaules où, nouvelle Éponine je pourrais cacher mon époux. Ah ! malheureuse Velléda ! tu parles d’époux, et tu ne seras jamais aimée ! »
La voix de la jeune barbare expire ; la main qu’elle tenait sur mon cœur retombe ; elle penche sa tête, et son ardeur s’éteint dans des torrents de larmes.
Cette conversation me remplit d’effroi. Je commençai à craindre que ma résistance ne fût inutile. Mon attendrissement était extrême quand Velléda cessa de parler, et je sentis tout le reste du jour la place brûlante de sa main sur mon cœur. Voulant du moins faire un dernier effort pour me sauver, je pris une résolution qui devait prévenir le mal et qui ne fit que l’aggraver : car lorsque Dieu veut nous punir, il tourne contre nous notre propre sagesse et ne nous tient point compte d’une prudence qui vient trop tard.
Je vous ai dit que je n’avois pu d’abord faire sortir Ségenax du château à cause de son extrême faiblesse, mais le vieillard reprenant peu à peu ses forces, et le danger croissant pour moi tous les jours, je supposai des lettres de César qui m’ordonnaient de renvoyer les prisonniers. Velléda voulut me parler avant son départ ; je refusai de la voir, afin de nous épargner à tous deux une scène douloureuse : sa piété filiale ne lui permit pas d’abandonner son père, et elle le suivit, comme je l’avois prévu. Dès le lendemain elle parut aux portes du château ; on lui dit que j’étais parti pour un voyage ; elle baissa la tête, et rentra dans le bois en silence. Elle se présenta ainsi pendant plusieurs jours, et reçut la même réponse. La dernière fois elle resta longtemps appuyée contre un arbre à regarder les murs de la forteresse. Je la voyais par une fenêtre, et je ne pouvais retenir mes pleurs : elle s’éloigna à pas lents, et ne revint plus.
Je commençais à retrouver un peu de repos : j’espérois que Velléda s’était enfin guérie de son fatal amour. Fatigué de la prison où je m’étais tenu renfermé, je voulus respirer l’air de la campagne. Je jetai une peau d’ours sur mes épaules, j’armai mon bras de l’épieu d’un chasseur, et, sortant du château, j’allai m’asseoir sur une haute colline d’où l’on apercevait le détroit britannique.
Comme Ulysse regrettant son Ithaque, ou comme les Troyennes exilées aux champs de la Sicile, je regardais la vaste étendue des flots, et je pleurois. « Né au pied du mont Taygète, me disais-je, le triste murmure de la mer est le premier son qui ait frappé mon oreille en venant à la vie. À combien de rivages n’ai-je pas vu depuis se briser les mêmes flots que je contemple ici ! Qui m’eût dit, il y a quelques années, que j’entendrais gémir sur les côtes d’Italie, sur les grèves des Bataves, des Bretons, des Gaulois, ces vagues que je voyais se dérouler sur les beaux sables de la Messénie ? Quel sera le terme de mes pèlerinages ? Heureux si la mort m’eût surpris avant d’avoir commencé mes courses sur la terre, et lorsque je n’avois d’aventures à conter à personne ! »
Telles étaient mes réflexions, lorsque j’entendis assez près de moi les sons d’une voix et d’une guitare 12. Ces sons, entrecoupés par des silences, par le murmure de la forêt et de la mer, par le cri du courlis et de l’alouette marine, avoient quelque chose d’enchanté et de sauvage. Je découvris aussitôt Velléda assise sur la bruyère. Sa parure annonçait le désordre de son esprit : elle portait un collier de baies d’églantier ; sa guitare était suspendue à son sein par une tresse de lierre et de fougère flétrie ; un voile blanc jeté sur sa tête descendait jusqu’à ses pieds. Dans ce singulier appareil, pâle, et les yeux fatigués de pleurs, elle était encore d’une beauté frappante. On l’apercevait derrière un buisson à demi dépouillé : ainsi le poète représente l’ombre de Didon, se montrant à travers un bois de myrtes, comme la lune nouvelle qui se lève dans un nuage.
Le mouvement que je fis en reconnaissant la fille de Ségenax attira ses regards. À mon aspect une joie troublée éclate sur son visage. Elle me fait un signe mystérieux, et me dit :
« Je savais bien que je t’attirerais ici ; rien ne résiste à la force de mes accents. »
Et elle se met à chanter :
« Hercule, tu descendis dans la verte Aquitaine. Pyrène, qui donna son nom aux montagnes de l’Ibérie ; Pyrène, fille du roi Bébrycius, épousa le héros grec, car les Grecs ont toujours ravi le cœur des femmes. »
Velléda se lève, s’avance vers moi, et me dit :
« Je ne sais quel enchantement m’entraîne sur tes pas ; j’erre autour de ton château, et je suis triste de ne pouvoir y pénétrer. Mais j’ai préparé des charmes ; j’irai chercher le sélago : j’offrirai d’abord une oblation de pain et de vin ; je serai vêtue de blanc ; mes pieds seront nus, ma main droite cachée sous ma tunique arrachera la plante, et ma main gauche la dérobera à ma main droite. Alors rien ne pourra me résister. Je me glisserai chez toi sur les rayons de la lune ; je prendrai la forme d’un ramier 16, et je volerai sur le haut de la tour que tu habites. Si je savais ce que tu préfères !… je pourrais… Mais non, je veux être aimée pour moi : ce serait m’être infidèle que de m’aimer sous une forme empruntée. »
À ces mots, Velléda pousse des cris de désespoir.
Bientôt, changeant d’idée et cherchant à lire dans mes yeux, comme pour pénétrer mes secrets :
« Oh ! oui, c’est cela, s’écria-t-elle, les Romaines auront épuisé ton cœur ! Tu les auras trop aimées ! Ont-elles donc tant d’avantages sur moi ? Les cygnes sont moins blancs que les filles des Gaules ; nos yeux ont la couleur et l’éclat du ciel 18 ; nos cheveux sont si beaux que les Romaines nous les empruntent pour en ombrager leur tête ; mais le feuillage n’a de grâces que sur la cime de l’arbre où il est né. Vois-tu la chevelure que je porte ? Eh bien ! si j’avais voulu la céder, elle serait maintenant sur le front de l’impératrice : c’est mon diadème, et je l’ai gardé pour toi ! Ne sais-tu pas que nos pères, nos frères, nos époux, trouvent en nous quelque chose de divin ? Une voix mensongère t’aura peut-être raconté que les Gauloises sont capricieuses, légères, infidèles : ne crois pas ces discours. Chez les enfants des druides, les passions sont sérieuses et leurs conséquences terribles. »
Je pris les mains de cette infortunée entre les deux miennes : je les serrai tendrement.
« Velléda, dis-je, si vous m’aimez, il est un moyen de me le prouver : retournez chez votre père, il a besoin de votre appui. Ne vous abandonnez plus à une douleur qui trouble votre raison et qui me fera mourir. »
Je descendis de la colline, et Velléda me suivit. Nous nous avançâmes dans la campagne par des chemins peu fréquentés où croissait le gazon.
« Si tu m’avais aimée, disait Velléda, avec quelles délices nous aurions parcouru ces champs ! Quel bonheur d’errer avec toi dans ces routes solitaires, comme la brebis dont les flocons de laine sont restés suspendus à ces ronces ! »
Elle s’interrompit, regarda ses bras amaigris, et dit avec un sourire :
« Et moi aussi j’ai été déchirée par les épines de ce désert, et j’y laisse chaque jour quelque partie de ma dépouille. »
Revenant à ses rêveries :
« Au bord du ruisseau, dit-elle, au pied de l’arbre, le long de cette haie, de ces sillons où rit la première verdure des blés que je ne verrai pas mûrir, nous aurions admiré le coucher du soleil. Souvent, pendant les tempêtes, cachés dans quelque grange isolée ou parmi les ruines d’une cabane, nous eussions entendu gémir le vent sous le chaume abandonné. Tu croyais peut-être que, dans mes songes de félicité, je désirais des trésors, des palais, des pompes ? Hélas ! mes vœux étaient plus modestes, et ils n’ont point été exaucés ! Je n’ai jamais aperçu au coin d’un bois la hutte roulante d’un berger sans songer qu’elle me suffirait avec toi. Plus heureux que ces Scythes dont les druides m’ont conté l’histoire, nous promènerions aujourd’hui notre cabane de solitude en solitude, et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre que notre vie. »
Nous arrivâmes à l’entrée d’un bois de sapins et de mélèzes. La fille de Ségenax s’arrêta, et me dit :
« Mon père habite ce bois, je ne veux pas que tu entres dans sa demeure : il t’accuse de lui avoir ravi sa fille. Tu peux, sans être trop malheureux, me voir au milieu de mes chagrins, parce que je suis jeune et pleine de force ; mais les larmes d’un vieillard brisent le cœur. Je t’irai chercher au château. »
En prononçant ces mots, elle me quitta brusquement.
Cette rencontre imprévue porta le dernier coup à ma raison. Tel est le danger des passions, que même sans les partager vous respirez dans leur atmosphère quelque chose d’empoisonné qui vous enivre. Vingt fois, tandis que Velléda m’exprimait des sentiments si tristes et si tendres, vingt fois je fus prêt à me jeter à ses pieds, à l’étonner de sa victoire, à la ravir par l’aveu de ma défaite. Au moment de succomber, je ne dus mon salut qu’à la pitié même que m’inspirait cette infortunée. Mais cette pitié, qui me sauva d’abord, fut en effet ce qui me perdit, car elle m’ôta le reste de mes forces. Je ne me sentis plus aucune fermeté contre Velléda ; je m’accusai d’être la cause de l’égarement de son esprit par trop de sévérité. Un si triste essai de courage me dégoûta du courage même ; je retombai dans ma faiblesse accoutumée, et, ne comptant plus sur moi, je mis tout mon espoir dans le retour de Clair.
Quelques jours s’écoulèrent : Velléda ne reparaissant point au château selon sa promesse, je commençai à craindre quelque accident fatal. Plein d’inquiétude, je sortais pour me rendre à la demeure de Ségenax, lorsqu’un soldat, accouru du bord de la mer, vint m’avertir que la flotte des Francs reparaissait à la vue de l’Armorique. Je fus obligé de partir sur-le-champ. Le temps était sombre et tout annonçait une tempête. Comme les barbares choisissent presque toujours pour débarquer le moment des orages, je redoublai de vigilance. Je fis mettre partout les soldats sous les armes et fortifier les lieux les plus exposés. La journée entière se passa dans ces travaux, et la nuit en faisant éclater la tempête nous apporta de nouvelles inquiétudes.
À l’extrémité d’une côte dangereuse, sur une grève où croissent à peine quelques herbes dans un sable stérile, s’élève une longue suite de pierres druidiques, semblables à ce tombeau où j’avois jadis rencontré Velléda. Battues des vents, des pluies et des flots, elles sont là solitaires entre la mer, la terre et le ciel. Leur origine et leur destination sont également inconnues. Monuments de la science des druides, retracent-elles quelques secrets de l’astronomie ou quelques mystères de la Divinité ? On l’ignore. Mais les Gaulois n’approchent point de ces pierres sans une profonde terreur. Ils disent qu’on y voit des feux errants et qu’on y entend la voix des fantômes.
La solitude de ce lieu et la frayeur qu’il inspire me parurent propres à favoriser une descente des barbares. Je crus donc devoir placer une garde sur cette côte, et je résolus moi-même d’y passer la nuit.
Un esclave que j’avois envoyé porter une lettre à Velléda était revenu avec cette lettre. Il n’avait point trouvé la druidesse ; elle avait quitté son père vers la troisième heure du jour, et l’on ne savait ce qu’elle était devenue. Cette nouvelle ne fit qu’augmenter mes alarmes. Dévoré de chagrins, je m’étais assis, loin des soldats, dans un endroit écarté. Tout à coup j’entends du bruit, et crois entrevoir quelque chose dans l’ombre. Je mets l’épée à la main ; je me lève et cours vers le fantôme qui fuyait. Quelle fut ma surprise lorsque je saisis Velléda !
« Quoi ! me dit-elle à voix basse, c’est toi ! Tu as donc su que j’étais ici ?
- Non, lui répondis-je ; mais vous, trahissez-vous les Romains ?
- Trahir ! repartit-elle indignée. Ne t’ai-je pas juré de ne rien entreprendre contre toi ? Suis-moi, tu vas voir ce que je fais ici. »
Elle me prit par la main, et me conduisit sur la pointe la plus élevée du dernier rocher druidique.
La mer se brisait au-dessous de nous parmi des écueils avec un bruit horrible. Ses tourbillons, poussés par le vent, s’élançaient contre le rocher et nous couvraient d’écume et d’étincelles de feu. Des nuages voloaent dans le ciel sur la face de la lune, qui semblait courir rapidement à travers ce chaos.
« Écoute bien ce que je vais t’apprendre, me dit Velléda. Sur cette côte demeurent des pêcheurs qui te sont inconnus. Lorsque la moitié de la nuit sera écoulée, ils entendront quelqu’un frapper à leurs portes et les appeler à voix basse. Alors ils courront au rivage sans connoître le pouvoir qui les entraîne. Ils y trouveront des bateaux vides, et pourtant ces bateaux seront si chargés des âmes des morts, qu’ils s’élèveront à peine au-dessus des flots. En moins d’une heure les pêcheurs achèveront une navigation d’une journée et conduiront les âmes à l’île des Bretons. Ils ne verront personne, ni pendant le trajet ni pendant le débarquement, mais ils entendront une voix qui comptera les nouveaux passagers au gardien des âmes. S’il se trouve quelques femmes dans les barques, la voix déclarera le nom de leurs époux. Tu sais, cruel, si l’on pourra nommer le mien. »
Je voulus combattre les superstitions de Velléda.
« Tais-toi, me dit-elle, comme si j’eusse été coupable d’impiété. Tu verras bientôt le tourbillon de feu 25 qui annonce le passage des âmes. N’entends-tu pas déjà leurs cris ? »
Velléda se tut, et prêta une oreille attentive.
Après quelques moments de silence elle me dit :
« Quand je ne serai plus, promets-moi de me donner des nouvelles de mon père. Lorsque quelqu’un sera mort, tu m’écriras des lettres que tu jetteras dans le bûcher funèbre ; elles me parviendront au Séjour des Souvenirs ; je les lirai avec délices, et nous causerons ainsi des deux côtés du tombeau. »
Dans ce moment une vague furieuse vient roulant contre le rocher, qu’elle ébranle dans ses fondements. Un coup de vent déchire les nuages, et la lune laisse tomber un pâle rayon sur la surface des flots. Des bruits sinistres s’élèvent sur le rivage. Le triste oiseau des écueils, le lumb, fait entendre sa plainte semblable au cri de détresse d’un homme qui se noie : la sentinelle, effrayée, appelle aux armes. Velléda tressaille, étend les bras, s’écrie :
« On m’attend ! »
Et elle s’élançait dans les flots. Je la retins par son voile…
Ô Cyrille ! comment continuer ce récit ? Je rougis de honte et de confusion, mais je vous dois l’entier aveu de mes fautes : je les soumets, sans en rien dérober, au saint tribunal de votre vieillesse. Hélas ! après mon naufrage, je me réfugie dans votre charité comme dans un port de miséricorde !
Épuisé par les combats que j’avais soutenus contre moi-même, je ne pus résister au dernier témoignage de l’amour de Velléda ! Tant de beauté, tant de passion, tant de désespoir, m’ôtèrent à mon tour la raison : je fus vaincu.
« Non, dis-je au milieu de la nuit et de la tempête, je ne suis pas assez fort pour être chrétien ! »
Je tombe aux pieds de Velléda… L’enfer donne le signal de cet hymen funeste ; les esprits de ténèbres hurlent dans l’abîme, les chastes épouses des patriarches détournent la tête, et mon ange protecteur, se voilant de ses ailes, remonte vers les cieux !
La fille de Ségenax consentit à vivre ou plutôt elle n’eut pas la force de mourir. Elle restait muette dans une sorte de stupeur qui était à la fois un supplice affreux et une ineffable volupté. L’amour, le remords, la honte, la crainte et surtout l’étonnement agitaient le cœur de Velléda : elle ne pouvait croire que je fusse ce même Eudore jusque-là si insensible ; elle ne savait si elle n’était point abusée par quelque fantôme de la nuit, et elle me touchait les mains et les cheveux pour s’assurer de la réalité de mon existence. Mon bonheur à moi ressemblait au désespoir, et quiconque nous eût vus au milieu de notre félicité nous eût pris pour deux coupables à qui l’on vient de prononcer l’arrêt fatal.
Dans ce moment, je me sentis marqué du sceau de la réprobation divine : je doutai de la possibilité de mon salut et de la toute-puissance de la miséricorde de Dieu. D’épaisses ténèbres, comme une fumée, s’élevèrent dans mon âme, dont il me sembla qu’une légion d’esprits rebelles prenait tout à coup possession. Je me trouvai des idées inconnues, le langage de l’enfer s’échappa naturellement de ma bouche, et je fis entendre les blasphèmes de ces lieux où il y aura des gémissements et des pleurs éternels.
Pleurant et souriant tour à tour, la plus heureuse et la plus infortunée des créatures, Velléda gardait le silence. L’aube commençait à blanchir les cieux. L’ennemi ne parut point. Je retournai au château, ma victime m’y suivit. Deux fois l’étoile qui marque les derniers pas du jour cacha notre rougeur dans les ombres, et deux fois l’étoile qui rapporte la lumière nous ramena la honte et le remords. À la troisième aurore, Velléda monta sur mon char pour aller chercher Ségenax. Elle avait à peine disparu dans les bois de chênes, que je vis s’élever au-dessus des forêts une colonne de feu et de fumée. À l’instant où je découvrais ces signaux, un centurion vint m’apprendre qu’on entendait retentir de village en village les cris que poussent les Gaulois quand ils veulent se communiquer une nouvelle. Je crus que les Francs avoient attaqué quelque partie du rivage, et je me hâtai de sortir avec mes soldats.
Bientôt j’aperçois des paysans qui courent de toutes parts. Ils se réunissent à une grande troupe qui s’avance vers moi.
Je marche à la tête des Romains vers les bataillons rustiques. Arrivé à la portée du javelot, j’arrête mes soldats, et m’avançant seul, la tête nue, entre les deux armées :
« Gaulois, quel sujet vous rassemble ? Les Francs sont-ils descendus dans les Armoriques ? Venez-vous m’offrir votre secours ou vous présentez-vous ici comme ennemis de César ? »
Un vieillard sort des rangs. Ses épaules tremblaient sous le poids de sa cuirasse et son bras était chargé d’un fer inutile. Ô surprise ! je crois reconnaître une de ces armures que j’avois vues suspendues au bois des druides. Ô confusion ! ô douleur ! ce vénérable guerrier était Ségenax !
« Gaulois, s’écrie-t-il, j’en atteste ces armes de ma jeunesse que j’ai reprises au tronc d’Irminsul, où je les avais consacrées, voilà celui qui a déshonoré mes cheveux blancs. Un eubage avait suivi ma fille, dont la raison est égarée : il a vu dans l’ombre le crime d’un Romain. La vierge de Sayne a été outragée. Vengez vos filles et vos épouses ; vengez les Gaulois et vos dieux ! »
Il dit, et me lance un javelot d’une main impuissante. Le dard, sans force, vient tomber à mes pieds ; je l’aurais béni s’il m’eût percé le cœur. Les Gaulois, poussant un cri, se précipitent sur moi ; mes soldats s’avancent pour me secourir. En vain je veux arrêter les combattants. Ce n’est plus un tumulte passager, c’est un véritable combat dont les clameurs s’élèvent jusqu’au ciel. On eût cru que les divinités des druides étaient sorties de leurs forêts, et que du faîte de quelque bergerie 31 elles animaient les Gaulois au carnage, tant ces laboureurs montraient d’audace ! Indifférent sur les coups qui menacent ma tête, je ne songe qu’à sauver Ségenax ; mais, tandis que je l’arrache aux mains des soldats et que je cherche à lui faire un abri du tronc d’un chêne, une javeline, lancée du milieu de la foule, vient avec un affreux sifflement s’enfoncer dans les entrailles du vieillard ; il tombe sous l’arbre de ses aïeux comme l’antique Priam sous le laurier qui ombrageait ses autels domestiques.
Dans ce moment, un char paraît à l’extrémité de la plaine. Penchée sur les coursiers, une femme échevelée excite leur ardeur et semble vouloir leur donner des ailes. Velléda n’avait point trouvé son père. Elle avait appris qu’il assemblait les Gaulois pour venger l’honneur de sa fille. La druidesse voit qu’elle est trahie, et connaît toute l’étendue de sa faute. Elle vole sur les traces du vieillard, arrive dans la plaine où se donnait le combat fatal, pousse ses chevaux à travers les rangs et me découvre gémissant sur son père étendu mort à mes pieds. Transportée de douleur, Velléda arrête ses coursiers et s’écrie du haut de son char :
« Gaulois, suspendez vos coups. C’est moi qui ai causé vos maux, c’est moi qui ai tué mon père. Cessez d’exposer vos jours pour une fille criminelle. Le Romain est innocent. La vierge de Sayne n’a point été outragée : elle s’est livrée elle-même, elle a violé volontairement ses vœux. Puisse ma mort rendre la paix à ma patrie ! »
Alors, arrachant de son front sa couronne de verveine, et prenant à sa ceinture sa faucille d’or, comme si elle allait faire un sacrifice à ses dieux :
« Je ne souillerai plus, dit-elle, ces ornements d’une vestale ! »
Aussitôt elle porte à sa gorge l’instrument sacré : le sang jaillit. Comme une moissonneuse qui a fini son ouvrage et qui s’endort fatiguée au bout du sillon, Velléda s’affaisse sur le char ; la faucille d’or échappe à sa main défaillante et sa tête se penche doucement sur son épaule. Elle veut prononcer encore le nom de celui qu’elle aime, mais sa bouche ne fait entendre qu’un murmure confus : déjà je n’étois plus que dans les songes de la fille des Gaules, et un invincible sommeil avoit fermé ses yeux. »
*

*
Laure Boulerie, autrice de « Les Martyrs dans l’œuvre apologétique de Chateaubriand ». (In : L’apologétique chrétienne, édité par Didier Boisson et Élisabeth Pinto-Mathieu, Presses universitaires de Rennes, 2012) commente cette vision de la druidesse :
Finalement, la perversion poétique se trouve à son paroxysme dans l’épisode Velléda, épisode celtique, d’une sensualité intense et qui exalte les beautés de cette religion féroce et primitive. Trouvant grâce aux yeux de certains, cet épisode est le passage le plus rebutant de l’œuvre pour d’autres. Ce passage initie la thématique celtique comme corollaire de la thématique romaine car ces deux peuples, même ennemis, sont païens et sont représentés dans leur danger et leur opposition aux héros chrétiens. Velléda, druidesse mystérieuse détentrice d’un pouvoir séculaire, garde le respect pour ces lois ancestrales. Elle est également une Gauloise farouche et « barbare » prête à tout afin de défendre son peuple. Mais elle est surtout une femme passionnée et sensuelle, c’est une beauté trouble, ambivalente et paradoxale qui entraîne Eudore vers un « hymen funeste ». Cet épisode d’une sensualité troublante et sauvage est couronné par la mort tragique de la druidesse, rappelant les œuvres antérieures et profondément romantiques de Chateaubriand. Tout le paradoxe des Martyrs est exprimé dans la représentation de l’antiquité païenne, car, en voulant prouver la supériorité et la beauté poétique du christianisme et en s’inscrivant dans la forme traditionnelle de l’épopée, Chateaubriand ne fait que montrer le charme et la sensualité très attrayante des anciennes religions, alors que le christianisme apparaît morne et sombre tant dans la représentation de ses doctrines que dans la trajectoire des deux époux martyrs, bien qu’heureux. Sans doute, l’auteur surestimait-il la piété de ses lecteurs et la capacité à apercevoir par la subtile poétique du renversement les beautés de la religion. Ou alors comme il le reconnaît lui-même : « Je me suis peut-être laissé éblouir par le sujet. »
*